A propos des Épîtres de Jean-Marie Atangana Mebara

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Dans un livre dont la lecture est facilitée par la beauté d’un style que quelques méchantes coquilles ne parviennent pas à en altérer l’esthétique, et publié en 2011 dans la Collection « Pensée Africaine » des Éditions L’Harmattan, M. Jean-Marie Atangana Mebara réussit l’exploit singulier de construire une merveilleuse relation entre l’Ailleurs, cet espace carcéral saturé de frustrations, d’humiliations, de vexations et où sévit constamment une sévère crise d’humanité, et l’Ici, principalement peuplé de ses proches, paradoxalement devenus, des suites de l’ « Opération épervier », des êtres plus ou moins lointains. Dans la démographie des gens d’Ici, il y a aussi, bien sûr, des juges, des journalistes, des prélats, et d’autres personnes comme les professeurs Victor Anamah Ngu et Joël Moulen, M. Amadou Ali et toutes les autres personnalités qui sont « sous la menace de l’épervier ».
Le commerce épistolaire que M. Atangana Mebara noue, dans les Lettres d’Ailleurs, avec les siens, notamment sa fille Olive-Armelle Ngono et sa mère décédée, est sous-tendue par une intense relation théologique, celle qu’il continue d’avoir avec Dieu, son point d’Archimède spirituel, et son Église,

son rempart psychologique et moral.
Ce dense commerce épistolaire n’est pas seulement l’occasion, pour M.Atangana Mebara, de se doter d’une plage d’explication et de production des preuves de son innocence relativement à l’imputation d’illégalité qui pèse considérablement sur lui. L’auteur des Lettres d’Ailleurs réussit aussi l’exploit de nouer une relation entre le pathétique, le judiciaire et le carcéral, en promenant soigneusement son lecteur dans un univers dont la complexité tient au fait qu’il a trois dimensions : une dimension psychologique (même si l’intention de l’auteur des Lettres d’Ailleurs n’est pas, comme il le dit lui-même, d’émarger dans le budget d’un « exhibitionnisme émotionnel » (p. 61), une dimension juridique et une dimension médiatique. Si la dimension psychologique de cet univers complexe est dominé par le pathétique d’un homme d’abord traqué par le système qu’il a pourtant servi, puis accablé et humilié, la dimension judiciaire dudit univers est présentée par lui comme constituée d’« abysses » (p. 218) et d’imbroglios judicaires (p. 230) de toutes sortes qui ajoutent à son caractère infernal et compliquent davantage la temporalité d’un citoyen déjà lourdement chargée d’interrogations sans réponses, de craintes, d’anxiétés et d’angoisses multiformes. La dimension médiatique de cet univers est surtout dominée par la prévention de certains journalistes psychologiquement déterminés par la « rumeurocratie » et la « présomption de culpabilité » fondée, d’office, d’après ses contempteurs et bourreaux, sur le crime d’avoir osé convoiter le fruit politique défendu par celui qui incarne, au Cameroun, le « Dieu terrestre ». En présentant, sans garantie de certitude, M. Atangana Mebara comme l’auteur d’une grosse culpa, certains médias ne se contentent pas de l’assimiler au téméraire reproducteur du mal qui brouilla les rapports des premiers hommes à leur créateur ; par le fait même, ils exhortent sournoisement le « Dieu terrestre » à procéder, comme son modèle céleste, au châtiment du téméraire.
En sous-tendant, de façon très astucieuse, les trois dimensions de cet univers kafkaïen auquel il appartient depuis 2008 par une même logique, M. Atangana Mebara parvient à en établir l’unité spatiale, de manière à pouvoir y promener aisément son lecteur au moyen des épîtres aux destinataires et contenus pourtant variés. Cette logique au moyen de laquelle il dissipe l’hétérogénéité géométrique de son Ailleurs est celle de la détermination dont il s’arme courageusement et admirablement pour établir son innocence.
Ce qui est admirable dans les épîtres que M.Atangana Mebara adresse à tout homme d’Ici ou d’Ailleurs, à travers quelques figures de prédilection, c’est la grande dignité dont il fait montre, même lorsqu’il décrit le pathétique dans les moindres détails. Du fond de la prison de Kondengui, cet infernal Ailleurs dans lequel la vie n’a plus suffisamment de sens véritablement humain parce qu’elle tend à se réduire à sa plus simple expression zoologique, M. Atangana Mebara invite les gens d’Ici à méditer sérieusement sur des questions philosophiques, théologiques et déontologiques. S’il philosophe, dans certaines de ses épîtres sur le droit (pp. 241-250), le fonctionnement de l’ « appareil judiciaro-pénitentiaire » (p. 241), la condition de travail des magistrats (pp. 231-238) et du personnel de l’Administration pénitentiaire (239-241), les droits de l’homme et le sens de l’existence humaine, pour théologuer, par la suite, sur l’espérance, l’amour et le pardon, il nous invite aussi à méditer sur des questions liées à la déontologie juridique et journalistique. Il me rappelle la dignité avec laquelle Socrate déposait devant le tribunal de l’Héliée, comment il s’autorisait à donner quelques leçons de déontologie juridique à ses juges et le flegme avec lequel il philosophait avec ses proches en prison avant de devoir boire la ciguë. En établissant cette analogie, je ne souhaite pas à l’auteur des Lettres d’Ailleurs une fin aussi tragique que celle du divin Socrate.
On ne peut pas ne pas être fasciné par l’éthique du pardon (pp. 44-51), de la compassion et de l’essentiel (p. 52) que promeut, du fond de son trou à rats, l’auteur des Lettres d’Ailleurs, son mépris souverain de la cabale, de la souffrance et de la mort, et surtout ce sens élevé de la loyauté qui est remarquable à travers la réserve dont il continue de faire preuve en dépit de tout. Ce qui accroît cette fascination à l’égard de M. Atangana Mebara, c’est sa capacité à affecter à une odieuse maison d’arrêt comme Kondengui un certain intérêt, notamment lorsqu’il nous la présente tantôt comme l’école d’humilité et de la compassion, tantôt comme l’« extraordinaire poste d’observation » (p. 218) qui lui permet de voir ce qui ne se donne pas à voir en marge de ce cadre inhumain. C’est, par exemple, à partir de cet horrible mirador qu’il s’aperçoit que nous avons inutilement tendance à accorder beaucoup plus de crédit à l’inessentiel qu’à l’essentiel (pp. 52-53), que l’importance de notre possession et de notre statut social n’accroissent ni n’améliorent notre être (p. 51). Les projets qu’il met en perspective (pp. 53-54), et par lesquels il prouve, à la suite de M. Dakole Daïssala, qu’on peut être « libre derrière les barreaux », tout comme les promesses de générosité que contiennent certaines des ses épîtres sont motivées par ce dont il a l’expérience du fait de son incarcération depuis 2008. Cela explique, sans doute, les accents messianiques des différentes épîtres de M. Atangana Mebara. Le messianisme que ces épîtres véhiculent n’est pas celui de la vengeance ou de la revanche ; s’il s’interdit de proférer des imprécations à ses ennemis ou de promettre la mise à la casse d’une justice encore en demande d’indépendance et de rectitude, c’est parce qu’il se fonde sur l’éthique spinoziste d’inspiration biblique, dont l’une des règles de la vie commande que la « Haine » doive « être vaincue par l’Amour et la Générosité, et non compensée par une Haine réciproque » (Cf. Spinoza, Éthique, Partie III, le scolie de la Proposition X)(1) . Ce messianisme éthiquement porteur s’adosse sur un optimisme de type leibnizien : parce qu’il est toujours gros du bien, le mal est la condition de parturition du meilleur des mondes possibles. C’est pour cette raison que M. Atangana Mebara ne désespère pas du Cameroun, convaincu que les multiples problèmes caractéristiques l’existant sociopolitique camerounais ne pourront jamais ruiner le capital d’espérance qu’il importe, pour chaque Camerounais, d’entretenir et de développer.
Certes, les épîtres de M.Atangana Mebara ne nous éclairent par exemple pas sur l’impropriété de la dénomination de l’aéronef présidentiel dont il s’agit dans son livre. Pourquoi se contente-t-il de présenter, sans justification, cet aéronef soit comme « un avion qui sera baptisé, par inadvertance, l’Albatros » (p. 104), soit comme un « avion, baptisé par erreur Albatros » (p. 109), soit comme un « avion présidentiel, baptisé, d’une manière d’ailleurs insolite et impromptue, « Albatros » » (p. 158) ? En attendant que le lecteur que je suis sache le pourquoi de l’impropriété de cette dénomination, je souhaite à l’auteur de ces épîtres de continuer d’être « libre derrière les barreaux », dans l’espoir qu’à la suite des Dévoilements préliminaires d’une Prise de l’ « Épervier » du Cameroun (c’est le sous-titre de son livre), la production littéraire camerounaise s’enrichisse considérablement de livres qui nous viennent d’Ailleurs (2) . Cela, j’en suis convaincu, est de nature à aider au développement de la réflexion que nous devons tous mener sur les questions se rapportant, par exemple, à la gouvernance, notamment à la place de l’éthique dans la politique ; au rapport de chacun aux normes publiques de référence ; à la gestion de la liberté des citoyens ; à la sauvegarde de l’humanité de l’homme en situation de privation de liberté à l’hôpital ou dans une maison d’arrêt ; aux réformes à faire subir à l’Administration pénitentiaire pour que la fonction pédagogique de la peine privative de liberté soit assurée ; à la qualité de la formation à donner aux jeunes Camerounais appelés, tôt ou tard, soit à informer l’opinion, soit à prendre part à l’instruction des procédures plus ou moins complexes, de telle sorte que soient minimisés aussi bien les risques d’erreur de jugement que la prospérité de l’industrie de la manipulation des consciences et de l’instrumentalisation de la loi à des fins inavouées, etc.
Persuadé qu’il y a encore des raisons de faire preuve d’optimisme par rapport à l’avenir, nous pouvons, sur un ton prophétique, dire avec l’auteur des Lettres d’Ailleurs : « un jour, peut-être ».
Pr Lucien Ayissi
Université de Yaoundé I (Cameroun)

1) Ceci est la formulation philosophique de la sagesse contenue dans l’épître de Paul aux Romains (chapitre 12 versets 17-21) que cite d’ailleurs M. Atangana Mebara à la page 45 de son ouvrage.
2) Il s’agit, par exemple, De la Tour Elf à la prison centrale de New Bell (sous-titré : Histoire d’une déchéance sociale injuste et réflexions sur la gouvernance au Cameroun) de M. Jean-Baptiste Nguini Effa, publié également en 2011 dans la Collection « Points de vue concrets » des Éditions L’Harmattan.