Le syndicalisme à la croisée des chemins

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Syndicalisme libre et indépendant ou syndicalisme de collaboration. Le syndicalisme africain, 50 ans après le début des indépendances en Afrique, doit aujourd’hui, dans un monde globalisé, opérer entre les deux formes de syndicalisme, le choix de la formule la plus appropriée. Survivra-t-il alors dans ce continent ou non.
Acteur et observateur averti, le Président de la Centrale syndicale du Secteur public du Cameroun (CSP), Jean-Marc Bikoko, se livre à un examen de la situation syndicale en Afrique, pour inviter les acteurs syndicaux dans les différents pays à une exigence de vérité historique et de réflexion prospective sur leur mouvement syndical. Dans sa démarche, l’ouvrage remonte de manière sinusoïdale les grandes articulations qui ont caractérisé et marqué le syndicalisme africain :
- Des moments d’engagements avérés sur le plan de la lutte syndicale et de la lutte pour les indépendances ;
- Des phases d’aliénation et de subordination aux partis au pouvoir alternant avec des tentatives d’émancipation lors des mouvements de contestation pour l’avènement de la démocratie du début des années 1990 ;

- Des périodes assez troubles de lutte pour la survie du mouvement dans son ensemble.
Que ce soit en Afrique du Nord avec (le Maroc, l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie), en Afrique Australe avec (l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, la Zambie), en Afrique de l’Ouest avec (le Mali, le Nigéria, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Niger, le Burkina Faso, le Ghana), en Afrique de l’Est avec (la Tanzanie et le Kenya),  ou en Afrique Centrale avec (le Cameroun),  en pays francophones, anglophones arabes ou lusophones comme la Guinée Bissau, le Cap Vert, l’Angola, le Mozambique, le constat est le même.
La célébration des cinquantenaires des indépendances des différents pays a mis sous le boisseau, l’engagement militant des syndicats aux côtés des partis politiques aussi bien contre l’ordre colonial que pour les indépendances.
Comment concevoir cette dissimulation des faits, cette tentative d’effacement de la mémoire par les politiques ? S’interroge Jean-Marc Bikoko qui s’attèle, tout au long de son ouvrage, à rétablir le syndicalisme africain dans sa posture stratégique, longtemps galvaudée, et à faire des propositions alternatives pour le syndicalisme des 50 prochaines années. Une double dynamique qui donne l’opportunité aux organisations syndicales, face aux enjeux et aux défis du monde moderne, perpétuellement  en crise et en compétition permanente, de se remettre en question et de se fixer des objectifs, une méthodologie et des stratégies.
Dans l’analyse de sa vision, Jean Marc Bikoko part des réalités socio-économiques actuelles pour inviter les organisations syndicales à préparer leur mutation interne et externe. Les  syndicats dit-il, doivent apprendre à s’affranchir dès aujourd’hui des pratiques rétrogrades qui ont toujours cours, pour s’inscrire définitivement dans ce qu’il appelle « le syndicalisme libre et indépendant », s’ils tiennent à survivre.  
Cela nécessite selon Jean-Marc Bikoko, dont l’originalité de l’ouvrage est d’être écrit par un syndicaliste encore en activité et d’être le premier du genre à proposer  une masse critique d’informations sur le syndicalisme africain :
- Une maîtrise des notions sur le syndicalisme ;
- Un devoir de mémoire
- et une vision.
Trois conditions autour desquelles, Jean-Marc Bikoko articule en 153 pages, l’ouvrage qu’il donne à exploiter, fort recommandé par le préfacier Charles Borromé Etoundi, ancien ministre d'Etat chargé de l’Education nationale, édité par l’Harmattan sous le titre désormais bien connu : Le syndicalisme à la croisée des chemins. 50 ans après le début des indépendances en Afrique.
Phouet Foe Maurice Angelo
Sg. Snaef - Syndicat national autonome de l’éducation et de la formation
Chargé de la communication CSP


Propos du préfacier sur le syndicalisme
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président de la Centrale Syndicale du Secteur public,
Monsieur le Président du Groupe Samory,
Mesdames,
Messieurs,
Je remercie les organisateurs de cette cérémonie de m'avoir invité, non seulement à y participer, mais également à prendre la parole.
Je remercie également, et de manière toute particulière, Monsieur Jean- Marc Bikoko, aujourd'hui Président de la Centrale syndicale du Secteur Public, pour avoir pensé à moi pour être le préfacier de l'ouvrage (alors en projet) qu'il vient de commettre, Le syndicalisme à la croisée des chemins : 50 ans après les débuts des indépendances, honorant ainsi ma modeste personne.
Mesdames, Messieurs,
Par cette œuvre, je crois que Monsieur Jean-Marc Bikoko a choisi de marquer d'un sceau particulier et original son activité de syndicaliste.
Il montre aussi également que, bien qu'étant parmi les leaders syndicaux qui comptent le plus aujourd'hui, tant au Cameroun qu'en Afrique, il n'a pas cessé d'être l'enseignant que nous avons connu. Car en effet, avec cet essai, le professeur Bikoko pose un acte de pédagogue afin de pérenniser son expérience de syndicaliste en la faisant partager par tout le corps social.
Pour en revenir à mon rôle de préfacier.
Passé ma première surprise après la sollicitation de l'auteur, je me suis rappelé le tout petit parcours que nous avons fait ensemble ; lui, comme jeune syndicaliste à la sensibilité « d'écorché vif », et moi, tantôt comme Proviseur du Lycée Général Leclerc, tantôt comme Ministre d'État en charge de l'Éducation nationale.
Je pense bien que c'est ce petit bout de chemin qui m'a probablement valu d'être là aujourd'hui.
C'était lors de la période de braise où les enseignants étaient en grève permanente et où les établissements étaient plutôt fermés qu'ouverts et où les enseignants ne trouvaient aucun interlocuteur acceptant de les rencontrer. Ils avaient tous été versés dans le lot des opposants politiques. Nous y reviendrons.
Cette précision une fois apportée, mon activité de préfacier a été soutenue par des préoccupations portant sur le Syndicat, le Syndicalisme et la politique, la Spécificité du syndicalisme du Secteur Public.
Il m'a semblé en effet que pour comprendre la quête de l'auteur, il était important de situer les préoccupations ci-dessus évoquées ; lesquelles constituent les pulsions d'énergie ayant « enfanté » l'ouvrage, tout comme le magma en fusion au cœur de la terre devient lave avec l'éruption, lave que le cratère évacue.
Mon propos sera donc de livrer très brièvement ces pulsions à votre attention.

 

Le syndicat est une organisation que des travailleurs mettent en place pour la défense de leurs intérêts particuliers.
Son champ d'expression est là où le travailleur exerce son activité (l'entreprise, le champ, le bureau etc...)
Son interlocuteur est l'employeur, celui qui dirige ce champ d'expression. Celui-ci peut-être privé ou public (l'État).
Cela veut dire qu'il ne peut exister de travailleur sans employeur, d'employeur sans travailleur, de travailleur sans entreprise. Entreprise, employeur, travailleur ont donc une communauté de destin et des intérêts liés.
Tout acte inconsidéré, démesuré de l'un ou l'autre risquant de tuer la poule aux œufs d'or.
L'un et l'autre se ménageant pour ne pas tuer l'outil de travail.
Le syndicalisme qui constitue « le syndicat en action » se trouve dans l'obligation d'intégrer ces constantes, de même que la gestion par l'employeur du patrimoine de son entreprise doit également intégrer ces constantes dans la gestion du travailleur.
Il apparaît ainsi que le syndicalisme, l'entreprise, évoluant tous sur le champ social sont donc des activités éminemment politiques, d'où la « suspicion atavique » de l'administration et du pouvoir politique vis-à-vis du syndicalisme. D'où également la méfiance naturelle du syndicat vis-à-vis de l'administration.
Il en a été ainsi depuis l'état colonial, il en a été ainsi aussi du type d'états dont nous avons hérité de la colonisation.
L'auteur cherche vainement les syndicalistes de l'époque coloniale aux affaires après l'indépendance, comme ils recherchent vainement nos syndicalistes actuels dans les préparatifs des festivités des cinquantenaires de nos indépendances. Ils ne peuvent pas y être conviés car la « suspicion atavique » demeure. L'État soupçonnant le syndicalisme d'activité « politique » tendant à le déstabiliser pour prendre le pouvoir ou pour passer celui-ci à ses alliés de l'opposition. Le syndicalisme soupçonnant l'Etat de vouloir « l'enterrer vivant » afin que par ses revendications il n'étale au grand jour, la gabegie, la corruption, les détournements, le népotisme. Toutes choses qui empêchent la redistribution équitable des richesses du pays.
La spécificité de la Centrale syndicale du Secteur Public est que son
interlocuteur c'est l'État.
Cet État là, il doit l'identifier. Cet État là est visible par ses représentants, qui se caractérisent, selon l'opinion, par :
La force, la puissance, le pouvoir, l'inflexibilité, l'intransigeance, l'arrogance, la brutalité, le refus du partage, la négation des vrais leaders et leur remplacement par des hommes de paille, la peur de dire la vérité en présentant les choses telles qu'elles ne sont pas, la peur d'assumer, le manque d'initiative, la peur de prendre des risques.
Mais la Centrale doit savoir que ces gens là ne sont pas l'Etat. Elle doit donc éviter l'affrontement, développer une démarche de contournement et éviter la faute.
Le syndicalisme d'aujourd'hui et de demain doit se construire de manière systématique et structurée en sachant qu'il s'agit d'une entreprise de longue durée, faite de patriotisme. Pour cela, il faut :
- Analyser le rapport des forces (forces politiques, intérêts financiers, forces occultes etc...)
- Avoir comme credo la défense stricte des intérêts des travailleurs, l'amélioration de leurs conditions de vie et de travail (c'est cela la neutralité politique du syndicalisme car cela est opposable à n'importe quel régime, système ou parti politique).
- Rassurer le pouvoir sur la neutralité ainsi définie.
- Rassurer l'État sur votre option pour le dialogue.
- Mettre l'État en confiance sur votre loyauté envers les Institutions.
- Développer la communication, les relations publiques, le plaidoyer.
- Être totalement désintéressé.
Il faut également obtenir de l'État la nécessité de :
- Mettre le travailleur en confiance.
- Manifester la volonté de régler les problèmes des travailleurs.
- Améliorer les conditions de travail.
- Ne traiter qu'avec les vrais représentants des travailleurs.
- Etre juste et équitable comme garantie pour que les travailleurs acceptent les difficiles conditions de vie actuelle
- Instaurer une participation totale des travailleurs dans la définition des stratégies. (Cela permettra qu'ils soient au fait des choses, ainsi auront-ils des exigences réalistes et en connaissance de cause).
- Imposer la bonne gouvernance et l'éthique comme impératifs moraux et politiques.
- Sanctionner la moindre défaillance.
Enfin le syndicalisme doit savoir que :
- la victoire à 100% n'existe pas,
- la victoire de moitié est une victoire à 100%,
- le respect, la considération des autres et de soi-même sont les atouts premiers du syndicaliste,
- des adhérents nombreux, et bien formés sont sa force, sa puissance et sa crédibilité,
- la fermeté dans la souplesse est la clef de sa victoire,
- l'action syndicale ne peut résoudre tous les problèmes, c'est quand le syndicalisme atteint ses limites que doit commencer la politique car celle-ci donne ce sentiment de pouvoir résoudre tous les problèmes,
- intégrer le mouvement syndical mondialisé pour faire face à la finance mondialisée, et au pouvoir politique mondialisé issu de cette finance.
Pour terminer ce registre, le syndicalisme doit travailler avec l'a priori favorable que nul n'a le monopole de l'amour de la patrie, ce Don, Dieu l'a placé en chacun de nous, bien que certains semblent parfois le perdre en cours de chemin. Mesdames, Messieurs,
En commençant mon propos, j'ai promis dire un mot sur ma rencontre avec l'auteur.
Il s'agit en réalité, au-delà du Président Jean-Marc Bikoko, de présenter ici un ou deux faits d'expérience qui illustrent les basiques préalables à toute activité syndicale afin que celle-ci aboutisse à quelque résultat.
Lors de mon passage à l'université, j'ai eu l'immense privilège de militer dans la Fédération Nationale des Étudiants du Cameroun dont j'ai été le Secrétaire Général pendant trois ans.
C'était à l'époque pure et dure du parti unique, de la Sedoc, de la Dirdoc et du « Père Foch » 1ère génération. (1967-1972). Une période où il était inimaginable pour quiconque qu'un syndicat d'étudiants fonctionne à l'Université.
La loi organisant les mouvements des jeunes reconnaissaient ceux-ci au niveau des seules fédérations. Voici le contexte.
La fédération étant un regroupement d'associations que faire quand ces derniers n'ont pas d'existence reconnue.
Pour sa mise en place, l'Assemblée Générale devait élire les 2/3 du Bureau Exécutif, les pouvoirs publics le complétaient en désignant le tiers puis ils nommaient le Président, le Secrétaire Général et le Trésorier.
Cela veut dire que le gouvernement pouvait nommer n'importe qui à la tête de la Fédération Nationale du Cameroun. Ce que nous ne pouvions accepter.
Pendant deux ans sans représentants reconnus, débordés par les problèmes de tous ordres (bourses, hébergements, restauration, salles de cours, bibliothèques, transports etc.), nous avons décidé de négocier. Et comme dans ce genre de situation, les avis étaient partagés entre les « radicaux » et les « modérés ».
Les bases de la négociation étaient les suivantes. Le Gouvernement n'ayant aucun intérêt à nommer des dirigeants d'étudiants non représentatifs devaient donc prendre en compte les résultats des élections du Bureau Exécutif et ainsi nommer aux postes de Président, Secrétaire Général et de Trésorier les trois premiers élus, ce qui fut fait.
Les étudiants on t exposé leurs préoccupations qui étaient essentiellement d'ordre corporatif.
Voilà comment les étudiants se sont retrouvés au Conseil d'Administration, aux Commissions des bourses, d'attributions des chambres etc.
Ainsi nous avons pu obtenir tout ce dont nous avions besoin, et ceci parfois après d'âpres batailles, le Gouvernement étant sûr qu'il n'avait en face que de simples étudiants se battant pour obtenir de meilleures conditions de vie et de travail.
Lors de mon deuxième passage au Lycée Général Leclerc dans les années 90.
Les salaires venaient d'être amputés, les enseignants n'arrivaient plus à faire leur travail. Deux semaines après les salaires ils ne pouvaient plus payer le taxi, les enseignantes préparaient des friandises qu'elles imposaient en classe aux élèves et les parents étaient dans l'obligation de payer etc. On a alors commencé à entendre parler de syndicats dans l'enseignement.
Dans la mouvance de libéralisation qui prévalait en ce moment-là, l'on avait vite fait de qualifier les enseignants « d'opposants ». Ainsi fut-il interdit toute réunion des syndicats dans les établissements.
Les grèves perlées se multipliant, et voyant venir la perspective de la fermeture du Lycée, je prie sur moi de convoquer les enseignants et les syndicats. C'est à cette occasion qu'une délégation d'enseignants a été reçue par le Premier Ministre.
Ils purent ainsi expliquer leurs problèmes et la situation fut ainsi dénouée.
Lors de mon passage au Mineduc, et fort de ces petites expériences, j'ai ouvert la porte aux syndicats, notamment à l'Ordre National des Enseignants d'Éducation Physique, lequel n'avait aucune entrée dans son ministère d'origine. J'ai créé une ligne budgétaire pour le financement de leurs activités, j'ai autorisé la mise à leur disposition des cadres payés par l'état pour assurer la gestion administrative de ces structures.
Les syndicats ont été intégrés dans la supervision des examens et ont participé activement aux négociations pour l'élaboration du statut des enseignants. C'est ainsi que la paix est revenue au Mineduc.
Ces exemples démontrent que le syndicalisme n'a plus « besoin de nationalistes qui meurent pour la cause ». Le nationalisme aujourd'hui consiste à tout faire pour « vivre pour la cause » « pour que la cause triomphe ».
Le syndicalisme doit avoir les pieds profondément enfoncés dans la boue du terroir, dans nos réalités. Faire preuve de pragmatisme et de réalisme, faire parfois le dos rond, laisser passer l'orage.
Les syndicalistes de l'époque coloniale, les pères des indépendances recherchés vainement dans cet ouvrage me semblent-ils, ont cruellement manqué de la vision évoquée ci-dessus.
Maintenant on peut se demander que pouvaient-ils réellement faire dans le contexte de l'époque.
En tout cas nous devons retenir qu'en période difficile, un petit pas pénible, suivi d'un autre petit pas plus pénible valent mieux que « le saut de la mort ».
Le syndicalisme doit donc bien connaître les ressorts du fonctionnement du pays, il doit connaître tous les mécanismes de la mondialisation, identifier ceux qui nous bloquent, de même que les espaces qui permettent de respirer, même difficilement, développer les démarches qui nous permettront de passer au travers afin de garantir l'émergence promise pour 2035.
Monsieur le Président, toutes les choses dites ici constituent votre chantier.
Pour ce qui concerne mon intervention, est-ce bien ce qu'on attendait du préfacier, vous êtes seuls juges.
Merci cependant pour votre patience et de votre compréhension.
Yaoundé, 12 juillet 2012
Le Préfacier Charles B. Etoundi

 


Les bonnes feuilles

 

Caractéristiques actuelles du mouvement syndical africain
D'une manière générale, le mouvement syndical africain se caractérise par un certain nombre de travers dont les plus décisifs à notre avis sont : les modes d'organisation et de fonctionnement inadaptés, des responsables syndicaux en total déphasage, la non maîtrise des technologies de l'information et de la communication, la faiblesse financière et l'absence de structures de solidarité et d'entraide entre autres.

I- Modes d'organisation et de fonctionnement inadaptés
La grande innovation survenue dans le mouvement syndical depuis l'avènement de la démocratie en Afrique est l'élargissement du champ d'action des syndicats. Au- delà des problèmes essentiellement corporatistes, les organisations syndicales sont désormais interpellées par tous les problèmes de développement en général, particulièrement ceux qui ont une influence sur la condition des travailleurs.
Aujourd'hui, le schéma classique de l'organisation et du fonctionnement du mouvement syndical africain dans la majorité des cas ne cadre plus avec les enjeux actuels de la mondialisation caractérisée par l'utilisation de plus en plus généralisée des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) dans le monde du travail, l'ouverture du marché du travail à la concurrence et à la compétitivité, la forte intégration des économies, la fluctuation permanente des monnaies et des termes de l'échange, la complexité des termes de revendications, etc. Dans plusieurs pays où la démocratie interne est une gageure, les vestiges du syndicalisme unique (syndicalisme d'état) subsistent dans les pratiques de bon nombre d'organisations syndicales. C'est le cas du mode de désignation des dirigeants syndicaux de plus en plus sujet à caution, et responsable des multiples scissions et autres vagues de contestations consécutifs aux différentes élections sans cesse entachées d'irrégularités et de manœuvres antidémocratiques.
L'autre gros problème de ces organisations syndicales est celui du financement. Dans la plupart des pays, les cotisations syndicales, là où les membres continuent de les verser, ne suffisent pas pour assurer le fonctionnement minimal en terme de loyer, téléphone, électricité, éducation et formation, recherche, personnel, etc., éléments indispensables de fonctionnement pour toute organisation syndicale crédible. Ainsi fragilisés, les syndicats se voient contraints de recourir à des financements externes, même occultes. D'où la dépendance systématique de beaucoup d'entre eux soit des partenaires au développement et des confédérations syndicales internationales, soit alors carrément des pouvoirs publics. Bien souvent et pour bon nombre, l'organisation de certaines activités statutaires tels les congrès syndicaux n'est plus possible qu'en marge des séminaires-ateliers et autres activités financées par des partenaires.
Pour survivre et rebondir dans les 50 prochaines années, la nécessité d'un syndicalisme financièrement autonome, conscient des enjeux et adapté à ce nouveau contexte s'impose. Au risque d'une disparition programmée. Cette mutation existentielle passe par deux mécanismes organisationnels et fonctionnels, indépendants l'un de l'autre, en fonction des contextes, des opportunités et des pays. Ce qui permettra de résorber le déficit de mobilisation des travailleurs autour des thèmes socio-économiques fédérateurs.
Par ailleurs et plus que jamais, les revendications syndicales devront intégrer le monde du travail dans sa globalité, sans exclusion ni discrimination (travailleurs en activité, travailleurs licenciés, travailleurs au chômage, travailleurs retraités, jeunes diplômés en quête d'emploi, travailleurs du secteur informel, etc.). Il ne devrait plus s'agir de revendications ponctuelles et conjoncturelles, mais plutôt d'actions permanentes dans le cadre d'un mouvement syndical restructuré.

II- Des responsables syndicaux handicapés et de plus en plus déphasés
Un peu partout en Afrique, les syndicats d'une manière générale non seulement ne bénéficient pas de toute la considération qui leur est due, mais aussi et surtout, ont toujours été exclus des cadres de négociation entre les pouvoirs publics et les bailleurs de fonds, même lorsque le secteur privé y est convié, au mépris et en violation systématique du tripartisme prescrit par l'OIT. La raison évoquée «à juste titre ? » étant d'une part la complexité des sujets en discussion, et d'autre part l'absence d'expertise en milieu syndical du fait du faible niveau intellectuel de la majorité des responsables syndicaux dont certains, pour ne s'être jamais préoccupés du renforcement de leurs capacités quel que soit le niveau d'étude des uns et des autres, sont pratiquement incapables de mieux cerner et d'appréhender les méandres du nouveau discours économique néolibéral axé sur des concepts comme le désengagement de l'État, la libéralisation des activités économiques et des prix, la dérégulation des marchés, la stabilisation des finances publiques, etc.
Les préoccupations réelles des travailleurs n'ayant jamais été prises en compte du fait de leur exclusion des différentes négociations, la presque totalité des réformes ont au contraire exacerbé la pauvreté à travers les multiples privatisations des entreprises d'état et leur corollaire que sont les pertes d'emplois consécutives aux fermetures d'entreprises et à la réduction des effectifs dans la fonction publique.
C'est le lieu ici de déplorer la duplicité de certains responsables syndicaux qui, tout en dénonçant ces réformes d'inspiration exogène, ont souvent fini par les accepter et même se les approprier à l'issue de soi-disant ateliers et séminaires d'explication, en contrepartie des perdiems octroyés comme prime de participation qui, de l'avis de nombreux observateurs avertis, constituent la prime à la trahison des travailleurs. Nous avons pour preuve l'exemple du Cameroun avec l'IRPP .
Ces pratiques et comportements d'une autre époque, sont la conséquence logique du syndicalisme de collaboration et d'accompagnement, véritable leg du monolithisme syndical du début des années 1990 lorsque, sous le prétexte de la crise économique, il a fallu « négocier » les Programmes d'Ajustements Structurels (PAS).
II s'agit de l'Impôt sur les Revenus des Personnes Physiques dont la réforme unilatérale par le gouvernement fut énergiquement et officiellement dénoncée et combattue par toutes les confédérations syndicales camerounaises, mais qui, contre toutes attentes, a fini par être soutenue par certains leaders syndicaux à qui d'énormes sommes d'argent avaient été versées pour organiser « des séminaires d'information et de sensibilisation » dans tous les chefs-lieux de régions à travers le pays.
Le manque de qualification des leaders syndicaux est si déplorable qu'en dépit de leur implication dans la conception, la mise en œuvre et l'exécution des politiques de réforme économique (programmes de réduction de la pauvreté et autres), leur présence a généralement été de pure forme, sans apport ni pouvoir d'influence.

III- Non maîtrise des technologies de l'information et de la communication
Les TIC apparaissent aujourd'hui comme un formidable outil pouvant offrir aux organisations syndicales qui les maîtrisent et y consentent des investissements, de nouveaux modes et moyens d'action. Dans certains pays développés, les syndicats se sont résolus non seulement à améliorer leur niveau de connaissance sur les TIC ainsi que leur expertise et compétence dans les domaines nouveaux du développement, mais aussi à investir les réseaux sociaux pour en faire des outils de communication et y développer leur droit d'expression et de nouveaux modes d'actions. Malheureusement les syndicats et leurs dirigeants, dans la presque totalité des pays africains, évoluent en marge de cette révolution technologique qui pourrait pourtant faire avancer la cause syndicale.
Quelles sont les relations que les organisations syndicales et leurs dirigeants entretiennent-ils avec les Technologies de l'Information et de la communication en Afrique ?
Malgré les multiples ateliers et séminaires organisés par différents partenaires à l'intention des responsables syndicaux, le mouvement syndical africain en général accuse un sérieux retard dans le domaine des TIC.
En dehors du téléphone portable qui est plus que jamais la chose la mieux partagée, l'ordinateur (PC ou Lape Top) tout comme Internet sont pour la majorité des responsables syndicaux, une véritable magie. Si quelques-uns en ont déjà entendu parler, bon nombre n'ont jamais vu l'outil informatique, encore moins ont-ils l'intention de s'essayer à Internet qui constitue aujourd'hui une source incomparable d'informations.
Si pour certains le manque de moyens financiers peut justifier ce handicap ou cette situation, pour beaucoup c'est la honte, le manque d'intérêt, l'ignorance de l'importance de ces outils pour eux et leurs activités, etc.
Compte tenu de cette réalité, la fracture numérique qui prévaut au sein du mouvement syndical africain est si importante que les organisations syndicales tout comme les leaders syndicaux évoluent globalement en marge de la révolution des TIC et de ses avantages.
Nous pouvons ainsi estimer à 1/10 le nombre d'organisations disposant d'un outil informatique dans leur bureau pour ceux qui disposent d'un siège, et à 0,05% le nombre d'organisations qui peuvent se doter d'une connexion Internet, soit à titre personnel, soit dans le cadre des bureaux.
Toutefois, à force de sensibilisation ou de moqueries, l'on constate un certain engouement de la part des jeunes adhérents pour les TIC (5%), contrairement aux militants et responsables de plus de 50 ans qui continuent de solliciter les services d'un tiers pour soit allumer un ordinateur, soit pour un quelconque travail sur Internet lorsque nécessité se fait sentir. Globalement, les responsables syndicaux en entreprise (80%), pour des raisons d'âge et de profil, ne sont pas portés naturellement vers les nouvelles technologies. Alors que la jeune génération baigne dans une culture de réseaux et de collaboration beaucoup plus ouverte sur Internet.
La conséquence de cet état de choses est la faiblesse généralisée du mouvement syndical africain dans son ensemble, avec des leaders totalement sclérosés, analphabètes (par rapport aux TIC) et incapables de capitaliser toutes les opportunités qu'offrent les TIC aujourd'hui pour sa revitalisation.

IV- La faiblesse financière des syndicats
Officiellement, le financement des syndicats s'est toujours fait sur la base des cotisations versées par les adhérents et à partir desquelles est établi un budget conséquent, pour subvenir aux charges minimales de développement d'une organisation syndicale digne de ce nom. D'une manière générale, les ressources ainsi collectées sont utilisées pour :
- l'organisation des manifestations syndicales statuaires (congrès, conseil national etc...)
- le paiement des salaires du personnel, les indemnités des responsables syndicaux permanents ;
- la prise en charge du loyer des bureaux du syndicat et des dépenses de fonctionnement ;
- L'achat du matériel de bureau et des équipements techniques (fax, ordinateur, photocopieur etc....)
- La formation syndicale des militants et des responsables élus ;
- La rémunération des juristes, chercheurs et autres experts qui interviennent ponctuellement pour aider le syndicat dans ses actions de défense des travailleurs ;
- Le versement des cotisations requises aux organisations internationales dans lesquelles l'organisation syndicale sera affiliée.
- La production d'un bulletin d'information, etc....
En Afrique, même si les budgets des organisations
syndicales ont généralement été limités du fait des montants peu élevés des prélèvements, il convient de relever que la baisse tendancielle du taux de syndicalisation des salariés (part des salariés qui sont syndiqués) constitue aujourd'hui un élément majeur de leur fragilisation, aggravé en outre par le divorce avec les partis au pouvoir qui a consacré un peu partout la fin du syndicalisme unique. Et pour cause, la suppression du check-off et les autres avantages que leur conférait leur statut d'organe annexe des partis au pouvoir.
En effet, plusieurs organisations syndicales en Afrique, à l'instar de certaines organisations en Europe, sont de plus en plus confrontées à un problème de survie pour certaines, et à un problème existentiel pour d'autres, faute de moyens financiers. Leurs charges financières étant largement supérieures au total des cotisations perçues des adhérents. Avec la suppression ou l'inexistence des subventions de l'Etat, ces organisations subissent, à des degrés divers certes, les retombées négatives des programmes d'assainissement économique imposées par les IFI (Institutions Financières Internationales) et leur corollaire que sont les privatisations, les fermetures d'entreprises, la réduction des effectifs, les licenciements des travailleurs, etc.
Leur principal défi en ce moment est le financement de leurs activités. Dans la plupart des pays, les cotisations des adhérents ne suffisent plus pour le bon fonctionnement des organisations, sans parler de l'éducation et de la formation des militants, de la recherche, de la documentation et de l'accès aux nouvelles technologies de l'information et de la communication et du recours aux experts et autres conseils juridiques, facteurs indispensables à l'épanouissement de toute organisation syndicale qui se voudrait crédible.

V- Absence de structures de solidarité et d'entraide
D'une manière générale en Afrique, les travailleurs manquent de structures de solidarité et d'entraide pour leur prise en charge collective et leur autonomie. En dehors des quelques structures créées par les pouvoirs publics dans les différents pays et qui ne couvrent le plus souvent que quelques aspects de la sécurité sociale et pour une faible frange de la population constituée exclusivement de travailleurs salariés, les quelques rares expériences en la matière relèvent soit des initiatives privées, soit simplement de la magnanimité des employeurs mais portées par les travailleurs à travers leurs organisations, juste pour les endormir et anticiper les revendications.
A ce sujet, force est de constater que les organisations syndicales dans leur grande majorité sont en panne d'initiative, pourtant parfois pas faute de moyens. Par voie de conséquence, toutes leurs énergies revendicatrices globalement focalisées sur la revalorisation des salaires et du pouvoir d'achat s'en trouvent toujours ainsi compromises, les capacités de mobilisation et de résistance des travailleurs étant sérieusement affectées par les problèmes de survie.
VI- Inexistence d'une véritable organisation syndicale panafricaine
L'une des particularités du syndicalisme africain des 50 dernières années est l'inexistence de regroupements syndicaux véritablement endogènes et indépendants, tant dans les sous-régions, dans les régions qu'au niveau africain. Jusqu'à l'avènement du « Code Moutet »(5), toutes les intersyndicales africaines étaient des excroissances des confédérations européennes.
A partir de cette date, l'on assista à la mise en place de structures subrégionales typiquement africaines, précisément dans la sphère francophone, séparées des leurs organisations mères françaises. Il s'agit de la « Confédération Générale des Travailleurs Africains » créée en 1955 par les affiliés de la CGT, de la « Confédération Africaine des Travailleurs Chrétiens » créée en 1956 par les affiliés de la CFTC et de la « Confédération Africaine des Syndicats Libres » créée en 1959 par les affiliés de la CGT-FO).
Seulement, toutes ces dynamiques ne firent pas long feu en raison des divergences idéologiques apparues au moment des positionnements politiques et des alliances avec les partis politiques dans le cadre des luttes pour les indépendances. Au profit d'autres initiatives lancées cette fois dans le cadre de la dynamique indépendantiste portée par la coalition syndicat-partis politiques et qui ont tour à tour accouché de l'«Union Générale des Travailleurs de l'Afrique Noire» en 1957, de la «Confédération Africaine des Travailleurs Chrétiens» en 1959, de l'«Union Syndicale Panafricaine» en 1960 et de la «Confédération Syndicale Africaine» en 1962. Malheureusement, une fois de plus, ces organisations transfrontalières eurent du mal à se départir des influences par trop fortes de leurs tuteurs idéologiques.
En 1973, toujours dans le souci affiché d'encourager l'unité syndicale sur le continent, une nouvelle organisation panafricaine vit le jour, sous l'influence de l'Organisation de l'Unité africaine (OUA) et la logique des clivages qui avaient émaillé le processus de sa mise place. Il s'agit, de l'Organisation de l'Unité Syndicale Africaine (OUSA) rassemblant les syndicats de tous les pays membres de l'OUA. Traversée par des courants idéologiques divergents et soumise à des luttes d'influences multiples et diversifiées, l'OUSA, suite aux déchirures survenues lors de son congrès ordinaire tenu à Lagos au Nigéria en Janvier 1985, finit par se scinder en deux au cours d'un congrès extraordinaire organisé le 09 Février 1986 au siège de l'organisation à Accra au Ghana.
Depuis lors, en plus de la moribonde Organisation de l'Unité Syndicale Africaine (OUSA), la dynamique intersyndicale au niveau panafricain était dominée par les représentations de la CISL (6) et de la FSM (7) , les deux grandes organisations internationales idéologiques qui s'affrontaient par courants idéologiques interposés au niveau syndical tout au long de la période de la guerre
froide, et dans un deuxième temps par la CISL et la CMT qui se sont regroupés en 2005 au sein d'une organisation internationale unique aujourd'hui connue sous le nom de Confédération des Syndicats International en abrégé CSI.
A ce jour, les seules structures intersyndicales panafricaines qui se côtoient en Afrique et en qui de nombreuses organisations syndicales nées après les années 1990 ne se reconnaissent malheureusement pas sont : l'Organisation de l'Unité syndicale africaine (OUSA) et la CSI-Afrique(9)
5- Code du travail révisé en 1952 et qui autorisait l'existence de syndicats africains autonomes, indépendamment des organisations mères françaises.
6- Confédération Internationales des Syndicats Libres - d'obédience néolibérale
7- Fédération Syndicale Mondiale - d'obédience communiste Code du travail révisé en 1952 et qui autorisait l'existence de syndicats africains autonomes, indépendamment des organisations mères françaises.
8- Confédération Internationales des Syndicats Libres - d'obédience néolibérale
9 Fédération Syndicale Mondiale - d'obédience communiste
Jean-Marc Bikoko, Le syndicalismme à la croisée des chemins. 50 après le début des indépendances en Afrique, Paris, L'Harmattan, 2012, pp. 119-129.