Cheikh Anta Diop : Pharaon de la science africaine

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Depuis Hegel, l’historicité européocentriste ayant relégué les civilisations extra-occidentales, au stade du simple balbutiement, nous nous sommes habitués à penser après Senghor, qu’il n’y a de scientifiques qu’Européens ou Américains. Le système des institutions actuelles contribue à conforter une telle vision des choses au point même d’évacuer des consciences le fait historique que le concept de science découle de l’égyptien « sie »… Le but ici n’étant pas de répondre aux sceptiques, nous avons décidé d’innover et de sortir de l’ombre les Africains hérétiques connus comme d’authentiques savants, mais très mal connus par la jeunesse africaine. Pour inaugurer cette série, nous commençons par le dernier pharaon, Cheikh Anta Diop, le plus grand savant africain du siècle dernier, parce que tout à la fois « un monument », un phénomène et une figure épique d’une vitalité incontournable. Mais qui est Cheikh Anta Diop ?

Bien prétentieux qui pourrait s’aventurer à répondre à cette question. Dika Akwa avouait en janvier 1986 son incapacité à donner une biographie de ce savant à l’auditoire camerounais du palais des Congrès. Néanmoins, nous nous jetons à l’eau, pour dire que c’est dans le petit village de Caytou, situé dans la région de Diourbel (en pays Baol-Cayor), près de la ville de Bambey, à environ 150 Km de Dakar, au Sénégal, village bâti par Massamba Sassoum Diop, son grand-père, que Cheikh Anta Diop voit le jour le 29 décembre 1923. Son père, Massamba Sassoum Diop, décède peu après sa naissance. Encore à la fleur de l’âge. Et c’est sa mère, Magatte Diop, qui se charge de son éducation. Elle s’éteint en 1984. En 1927, Cheikh Anta Diop entre à l’école coranique, comme il est de coutume en pays islamiques. Plus tard, il intègre l’Ecole régionale de Diourbel (école française) et, en 1937, il décroche son Certificat d’études primaires. En 1938, il commence ses études secondaires à Dakar et les achève à Saint-Louis. Pendant ses années de lycée, il nourrit l’idée de rédiger une histoire du Sénégal et invente un alphabet conçu pour écrire les langues africaines. Parallèlement, naissent ses premières méditations qui, plus tard, seront à l’origine de son ambition de renaissance culturelle et d’indépendance politique de l’Afrique noire. Il est d’emblée voué à la science, perçue comme un devoir de recherche et d’invention à l’endroit de l’humanité. En 1945, il obtient ses baccalauréats (« Brevet de capacité colonial ») en mathématiques et en philosophie. Il a alors 22 ans. L’année suivante, il débarque à Paris et entre en classe de Mathématiques Supérieures avec pour ambition d’en ressortir ingénieur en aéronautique. La même année, il s’inscrit en philosophie à la Faculté des lettres de la Sorbonne et a comme professeur, le célèbre Gaston Bachelard. Par ailleurs, il continue ses travaux linguistiques sur le wolof et le sérère, langues parlées au Sénégal. En 1948, il obtient une licence en philosophie et s’inscrit en Faculté des Sciences. Alors paraît dans la revue Présence Africaine, son « Etude linguistique oulove – Origine de la langue et de la race walaf », première publication de ses recherches sur les langues. Au cours de cette même année, tout en révélant son ambition de bâtir « les humanités africaines » avec pour point de départ l’Egypte ancienne, il publie dans un numéro spécial du périodique Le Musée Vivant : « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? », article qui pose le problème de l’application et de l’expansion des langues africaines. En 1949 est inscrit sur les registres de la Sorbonne le chapitre de sa thèse de doctorat ès lettres qu’il soutient sous la direction de Gaston Bachelard : «  L’avenir culturel de la pensée africaine ». Un an après, il décroche les diplômes de chimie générale et de chimie appliquées et passe un séjour de deux mois au Sénégal où il donne plusieurs conférences, très divulguées par la presse. Entre autres : « Un enseignement est-il possible en Afrique dans la langue maternelle ? », « Les fondements culturels d’une civilisation africaine moderne ». En outre, il adresse, en collaboration avec des notables, un plan de reboisement des pays de l’Afrique occidentale Française (AOF) afin de lutter contre la sécheresse. Son second sujet de thèse intitulé « Qu’étaient les Egyptiens prédynastiques?» est enregistré en 1951, sur les listes de la faculté. Cheikh Anta Diop organise, du 4 au 8 août à Paris, le premier Congrès panafricain des étudiants. Le but de ce rassemblement est d’unir les étudiants africains francophones et anglophones en vue d’une lutte efficace contre le colonialisme. Un an plus tard, paraît son article intitulé : Vers une idéologie politique en Afrique noire, article fondamental qui révèle l’esprit et le parcours politique du prodige africain. Il y préconise une lutte de libération nationale coordonnée à l’échelle continentale. Dès les premières lignes, il écrit : « L’objectif numéro 1 dans la lutte d’indépendance nationale que nous menons et que tout peuple opprimé doit mener jusqu’au succès ou jusqu’à sa disparition totale est de provoquer la prise de conscience de tous les Africains de l’Afrique noire. » En filigrane dans cet article se trouvent tous les grands thèmes prônés par Cheikh Anta Diop. L’étude et la diffusion des langues africaines, la naissance d’un Etat fédéral d’Afrique noire, le problème de l’Afrique du Sud, pour ne citer que ceux-là. Un autre chef-d’œuvre est publié en 1953 : La lutte en Afrique noire. Cet ouvrage accuse l’Union africaine qui, dit-il, « apparaît défavorable aux intérêts des Africains, en ce sens qu’elle impliquera toujours une exploitation unilatérale de l’Afrique par la métropole et un étouffement des aspirations légitimes d’indépendance nationale des peuples colonisés ». Cette même année, il épouse une Française, Louise Marie Maes, diplômée d’études supérieures en Histoire et en Géographie. De ce mariage naissent quatre fils. En 1954, est publié son œuvre maîtresse : Nations nègres et culture. Véritable père de l’histoire africaine, il avait découvert en 1948, année où il débute la rédaction de ce livre, que « chaque peuple a une histoire, aussi modeste soit-elle ». Historien de la renaissance, il s’insurge, dans cet ouvrage, contre la colonisation qui s’est évertuée à refuser au nègre toute appartenance à la communauté humaine, à l’exclure des sources d’un passé qu’ « on devinait fécond ». Ecrit scientifique, œuvre de combat, Nations nègres et culture répond à de telles allégations qualifiées de « fascistes » et de « racistes ». Déjà, J. Ki-Zerbo dans un ouvrage retentissant « Histoire et conscience nègre » n’attribuait-il pas pour tâche à l’historien africain  «d’étudier notre histoire et de redresser celle qui a été faite sans nous et contre nous ? » Parallèlement, il entame des études en physique nucléaire au laboratoire de chimie nucléaire du collège de France et plus tard à l’Institut Pierre et Marie Curie à Paris. Deux ans plus tard, en 1956, il écrit Alerte sous le Tropiques, article qui met en garde les populations africaines sur l’impact de la désertification dans les années futures et met l’accent sur l’expansion de l’énergie du continent. Œuvre toujours actuelle, surtout en ce moment où s’intensifie la destruction par des lobbies euro-américains et asiatiques des forêts africaines. Peu après, il met à la disposition des Africains un livre-programme sur l’unité africaine : les Fondements économiques et culturels d’un futur Etat fédéral en Afrique noire. Arguments à l’appui, il démontre que l’on ne pourrait conjurer le sous-développement que dans une Afrique unie et fédérée. Cet ouvrage constitue une réponse à ceux qui pensent que l’Afrique est inapte à l’Industrialisation, mais aussi à l’Unité. Au cours de cette même année, il assiste au premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs à la Sorbonne et y apporte sa contribution sous le thème : Apports et perspectives culturels de l’Afrique. En 1957, l’« Etude comparée des systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique, de l’Antiquité à la formation des Etats modernes », intitulé de sa thèse additionnel est inscrit sur les registres de la faculté. En 1960, le Sénégal accède à l’indépendance. Le 9 janvier, Cheikh Anta Diop présente à la Sorbonne sa thèse de doctorat d’Etat en lettres. Il obtient la mention honorable. En outre, il publie la première édition de l’ouvrage Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire. Cette même année, il rentre définitivement dans son pays natal. Dans une interview accordée à La Vie Africaine cette année-là, Cheikh Anta s’explique : « Je rentre sous peu en Afrique où une lourde tâche nous attend tous. Dans les limites de mes possibilités et de mes moyens, j’espère contribuer efficacement à l’impulsion de la recherche scientifique dans le domaine des sciences humaines et celui des sciences exactes. Quant à l’Afrique noire, elle doit se nourrir des fruits de mes recherches à l’échelle continentale ». Le premier octobre, il entre comme assistant à l’Université de Dakar pour œuvrer à l’Institut français d’Afrique Noire (Ifan). Il tient également plusieurs conférences dont la presse se fait l’écho. Il tente, en 1961, de fonder un laboratoire de datation par le Carbone 14 (radiocarbone) à l’Ifan, alors dirigé par le Professeur Théodore Monod. Deux ans plus tard, ce dernier lance la création de ce laboratoire. Cheikh Anta Diop en est le responsable. C’est en effet le premier laboratoire de Carbone 14 jamais construit en Afrique. En 1966, en reconnaissance à l’écrivain qui a exercé l’influence la plus considérable sur la pensée noire du XXè siècle, Cheikh Anta Diop reçoit, avec le Professeur W.E.B. Du Bois, le prix du premier festival des Arts Nègres. En 1970, il est appelé par le directeur général de l’Unesco, René Maheu, pour faire partie du comité scientifique international pour la rédaction de l’Histoire générale de l’Afrique. C’est en vue de cette rédaction qu’il organise au Caire du 28 janvier au 3 février 1974, un colloque international sur « Le peuplement de l’Egypte ancienne et sur le déchiffrement de l’écriture méroïtique », auquel participaient les plus éminents égyptologues du monde entier. Le 4 avril 1975, aux U.S.A., The African Heritage Studies Association lui attribue une plaque commémorative en récompense de son apport à la protection et au développement de la vie et de l’héritage des peuples d’origine africaine du monde entier. Parenté génétique de l’Egyptien pharaonique et des langues négro-africaines est publié en 1977. L’auteur y fait la comparaison des langues de l’ancienne Egypte et sa langue  maternelle, le wolof. Le 25 février 1980, l’Université nationale du Zaïre lui adjuge la médaille d’or du Mérite scientifique africain.

24 ans après la publication de Nations nègres et cultures (en 1981), et vingt ans après son doctorat d’Etat, l’Université de Dakar se décide enfin à recevoir son enseignement de l’histoire. Il y entre alors comme Professeur d’histoire associé à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines et y enseigne notamment en maîtrise, en D.E.A. Il préside aussi des thèses. Entre temps, c’est la parution de Civilisation ou Barbarie, ouvrage qui résume et fait la synthèse de sa riche et prolifique œuvre. Il reçoit à cet effet le Grand Prix Scientifique de l’Institut Culturel Africain. Du 30 mars au 31 avril 1981, il participe à Athènes à une conférence organisée par l’Unesco, sur le thème « Racisme, science et pseudo-science », dans le but de jeter un regard critique sur les différentes thèses pseudo-scientifiques énoncées pour justifier le racisme et la ségrégation raciale. Il se rend, sur invitation, aux U.S.A, en 1985 où il est reçu par Andrew Young, maire d’Atlanta et par l’association Martin Luther King. Le 4 avril de cette année est proclamé Dr Cheikh Anta Diop Day. Ses dernières conférences, il les donne à Yaoundé, du 6 au 8 janvier 1986, où il occupe la place d’honneur au colloque sur L’Archéologie camerounaise. Le 8 janvier, au palais des Congrès de la capitale camerounaise, le Pharaon de la science africaine préside sa toute dernière conférence sur « La Nubie, l’Egypte et l’Afrique noire ». La salle, archicomble, ovationne le pharaon de l’Afrique renaissante sans se douter que cette ovation était également l’hommage à ce savant authentique qui a consacré sa vie et son œuvre à l’Afrique et aux générations à venir. Puisque un mois après, le 7 février 1986, Cheikh Anta Diop s’éteint à son domicile de Fann, quartier situé non loin de l’Université de Dakar qui, aujourd’hui, porte son nom : l’Université Cheikh Anta Diop. Pour nombre d’Africains, ce 7 février est « Un jour dramatique, une date fatidique. Le monde s’est retrouvé sans voix. La mort venait de s’emparer d’une pierre précieuse, le monument Cheikh A.D. Une vie d’engagement au service de l’Afrique s’achevait en laissant déchirés de nombreux cœurs», comme l’écrira plus tard Cameroon Tribune, quotidien paraissant à Yaoundé.
Emma Bata

 


Scientifique africain le plus pluridisciplinaire de l’époque. Cheikh Anta Diop fit de hautes études. Il fut notamment physicien, philosophe, philologue, africaniste, historien, anthropologue. Il fut l’incarnation même du savant qui est capable de porter haut, très haut l’esprit d’un peuple. A ceux qui avaient cru devoir falsifier l’histoire des peuples nègres, à ceux qui pensaient enfouir à jamais notre mémoire sous les décombres de l’oubli, nous rappelons cette « Prophétie » des anciens d’Egypte, citée par Askléipios : « Souvenons-nous toujours que nous ne sommes que poussière. Des générations naîtront et mourront, des nations se créeront et disparaîtront, mais nous, nous sommes éternels ! » La science, affirme Cheikh Anta Diop, n’a de sens que si elle contribue à l’édification d’un monde plus juste et bien sûr, l’Afrique ne peut en être séparée. Aussi,  Théophile Obenga, son disciple et compagnon peut-il se permettre d’affirmer : « Avec Cheikh Anta Diop., l’Histoire ne se définit pas comme l’étude du passé en vue de la compréhension du présent et pour préparer l’avenir ». E.B.

 


Se passer des honneurs matériels et penser aux futures générations Sa vie politique aura débuté en 1947 avec son entrée dans le Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A.) alors dirigé par Félix Houphouët-Boigny. Secrétaire Général des Etudiants du R.D.A., il fit plusieurs articles retentissants tels que Vers une idéologie politique en Afrique noire qui, déjà, soutenait les questions de l’indépendance et de l’union des ex-colonies.
Lorsque le Sénégal accède à l’indépendance en 1960 Cheikh Anta Diop retourne aux sources et continue son combat politique notamment avec la création de trois partis politiques successifs. Le Bloc des Masses sénégalaises (BMS) est fondé en septembre 1961. L’essentiel de sa politique avait pour base les thèses développées dans les « Fondements… » Ce parti fut une véritable menace pour le régime au pouvoir. Pour cette raison Cheikh est arrêté et incarcéré en 1962. Début 1963, Léopold Sédar Senghor, alors chef de l’Etat sénégalais lui offre cinq postes ministériels, 20 postes de députés et en contrepartie, demande la fusion du BMS et de l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS), parti au pouvoir. Cheikh Anta rejette cette proposition et par conséquent, certains « patriotes » l’abandonnent. Il est jugé trop intransigeant pour intégrer la formation au pouvoir. En octobre 1963, Anta Diop et ceux restés au Bloc créent le Front national sénégalais (FNS) qui ne fut jamais reconnu. Une fois de plus, le pouvoir tenta d’ouvrir des négociations, mais en vain. Le 3 février 1976, le Rassemblement national démocratique (RND) voit le jour. En 1980, la pression combinée de ce parti et des forces sénégalaises oblige Senghor à abandonner le pouvoir. Un an après, le RND est enfin reconnu après cinq années de rudes combats. Quelquefois incompris, on pourrait résumer sa vie politique en ces termes : se passer de tous les honneurs matériels et penser plus aux prochaines générations. Sa vie était dépourvue d’ambitions politiques. Ayant perçu très tôt l’avenir authentique de l’Afrique noire, il visait loin, très loin même et pensait plus aux générations futures qu’aux prochaines élections. Panafricaniste convaincu. Il a milité pendant quarante ans pour la liberté, l’indépendance et la libération de l’Afrique. Il a consolidé ce combat par ses actions et surtout ses écrits. Il est mort au combat pour la vérité et  l’indépendance africaine. La jeunesse africaine pour laquelle il aura consacré sa vie et son œuvre doit le savoir et lui rendre un hommage mérité. E.B.