Crises multiformes: Le prix de la gouvernance différée des problèmes

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Crise anglophone, crise de succession, crises sociales, problème national camerounais: Le prix de la gouvernance différée des problèmes

Quand il arrive au pouvoir le 6 novembre 1982, jour où la malédiction s’est abattue sur le Cameroun et les Camerounais, il déclare qu’il ne faillira jamais, qu’il promouvra la « vraie démocratie » qui ne saurait s’accommoder des quelques formes d’oppression, de tyrannie ou de dictature, qu’il consolidera l’unité nationale et passera au stade d’intégration nationale. Enfin, qu’il aimerait que l’on retienne de lui comme celui qui a apporté la démocratie et la prospérité. 35 ans après, le bilan est catastrophique. On assiste à l’implosion du Cameroun. L’insécurité est grandissante. Le Cameroun est à nouveau dans les serres des bailleurs de fonds. La crise dite anglophone est venue titiller la proactivité de la gouvernance du Renouveau- Rdpc. Elle teste leur capacité d’anticipation. Et met à rude épreuve l’ingénierie politique des acteurs et autres entrepreneurs politiques. Les Camerounais payent ainsi le prix de la filouterie, de la roublardise et surtout de l’inertie, autrement dit de la gouvernance différée de leurs problèmes. Des solutions existent pourtant pour sortir de l’impasse actuelle. Dans cette édition spéciale consacrée

à la crise anglophone Mathias Eric Owona Nguini, Alexandre Djimeli, Jean Baptiste Sipa, Gilbert Taguem Fah, Serge Banyongen, Achille Mbembé, Guillaume-Henri Ngépi, Njoya Moussa, Roger Kaffo Fokou, Pierre Mila Assouté, jettent des regards sans fard et proposent des pistes de sortie de la crise.

Source: Germinal, n° 111, Edition spéciale.


Crise anglophone, Cause anglophone: Mobilisation identitaire et problème national camerounais
Le mouvement social qui s’est construit dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, les deux régions dites anglophones depuis octobre-novembre 2016 jusqu’à septembre-octobre 2017, est une mobilisation collective qui a atteint une certaine acuité critique. Il s’agit bel et bien d’une dynamique de déstabilisation correspondant à une conjoncture critique aigue. Ce mouvement censé exprimer ce que ses défenseurs et acteurs dénomment sur le registre de la complaisance ou de la connivence politiques et/ou  idéologiques, le « problème anglophone », est bel et bien un mouvement social de type identitaire, qui met en scène un conflit politique fondé sur la mobilisation du primordialisme et du particularisme.
Si une part des origines de ce conflit socio-politique est liée au ressentiment suscité par une gouvernance de facture centralisatrice et l’effet mécanique et structurel de la domination politico-statistique des Camerounais liés aux segments dits francophones par rapport à ceux dits anglophones, l’on ne saurait perdre de vue les menées de nombrilisme identitaire qui alimentent cette mobilisation. Dès le départ, avec ses expressions sectorielles dans les sphères corporatives du monde des juristes-avocats et du monde de l’éducation, ce mouvement a été configuré de manière dominante par l’expression claire d’un anglo-centrisme et d’un anglo-nombrilisme porteurs d’une stigmatisation  nette d’une domination francophone assimilée à un mouvement accentué d’assimilation colonisatrice.
Avec une telle configuration fortement basée sur la mobilisation clivante des anthroponymes « Anglophones » et « Francophones », le mouvement a construit la cause anglophone comme une mobilisation collective anti-système orientée vers la défense primordialiste de la spécificité et de l’identité culturelles « anglo-saxonnes » des Camerounais issus des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest autrefois constitutives du territoire sous mandat  et sous tutelle de la Grande Bretagne du Southern Cameroons puis de l’Etat Fédéral du West Cameroon dans le cadre de la République Fédérale du Cameroun. Ce faisant, dès sa phase corporatiste, le mouvement s’est clairement structuré comme une mobilisation sociale et politique de type identitaire et segmentaire.
Contrairement à ce que pense une certaine opinion peu imprégnée de (la) sociologie des conflits politiques et des mobilisations collectives, ce mouvement portant la cause anglophone s’est organisé dès le départ comme une dynamique insurrectionnelle. Ceci s’est fait bien avant la phase de désobéissance civile basée sur le recours aux opérations « villes mortes ». C’est précisément pour cela que les représentants des groupes corporatifs (avocats et enseignants) ont recouru à l’art du dilatoire face à un groupe gouvernant surpris par la capacité de la contestation, en multipliant les demandes pour bloquer les négociations. Une telle tactique politique était mûrement calculée consistant à pousser le pouvoir à céder sur le terrain d’une négociation proprement politico-institutionnelle relative à la forme de l’Etat.
Parce que le mouvement social anglophone s’est construit nettement sur des bases politico-identitaires, il a été défini dès le départ pour être essentiellement porté par des forces sociales et culturelles provenant de la communauté anglophone. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de Camerounais ressortissant des segments de la communauté francophone qui aient exprimé leur soutien à ce mouvement. Seulement cela a essentiellement relevé de l’opportunisme politique et d’un conformisme ressortissant du politiquement correct, ce potentiel formel de soutien ne se convertissant pas en une puissance de mobilisation pouvant contribuer à la diffusion de cette mobilisation dans les régions dites francophones.
Parce que ce mouvement social a été structuré de manière dominante par un discours sans nuance stigmatisant tous les Francophones posés comme essentiellement hostiles aux Anglophones, il n’a pas pu capitaliser les sympathies éprouvées à son égard dans de nombreux milieux politiques et sociaux francophones. Une telle orientation y a facilité l’emprise hégémonique des radicaux-partisans de l’option sécessionniste sur les modérés-défenseurs de l’option fédéraliste, isolant les tempérés-soutiens de l’option de la décentralisation. Cela a eu aussi pour effet de neutraliser toute possibilité d’élargissement dudit mouvement affecté par son attachement fétichiste à une identité coloniale et à son utilisation conflictuelle contre une autre identité coloniale.
Ce mouvement social défendant l’autonomisme anglophone a clairement choisi la voie d’un nationalisme anglo-camerounais vivant la domination mécanique de la majorité francophone comme l’expression d’un colonialisme interne. On a ainsi vu comment une figure éminente du SDF, combinant fondamentalisme culturel et opportunisme politique, a surfé sur cette vague identitaire, évoquant de manière impudique l’apartheid dont les Anglophones seraient victimes. De telles outrances simultanément nombrilistes et populistes condamnent ce mouvement à rester segmentaire et à demeurer idéologiquement dépendant des éléments les plus intégristes et radicaux de l’autonomisme anglophone portées vers l’option sécessionniste.
Confiné malgré les sympathies réelles ou affectées qu’il suscite, le mouvement social de l’anglophonie identitaire ne peut que gêner le pouvoir central et le groupe gouvernant, sans être en mesure d’en subvertir l’ancrage souverain dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Cela veut dire que ce mouvement, même en recourant à des formes ouvertes de coercition et de violence (mise à sac et incendie d’écoles, de collèges ou de bâtiments universitaires, molestage des personnes violant les mots d’ordre de villes mortes, attaques de commissariats de police, de brigades de gendarmerie ou de casernes, bombes artisanales) ne peut pas démanteler le dispositif administratif et militaire qui assure la présence de la République du Cameroun dans ces régions.
En se développant et en opérant comme un mouvement social segmentaire, la mobilisation collective de l’anglophonie identitaire, s’expose à l’usure du temps sur laquelle l’ordre gouvernant peut miser afin de la neutraliser par l’option tactique du pourrissement. Ce mouvement social de l’anglophone identitaire s’expose à faire face à une riposte sécuritaire conséquente de l’ordre gouvernant lorsque ses éléments les plus radicaux surestimant leur position dans le rapport de forces créé par la crise, recourent à l’option fort risqué de la violence semi-armée ou armée. Il apparaît clair que ce mouvement social ne dispose pas objectivement de moyens de force pour expulser la République du Cameroun de ces régions qui font bien partie du ressort de souveraineté de cet Etat.
Le mouvement social de l’anglophone identitaire souffre de manière récurrente de la faible capacité des acteurs sociaux et politiques modérés ou conservateurs des régions dites anglophones à se démarquer des tenants radicaux de l’option sécessionniste. Cela crée une ambivalence qui facilite et légitime même la contre-offensive idéologique et stratégique des partisans de l’unité dure du Cameroun hostiles aussi bien au fédéralisme qu’à la sécession et plus que prudent au sujet de la décentralisation. En effet, comme les fédéralistes de la partie anglophone craignent de se démarquer clairement des sécessionnistes partisans de la création de l’Etat indépendant du Southern Cameroon/Ambazonia, ils sont idéologiquement devancés par ces derniers et ne parviennent pas à souligner de manière convaincante l’intérêt de leur position fédéraliste.
Le dialogue politique et/ou institutionnel auquel beaucoup d’observateurs et/ou d’acteurs appelle, pour assurer l’apaisement qui rompt le cycle agitation/provocation/répression, sera difficile à mettre en place tant que les parties prenantes du conflit (le mouvement de la cause anglophone et le contre-mouvement du Cameroun un et indivisible) ne seront pas en mesure de structurer un compromis politique pacificateur. Pour que ce compromis s’organise, il est clair que la visée sécessionniste, le statu-quo de la décentralisation rationnée et même le fédéralisme bi-étatique et bi-culturel, sont à réduire car ils expriment le dissensus violent et virulent sur la gouvernance constitutionnelle de l’Etat.
Aussi critiquable que puisse paraître le centralisme endurant du groupe gouvernant, il est évident qu’aucune solution politico-institutionnelle ne peut lui être imposée par la pression, la tension ou la confrontation, surtout par un mouvement social identitaire et segmentaire qui ne dispose pas du potentiel souverainant d’un mouvement social multisectoriel . L’antipathie politique ou idéologique à l’encontre du groupe gouvernant du Renouveau et de son traitement de la crise anglophone ne peut suffire, tant que ce groupe et son chef central continuent à contrôler le monopole de pilotage des commandes de l’Etat camerounais. Le réalisme politique et stratégique montre que l’espace pertinent du dialogue compte tenu des rapports de force institutionnels et sécuritaires se situe entre la décentralisation approfondie et la régionalisation rationalisée. C’est sur ce terrain que l’apaisement peut se construire.
Il est clair même pour les souverainistes sourcilleux à condition qu’ils soient aussi des républicains pointilleux et des nationalistes sagaces, qu’il y a un clair besoin d’autonomie territoriale ou locale. Seulement, ce besoin d’autonomie ne se résume pas aux régions anglophones mais concerne tout le Cameroun. Le dire n’est pas nécessairement récuser la singularité politico-culturelle des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, c’est l’aménager compte tenu de la nécessité de la mettre en adéquation avec des institutions politiques et constitutionnelles capables de conserver ou de renforcer la cohésion nationale de la République du Cameroun. C’est pour cela que la cause anglophone, lorsqu’on l’examine en dehors d’une perspective intellectuelle  ou politique fondée sur le nombrilisme et le fétichisme identitaires ne peut qu’être abordée sous l’angle du problème national camerounais. Celui-ci envisagé à partir de la perspective du nationalisme  éclairé formulé par Ruben Um Nyobe pose le problème de la mise en cohérence et en cohésion politiques des différents segments communautaires du Cameroun. Une décentralisation modulée dûment programmée et chronogrammée peut ouvrir le chantier d’un développement et d’un gouvernement politiques basé sur l’autonomie politico-territoriale et politico-locale qui permettrait de canaliser la contestation anglophone en définissant un périmètre précis concernant les compétences d’autonomie spécifiquement reconnues aux régions anglophones
Envisager un vrai dialogue national à partir de la crise anglophone au Cameroun peut se faire par des voies institutionnelles maîtrisées (i.e. sans ouverture d’un cadre de transition politico-institutionnelle et politico-constitutionnelle) ou conventionnelles (i.e. au moyen d’un accord stabilisateur et consensuel sur les règles d’une autonomie politique locale conforme à la stabilité républicaine avec prise en compte maîtrisée de la singularité anglophone). Pour ce faire, pour y parvenir, il est un préalable nécessaire : la reconnaissance initiale claire et résolue de la souveraineté nationale camerounaise comme cadre fondamental de référence républicaine au-dessus de tous les nombrilismes venus du Nord, du Sud, de l’Est ou de l’Ouest. Le consensus national sur l’autonomie politique locale et territotriale est l’essentiel, pas les visions fétichistes sur la forme de l’Etat, qu’elles soient unitaires-centralistes,unitaires-décentralisées,autonomiques-régionalistes ou fédéralistes.
Mathias Eric Owona Nguini, Coordonnateur de La Grande Palabre


Les Camerounais d'expression anglaise, entre l'enclume et le marteau
Le 22 septembre 2017, jour où le chef de l’État camerounais tenait un discours aérien devant les Nations unies sur les « mendiants de la paix », quelque chose d’inédit dans les mœurs sécuritaires du Cameroun s’est produit au cœur de la crise anglophone.
Un signe du temps, que les politiques au pouvoir comme à l’opposition devraient avoir perçu. Primo, la détermination et la qualité pacifiste des manifestations dans plusieurs localités des deux Régions ont montré que le peuple camerounais peut accepter toute invitation à manifester son indignation. C’est un avertissement politique. Secundo, les manifestations, à la surprise des manifestants eux-mêmes, ont été plutôt encadrées avec bienveillance par les forces de l’ordre, malgré quelques dérapages sans comparaison avec le comportement habituel de ces dernières.
Et même si le 1er octobre le comportement des antagonistes a semblé les relativiser, ces deux faits nouveaux au cœur de la crise indiquent 2 choses : (1) une situation prérévolutionnaire prévaut dans le pays et appelle une idée révolutionnaire cohérente, capable de mobiliser le peuple, non dans un objectif aussi farfelu que la sécession, mais pour se libérer de la misère et du régime néocolonial qui en est la cause ; (2) nos forces de l’ordre ne sont pas de hordes sauvages, et peuvent respecter les droits humains, dont la liberté de manifester, si elles en reçoivent l’ordre du pouvoir politique. Ce zest d’humanité dans le comportement des forces, formées pour réprimer le peuple et non pour le protéger, est si peu banal qu’on ne peut le taire. Notre souhait est ici que M. Biya et ses « élites » en tirent la leçon pour mettre fin à la stigmatisation.
Dans cet ordre de stigmatisation, notre vivre ensemble souffre d’un abus de langage devenu le lieu commun, qui consiste à nous éloigner psychologiquement les uns des autres, par des clichés artificiels dus à la non-maitrise de nos langues véhiculaires, importées et mal enseignées. En témoigne le regard porté sur les anglophones par certains bien-pensants.
Nombre de nos politiques – du pouvoir surtout – et d’« intellectuels » qui écument les plateaux et pages des médias, excellent dans la généralisation consistant à parler des anglophones comme catégorie ethnique gênante. A croire que l’anglophonie a un lien anthropologique avec les populations camerounaises ayant l’anglais comme langue de communication. On lit ou on entend : « Les anglophones n’ont pas de problème d’intégration au Cameroun ». « Ils veulent quoi ? ». « Les anglophones ont les mêmes problèmes que les autres régions du pays ». « Ce sont eux qui sont venus nous voir ». « Ils veulent la sécession et ils viennent envahir nos écoles ». Certains concèdent que le Pouvoir est incapable de résoudre la crise, mais pour y opposer « l’immaturité des leaders anglophones qui continuent de rêver […] qu’un pays comme le Cameroun peut accepter une sécession». L’on oublie ainsi qu’il y a LES anglophones et DES anglophones, la différence étant la suivante :
Les, article défini, désigne l’ensemble. Et donc, dire « Les anglophones », c’est désigner tous les Camerounais qui ont l’anglais comme langue véhiculaire, les ou des francophones compris. Veut-on dire par cette globalisation que ce sont tous les Camerounais anglophones qui veulent la sécession ?
Des, article partitif et indéfini, n’exprime que le pluriel contracté d’une partie spécifique d’une chose. L’appartenance du Cameroun au Commonwealth en fait un pays anglophone. Les Camerounais sont donc anglophones. L’exception à la règle, c’est qu’il y a des Camerounais anglophones (simple pluriel de quelques-uns) qui, à tort ou à raison, ne veulent pas rester Camerounais. Et ce n’est pas parce que la mal gouvernance fertilise le terrain à de prétendus sécessionnistes pour surfer sur les frustrations des populations, qu’on peut oser considérer tous les anglophones comme des sécessionnistes.
En face de la minorité qui parle d’Ambazonie et sert d’alibi à la fuite en avant coutumière du gouvernement, il y a une majorité d’anglophones qui réclament seulement d’être gouvernés avec justice, dans une nation unie, paisible et prospère pour tous. Le problème de cette majorité désormais entre l’enclume des sécessionnistes et le marteau de la répression, c’est l’impuissance de ceux qu’elle croyait être ses élites politiques, et qui sont devenus aphones à force de s’engluer dans les prébendes corruptives d’une autocratie prédatrice et étrangère à la patrie camerounaise.
Le seul discours politique pédagogiquement crédible, qui ait été adressé aux populations des régions anglophones en crise, si on met à part la dernière position de l’épiscopat national, ne vient, ni du gouvernement qui a l’obligation de promouvoir la paix ni du côté de ceux qui y aspirent, mais d’un leader social sortant de prison, qui appelle le peuple à la non-violence, et invite le gouvernement à l’ouverture d’un dialogue sur la crise.
Sitôt libéré de prison, Agbor Balla a lancé aux populations du Nord-ouest et du Sud-ouest (Le Messager du 25/9/2017), un appel dont il nous pardonnera de faire nôtres de larges extraits, sachant que l’Histoire lui donnera raison. Tant il est vrai qu’on ne peut tromper tout le peuple qu’une partie du temps.
« … Nous sommes conscients qu’au cours des 11 derniers mois, affirme Agbor Balla, diverses conditions nous ont amenés à être en colère, déçus, frustrés, mal informés et, dans certains cas, cela a conduit à des actes de violence. Conformément à notre approche, nous vous invitons tous, frères et sœurs et parents, à faire preuve de retenue et à lutter contre toute sorte de violence ». Et de citer Martin Luther King Jr : « Dans notre quête d’un espace légitime, nous ne devons pas boire la coupe de l’amertume et de la haine ». Invitant à abandonner la violence parce que, dit-il, « l’amour dépasse toujours la haine », il poursuit :
« Nous avons la responsabilité collective d’éviter l’incendie de nos bâtiments privés et publics, en particulier les écoles. J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre certains d’entre vous sur vos expériences et vos aspirations. Nous pouvons vous assurer que nous avons entendu vos frustrations bruyantes et claires […] Même si nous pouvons différer d’approches, nous devons respecter les opinions des autres […] C’est une caractéristique d’une société démocratique d’avoir des opinions et des points de vue divergents.
Le gouvernement a la responsabilité de prendre des mesures pour atténuer les tensions au sein de nos communautés afin de réduire la probabilité de conflit […] La solution doit être politique ». Le leader de la contestation poursuit : « J’attends avec impatience que le chef de l’État demande un forum de dialogue pour aborder les causes profondes de la crise anglophone et pour y trouver des solutions durables. Je demande instamment à l’armée de se rappeler que leur principal devoir est de protéger les vies civiles […] »
« Vous avez tous montré, dit-il aux populations anglophones, que vous avez la résilience, la volonté et le courage nécessaires pour travailler en vue du changement en tant que peuple. Ce sont les qualités que nous défendons et dont nous aurons besoin lorsque nous nous efforcerons d’améliorer la société. Une société où les droits de tous les peuples sont respectés et protégés […] Une société où la prospérité est partagée, où les gens ont accès à de bons soins de santé, à des infrastructures et à des emplois […] Une société dans laquelle nous assumons collectivement nos responsabilités civiles et n’hésitons pas à lutter contre la mauvaise gouvernance » […].
« Nous en sommes là où nous sommes aujourd’hui, dit-il, parce que le statu quo est inacceptable. Une nouvelle génération est née et est prête à prendre le contrôle de sa destinée. Les dirigeants de tous les côtés ont l’obligation morale de se réunir, et de s’attaquer aux griefs du peuple, afin que nous puissions forger de nouvelles obligations qui nous permettent à tous de vivre dans la liberté, la paix et la prospérité.»
Un tel discours n’appelle pas à la sécession. Il invite à la prise de responsabilité des forces sociales et de l’Etat, pour reconstruire une nation apaisée, à laquelle l’appartenance n’est plus synonyme d’adhésion à un pacte jacobin empêchant les particularités régionales de s’épanouir. Chose possible si le pays a un chef capable d’impulser un dialogue inclusif, et de laisser émerger un leadership anglophone pour porter la parole des populations à cette table de dialogue. C’est parce que ce leadership originel a été déconstruit par le gouvernement que les sécessionnistes ont envahi le champ politique où ils capitalisent les souffrances des populations.
M. Biya est-il encore capable de répondre adéquatement à cette attente ? On en doute. Car qui ne peut pas le moins ne peut pas le plus. Le mieux c’est peut-être qu’il avoue son échec et passe la main, afin que l’escalade de la violence ne transforme le Cameroun en État néant.

Jean Baptiste Sipa, journaliste


Décentralisation, Fédéralisme, Sécession...
Que peut-on dire de nouveau au Cameroun au sujet de la crise sociopolitique dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ? Depuis plus d’un an, cette crise est l’objet de nombreux développements discursifs sur son origine, son développement et ses solutions. On a alors l’impression que toute parole sur le sujet relève désormais du superflu, au sens où Marx affirmait que les philosophes avaient diversement interprété le monde et qu’il importait désormais de le transformer. Oui, il faut passer à la transformation des données de la crise en agissant sur ses sources profondes pour avoir une paix durable. Sans entretenir outre mesure un débat oiseux, il semble tout de même nécessaire, en s’inspirant des rapports entre le discours et les transformations sociales tels que théorisés par Norman Fairclough, de préciser que le discours précède, accompagne et suit les changements.  
En l’état actuel de la crise, des discours ont suffisamment sondé les sources. Parmi celles-ci, il y a une masse critique d’analyses qui relèvent la volonté de la majorité francophone d’effacer la personnalité anglophone du Southern Cameroun qui accepta en 1961 de se rattacher au Cameroun oriental. Cette volonté se traduit, selon ces études, par la marginalisation des originaires de cette partie du pays dans le processus de prise de décision et de gestion des affaires publiques. Elle s’actualise par ailleurs, d’après la même littérature, à travers une centralisation qui fait de l’Etat une réalité étrangère aux populations qui avaient pourtant été habituées à gérer au niveau local des problèmes publics de proximité. Certaines opinions n’hésitent d’ailleurs pas à soutenir la thèse de la colonisation du Cameroun anglophone par le Cameroun francophone.
Ces discours sur les sources étant connus, d’autres devraient maintenant structurer l’espace public en prenant en charge les transformations dont nous posons l’hypothèse qu’elles se feront. Ceux-ci commencent par une clarification des solutions proposées comme réponse à la contestation de l’ordre étatique actuel, laquelle se manifeste principalement par des villes mortes dans les deux régions qui forment l’ancien Southern Cameroon, le vandalisme (édifices publics - établissements scolaires surtout), l’explosion de projectiles dans certains lieux publics, etc. Avant d’en venir à ces solutions probables, il semble primordial de préciser que les enjeux de la contestation en cours sont multiples. Deux d’entre eux sont proéminents : pour certains, la contestation est un moyen de pression sur les Francophones dominants afin que les Anglophones accèdent à une égale représentation à des positions de pouvoir au sein de l’Etat ; pour d’autres, elle est vue comme une gouvernance dans laquelle le pouvoir de participation à la gestion de la chose publique reviendrait au peuple à la base.
Pour sortir de la crise, certains pensent qu’il suffit de faire une redistribution des cartes au niveau des positions de pouvoir ou alors de procéder à une révision des modalités de production de l’élite dirigeante. La succession et la permanence des opinions dans l’espace public national permettent tout de même de percevoir ce que l’on pourrait considérer comme étant des tendances lourdes de solution à la crise. Ces tendances régulièrement exprimées à travers les médias sont : d’abord la décentralisation, ensuite le fédéralisme, enfin la sécession.
La décentralisation est la solution qui sied à ceux qui tiennent aujourd’hui les rênes du pouvoir. Elle correspond à l’idée que se fait le président de la République d’un Etat du Cameroun dont il estime qu’il ne devrait plus y avoir débat sur la forme actuelle. Cette décentralisation est prévue par la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 mais elle n’a jamais été véritablement mise en œuvre. Dans les rangs du parti au pourvoir surtout, l’on pense qu’en l’appliquant intégralement, l’on éloignerait le spectre de la crise.
Le fédéralisme est la solution la plus plébiscitée dans les discours qui circulent sur les réseaux sociaux, sous réserve d’enquêtes empiriques rigoureuses. Il s’agit, selon ces discours, soit de revenir à deux états fédérés pour respecter le statut des deux Cameroun avant la réunification de 1961, soit de faire un fédéralisme à dix Etats en suivant la configuration actuelle des régions administratives existantes. L’on peut penser que l’essentiel des Camerounais originaires des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest qui adhèrent à cette solution penchent davantage pour la première option. Mais l’on peut également imaginer que la deuxième serait un moyen de donner satisfaction à tous, si tant est que l’essence de la bataille c’est la recherche du bien-être collectif et que d’autres régions du pays pourraient formuler des revendications similaires à celles des deux régions sus citées.
La sécession, autrement dit l’indépendance de ce qui constituait le Southern Cameroon avant la réunification, est une solution considérée par certains originaires de cette partie du pays comme étant la vraie et l’authentique. Il est question ici de conquérir sur les contours territoriaux de ces régions une souveraineté internationale. Un Etat indépendant, donc, que certains désignent sous la dénomination de République fédérale d’Ambazonie. Les adeptes de cette solution ne se trouvent pas seulement dans les rangs de la diaspora ; on les retrouve aussi à l’intérieur du pays, même si ces derniers ne sont pas toujours prompts à assumer publiquement leur position. Pour ces derniers, il est question de corriger les turpitudes de l’Organisation des Nations unies qui, dans le processus d’autodétermination des peuples du Southern Cameroun, ne leur avait donné en 1961 qu’une possibilité : le rattachement soit au Cameroun soit au Nigeria.
D’autres tendances existent, mais elles peuvent être considérées comme étant mineures. Quoi qu’il en soit, l’application de l’une de ces solutions dépend forcément de la volonté des acteurs de la crise à mettre un terme à une situation qui irait plus mal. Mais l’on semble s’installer progressivement dans le soupçon et la suspicion. A travers les débats, l’on a au fil des mois enregistré des reproches dans les deux camps : à l’Etat, l’on reproche la suffisance, le dilatoire stérile et la condescendance des autorités vis-à-vis des populations qui revendiquent ; à ces derniers et particulièrement les leaders, l’on reproche la radicalisation et l’évolution des représentations vers une idéologie sécessionniste. Le dialogue constructif paraît aujourd’hui rompu. Le gouvernement a le choix soit de le renouer directement ou avec l’aide d’un médiateur, soit de mettre immédiatement en œuvre les réformes institutionnelles qui s’imposent dans chaque solution.
La visibilité de la mise en œuvre d’une solution ou d’une autre n’est toutefois pas toujours assurée. L’on est dans le flou ; un flou que l’Etat et les autres protagonistes devraient lever au plus vite. Le plus urgent, je crois, c’est d’éviter que l’on ne sombre dans un espace de non-droit. Lorsqu’on s’y retrouve, les plus faibles en paient le prix fort. Et ils sont nombreux, ceux-là qui, dans leur fougue juvénile, s’offrent sans crainte ni peur en sacrifice. L’histoire des luttes d’émancipation à travers le monde nous parle encore. Le changement social se nourrit parfois de sang mais il est toujours vrai que chaque jeune qui disparait est une perte pour le développement et le rayonnement des peuples. Les Camerounais ont hâte de voir des solutions se déployer. Immédiatement./
Alexandre T. Djimeli


Considérations générales sur la ''crise anglophone''
Il est sans doute utile, avant toute chose, de partir d’un présupposé qui consiste à remettre en cause la thèse négationniste à tendance révisionniste résolument inscrite dans le « politiquement correct » et qui nie en bloc l’existence d’un problème anglophone au Cameroun. Si le refus d’une telle évidence peut être politiquement fondé, les arguments développés par ses théoriciens résistent difficilement à tout constat empirique qui fonde l’entreprise scientifique. Par contre, au moment où émerge et se structure la culture monde, que les entrepreneurs de la crise anglophone se fondent, de façon à la fois nostalgique et révérencieuse sur la colonisation anglaise, paraît pour le moins curieux. La colonisation n’est que l’une des multiples et historiques phases de sédimentation et d’enchevêtrement de notre culture séculaire. Elle ne saurait devenir le référentiel de notre imaginaire. François Bayart ne dit-il pas que le « moment colonial » n’est qu’un moment dans la dynamique historique des sociétés africaines. Plutôt que de continuer à nous définir par rapport à un hypothétique legs colonial fut-il français ou britannique, nous devons nous inscrire dans une dynamique fondée sur l’exigence de la réinvention culturelle qui dépasse le simple transfert/héritage pour s’inscrire et/ou s’inspirer de la « traversée » du philosophe camerounais Jean-Godefroy Bidima. Même si le moment colonial a indubitablement laissé en nous des traces, il devient nécessaire et urgent de fonder notre construction identitaire sur des valeurs plus nobles et moins déshumanisantes que celles de ce passé colonial que très peu d’entre nous avons par ailleurs expérimenté. Cessons de nous considérer comme des rejetons des cultures franco-jacobine et Anglo-saxonne pour nous constituer en « afropolitain » au sens d’Achille Mbembe. La modernité est une somme de brassage et d’inventivité. Tout comme l’univers actuel cosmopolite - au sens où l’entend le philosophe ghanéen Kwame Anthony Appiah - peut être défini comme une sorte d’‘universalité plus différence’.  
Ceci étant dit, il importe de préciser qu’aucun Camerounais encore doté de bon sens ne peut être fondé à supporter ou à encourager la partition du pays. Le bilinguisme est certes un héritage colonial, mais on devrait l’assumer et en être fier, car il fait du Cameroun un pays unique en Afrique. Tout comme le multiculturalisme, le bilinguisme fonde l’exception camerounaise et s’inscrit, incontestablement dans l’essence même de l’État. La diversité constitue un grand atout que l’on doit pouvoir capitaliser. Bien de pays nous envient et nous devons en être jaloux. Au-delà d’une simple question du patriotisme, la lutte pour l’unité devrait s’inscrire dans le registre de la fierté nationale. Cette dernière doit constituer un mythe fédérateur qui rassemble et mobilise toutes les composantes du champ social et du champ politique. Il est en effet de plus en plus clair que la prospérité appartient désormais aux grandes entités et non aux minuscules États en cours d’accomplissement et dont il importe de questionner la capacité d’adaptation et de survie. Il est connu dans nos traditions africaines que la force véritable réside dans le nombre.
La crise est profonde et les événements récents, précisément ceux du 22 septembre, l’attestent à suffisance. Rendu au stade actuel, il y a lieu, non plus de se livrer à des incantations, des invectives et autres dérives verbales souvent déclinées sous forme de provocation, mais de puiser dans notre imaginaire, des solutions de sortie de crise. Pour ma part, il faut commencer par quelques préalables indispensables.

Préalables
Le Cameroun croule sous le joug d’un certain nombre de contentieux historiques qu’il importe de vider. À ceci s’ajoutent des frustrations nourries par une pauvreté rampante doublée d’une misère permanente. Les Camerounais sont devenus nerveux et violents. Violence verbale d’abord, mais aussi violence dans les interactions quotidiennes dont le bourgeonnement terminal est la désacralisation de la vie voire de l’être humain. L’agressivité de la vie a opéré une transformation ontologique et provoqué une mutation non seulement des rapports à soi, mais aussi des rapports d’intersubjectivité. Plus que jamais, la vie est un combat. Combat réflexif, combat asymétrique et combat symétrique dans un environnement caractérisé par la prégnance d’actes de barbarie (agression, viol, vol, terrorisme, assassinat, justice populaire, enlèvement, accidents, règlement de comptes). Les forces de défenses elles-mêmes s’inscrivent progressivement dans cette dynamique d’hara-kiri avec l’assassinat par Jean Blaise Wouboune à Mora le 4 octobre 2017 du Chef de bataillon Marc Narcisse Ayissi Tsanga et à Kousseri le 15 juillet 2017 du Capitaine Ondoua Ondoua et quelques autres frères d’armes par Jude Woumessi. Quels qu’en soient les mobiles, il apparait clair qu’une ère de violence a vu le jour et augure une situation bien plus compliquée que la défense de l’intégrité territoriale qui constitue le cœur des missions de notre armée nationale. Si l’on n’y prend garde, il y a risque d’escalade au sein de nos forces de défense. Bien plus, une réelle menace pèse sur la déclinaison de la représentation qu’ont les Camerounais de leur armée.  
Si pour le cas d’espèce, le problème anglophone est au centre des préoccupations, il faut éviter de l’inscrire dans une banale logique étriquée, partiale et partielle, car c’est véritablement d’un problème camerounais dont il est question. Lequel problème s’énonce en termes de gouvernance mentale d’abord, mais surtout de gouvernance des rapports sociaux, d’articulation de notre intersubjectivité politique –rapports en va-et-vient entre le « champ social » et le « champ politique » - et enfin d’inscription contradictoire dans l’ère de la vie numérique caractérisée par la culture des TIC et autres réseaux sociaux. Pour faire vite et simple, il s’agit, de façon problématique, de la difficulté du Camerounais à s’auto projeter dans le dispositif postmoderne et d’en faire un levier central d’une réinvention permanente de soi, seule échappatoire à la primordialité dévorante qui nous tient en otage et, à la manière d’un somnambule, nous plonge dans l’illusion d’un malheur qui serait hors de nous. Autrement dit, il faut réinventer nos paradigmes et procéder à un questionnement ontologique.      
Compte tenu des multiples contentieux historiques qui attendent d’être vidés, il faut procéder à l’évaluation de la charge historique et la détermination de son poids sur le comportement conscient ou les réflexes des uns et des autres. En d’autres termes, la prégnance de notre patrimoine historique doit passer au crible de la pensée critique. De façon asymptotique, notre posture itinérante doit côtoyer la ligne d’envoûtement que suit notre héritage historique.  
Un autre préalable indispensable est l’état des lieux. La dégradation du climat sociopolitique dans les deux régions concernées par la crise exige que des investigations soient diligentées. Ces investigations doivent être de nature policière bien sûr, mais elles doivent aussi porter sur des éléments scientifiques (sociologie, anthropologie, philosophie, ethnologie, psychologique, etc.). C’est en effet le lieu de faire intervenir les hommes de science qui pratiquent régulièrement le terrain et qui, dotés de bons outils d’appréciation et de compréhension, sont compétents pour explorer la rationalité sous-jacente à la crise. À l’évidence des faits palpables et vérifiables, quelque chose d’important se déroule sur le terrain. Notre regard lointain fondé sur la rumeur et autre expérience de laboratoire ou acquis théoriques est trompeur. Nous naviguons allègrement sur des présupposés et des théories farfelus ainsi que des analyses qui, pour l’essentiel, ne reposent que sur des divagations déconnectées du substrat sociétal et structure fonctionnelle. Cette démarche paresseuse est structurellement et conjoncturellement préjudiciable. Il faut faire le point de la situation afin de la tirer au clair. Malgré les supputations, on n’est pas encore tombé d’accord sur le diagnostic froid de la crise et la définition de la nature du problème. Est-on encore au stade du factuel ou sommes-nous déjà passés au phénoménal ? Il y a lieu de faire la part des choses pour éviter des palliatifs qui ne contribueront à résoudre la crise qu’en partie. Il ne s’agit pas de procéder comme le souhaitent certaines ONG’s et autres organismes internationaux à la chasse aux sorcières, mais de trouver des éléments qui permettront de (crever) l’abcès avant de le traiter. Il est mieux d’identifier les coupables avant de leur accorder le pardon dans la perspective de la décrispation du climat social. En effet, un aspect qui couve risque d’hypothéquer l’objectif final qui est le vivre ensemble. Au stade actuel de la crise, les tabous ne peuvent que contribuer au pourrissement et à la rupture. D’où l’impérieuse nécessité d’un dialogue politique franc fondé sur le principe de la bonne foi.

De la problématique d’un Dialogue franc et inclusif   
Les acteurs nationaux l’ont dit avec insistance, la communauté internationale le réclame sans détour: le dialogue inclusif est la voie idéale de sortie de crise. Un consensus et une sorte d’unanimité se dégagent à ce sujet. Cependant, très peu d’acteurs politiques ou d’observateurs questionnent les modalités pratiques du possible dialogue. En fait, bien qu’opportun et visiblement justifié, un dialogue conçu et acté simplement comme moyen de résolution de la crise ne me semble pas durable. Il importe de penser, de façon holiste, le futur du Cameroun avec le dialogue comme une des étapes majeures. Autrement dit, le dialogue envisagé et très souhaité doit apparaitre comme un des éléments clés d’un arsenal de mesures visant à consolider durablement le vivre ensemble. Bien plus, la problématique lancinante des protagonistes du dialogue doit constituer un sérieux préalable. Quels en seront les niveaux de représentativité ? Oui pour le dialogue, mais avec qui ? À l’évidence, le mouvement sécessionniste apparait comme une nébuleuse. Il est établi que bon nombre de ses injonctions proviennent de l’extérieur du triangle national. Entre temps, les protagonistes du fédéralisme agissent de façon éclatée et ont des discours élastiques. Le tableau sur lequel ils surfent est vague autant que la plateforme sur laquelle ils naviguent et ne donne pas d’indicateurs clairs et visibles sur la nature de leur revendication. Une revendication qui a été stratégiquement, mais maladroitement récupérée par certains partis politiques dont le fédéralisme n’avait jusqu’ici jamais intégré l’idéologie ou tout au moins, le discours politique. Cette préoccupation constitue un défi qui entre dans le registre des préalables indispensables à la gestion de la crise. Il y a lieu, d’acter la représentativité en faisant intervenir ou participer toutes les composantes sociales, politiques et institutionnelles. On débouchera ainsi sur le caractère inclusif du dialogue.
En outre, il faut initier au préalable une réflexion à la fois sur la forme et l’objet du dialogue. Quel sera l’agenda du dialogue ? En effet, au stade actuel de la crise et bien qu’on soit d’accord sur le principe et son bien-fondé, il faut anticiper les risques de dérive et surtout de rupture totale ou de radicalisation excessive des positions des protagonistes conviés au dialogue. Le dialogue envisagé doit être une chance à saisir pour réinstaurer, de façon durable, la cohabitation pacifique entre les Camerounais.
Enfin, il faut réfléchir sur les stratégies/garanties d’application ou de mise en œuvre des résolutions du dialogue. C’est à ce niveau qu’il faut faire intervenir le principe de la bonne foi des participants et surtout, du respect de la parole donnée.

Instruments de pilotage stratégique de la communication gouvernementale
Le deuxième levier à activer est la mise en place d’un véritable plan/stratégie de communication de crise. À l’évidence on constate une sorte de dissymétrie en matière de communication entre divers segments qui animent la crise. Plus sérieusement, la crise en cours est une invitation non seulement à l’élaboration d’une véritable stratégie lisible de communication gouvernementale, mais à la réforme du paradigme qui gouverne nos nouveaux rapports aux médias dans leur ensemble. De toute évidence, la politique est un art certes, mais elle est aussi une science qui dispose d’un objet, d’une démarche, d’un vocabulaire, etc. Pour des raisons d’efficacité, il faut repenser et élaborer des instruments de cadrage juridico-légal de pilotage stratégique de la communication gouvernementale. À l’analyse, on s’est rendu compte que la crise s’est principalement articulée sur le terrain médiatique. Les activistes défenseurs de la sécession ont littéralement investi les réseaux sociaux, ce qui n’est pour l’instant pas le cas pour les autres protagonistes de la crise. La stratégie du dilatoire communicationnelle ne saurait contrecarrer le viol des foules (Serges Tchakhotine) par les tenants de la thèse séparatiste. Par ailleurs, la communication gouvernementale pratiquée jusqu’alors s’inscrit dans le registre d’une démarche réactionnaire que l’on peut qualifier de proactivité défensive. Or si le gouvernement disposait d’un instrument de pilotage stratégique de son action communicationnelle, il intégrerait inévitablement entre autres des actions offensives en terme préventif, car gouverner c’est avant tout et surtout prévoir. Gouverner c’est aussi envisager le long terme et c’est en cela que les mesures pérennes doivent être pensées et implémentées.

Actions à inscrire dans le long terme
Procéder, en bonne et due forme, à une minutieuse quête des détonateurs du vivre ensemble. Parmi ces détonateurs on cite, entre autres, les dispositifs de l’historicité, la mise en place d’une pédagogie du vivre ensemble, l’incitation à la mobilité horizontale des populations afin de favoriser un rapprochement et une connaissance mutuelle.
Il importe de définir un régime de l’historicité au sens de François Hartog c’est-à-dire le rapport du Camerounais à son passé, à son présent et à son futur. Pour ce qui est du dispositif de l’historicité, on note un aspect interne/régional et un aspect externe/national. En ce qui concerne le premier aspect, l’histoire nous renseigne que sociologiquement et anthropologiquement, les composantes de la partie anglophone que sont les régions du North West et celle du South West divergent.
On peut donc valablement envisager de sérieuses entraves à l’intégration et au processus du vivre ensemble des deux entités si jamais un fédéralisme mal pensé était instauré. Autrement dit, si nous sommes d’accord que la macro structure qu’a été la colonisation anglaise a structuré les populations des deux actuelles régions anglophones du Cameroun, il est évident, que d’un point de vue microscopique, c’est-à-dire local, il n’existe aucun élément fédérateur de type structurant entre elles. L’intégration ne se décrète pas, elle est une construction permanente autant que le vivre ensemble ne coule pas de source. Il se forge au prix d’inlassables efforts de ceux qui en sont les artisans politiques ou sociaux.
Sur le plan extérieur/national, le dispositif de l’historicité exige que soient exorcisés les démons de la division nés du débat sur la réunification du Cameroun. Les faits historiques sont têtus et il faut les assumer avec fierté. Les difficultés liées à la négociation ayant abouti, au cours de l’historique conférence de Foumban, à la mise en place d’une République fédérale sont compréhensibles certes, mais elles ne sauraient remettre en cause la dynamique qui a jusqu’ici caractérisé l’évolution des deux parties historiques placées sous les mêmes institutions. La problématique de la réunification constituait, pour les leaders nationalistes de l’UPC et surtout pour son Secrétaire général Ruben Um Nyobe, un préalable à l’accession du Cameroun à l’Independence. Il était question, aux fils et filles de l’ancien protectorat allemand de revenir à la maison afin, ensemble de construire une nation forte. Bien plus, la mise ensemble de deux parties occidentale et orientale justifie la singularité du Cameroun. Elle fonde le bilinguisme qui est la marque déposée du pays en Afrique.
Sans être révisionniste, il est urgent de restituer les faits historiques afin de partager avec les générations successives de Camerounais, notre patrimoine historique. Notre problème, notre véritable problème relève de l’ignorance de notre passé. On se comporte comme si le passé était le périmé qui ne mérite autre chose que d’être jeté au rebut. La méconnaissance de notre passé est source de nos malheurs, car l’histoire, la vraie histoire est source et ressource de l’intégration et de l’unité nationale. L’histoire nous donne les moyens de nous connaitre et de nous accepter pour une cohabitation pacifique. À ce niveau l’histoire ancienne jouera un rôle déterminant. Elle nous montrera que non seulement nous appartenons tous au genre humain, mais nos différences ne sont qu’apparentes et qu’à travers nos migrations anciennes et notre processus de peuplement, nous partageons une féconde proximité.
À un minutieux travail d’historiographie doit s’associer une entreprise pédagogique particulièrement en direction de la jeunesse. De génération en génération, l’histoire doit être enseignée non plus simplement comme un sujet de divertissement ayant pour but de créer ou susciter une délectation chez l’apprenant et un gagne-pain pour l’enseignant, mais pour servir de ferment idéologique du vivre ensemble dans une diversité féconde. L’histoire doit être mise au service du patriotisme. Elle doit servir de moule du consentement autour d’un idéal de vie commune.
Quant à la disposition constitutionnelle relative à la décentralisation, il faut admettre qu’un certain nombre de Camerounais militent en faveur de son application effective. C’est leur droit le plus absolu certes, mais dans les circonstances actuelles et au regard du niveau de pourrissement de la situation, il parait évident qu’une réflexion doit absolument précéder la mise en œuvre de cette disposition constitutionnelle. Au-delà d’une question de contexte qui hypothèque l’application automatique et sans questionnement de cette disposition constitutionnelle, il faut comprendre que bien qu’étant encore à leur stade liminaire, les avancées sur le chemin d’une véritable décentralisation suscitent nombre d’interrogations. Il y a nécessité de repenser la décentralisation et la recadrer avant sa mise en œuvre effective et progressive. La réflexion devrait porter sur les pratiques politiques propres au Cameroun et leur rapport à la décentralisation. En fait, en la matière, aucun modèle n’est transposable. Les exemples de décentralisation qui nous entourent peuvent nous inspirer, mais doivent demeurer des grilles pour servir de boussole et non des préfabriqués que l’on transposerait allègrement dans un pays comme le Cameroun dont l’histoire est particulière et les acteurs dotés de rationalités spécifiques. Avouer que le « Cameroun, c’est le Cameroun » n’est pas un simple slogan. Sur tout un autre plan, il serait souhaitable de procéder à une réflexion sur le redimensionnement de la carte administrative du pays. Ceci est un préalable aux réformes.qui ne doivent pas s’adosser sur des clivages d’origine coloniale, mais qui exige un nouveau paradigme.
Des mesures doivent être envisagées au sein du RDPC, parti du pouvoir. La crise actuelle dans les régions du Nord et du Sud ouest a, en effet révélé l’impérieuse nécessité de procéder à un renouvellement de la représentativité et des instances dirigeantes de ce parti politique. À l’évidence, les populations ne se reconnaissent plus en l’élite. La thèse d’un ras-le-bol d’une population qui se sent écartée du mécanisme de partage du gâteau national prospère et donne du grain à moudre.
La crise anglophone titille la proactivité de notre gouvernance. Elle teste notre capacité d’anticipation. L’ingénierie politique des acteurs et autres entrepreneurs politiques a été mise à rude épreuve. Un réajustement de la pratique politique en vigueur au Cameroun s’impose. Le ministre de la Communication n’affirmait-il pas sans équivoque que « nous n’avons jamais prétendu que le gouvernement est parfait, mais nous proclamons que le gouvernement est perfectible ». Ces propos d’une remarquable justesse confirment le fait que la crise constitue une école de la vie en général, mais plus précisément une école d’apprentissage et de réajustement de notre style de gouvernance. Il n’y a que les idiots qui ne changent pas et nous pensons que les multiples crises auxquelles se trouve confronté le Cameroun sont porteuses d’enseignement qui bien assimilés peuvent systématiquement améliorer la qualité de nos relations de pouvoir. La crise actuelle est, en définitive, un miroir qui nous renvoie, en pleine figure, notre propre image.
G.L. Taguem Fah, Université de Ngaoundéré

La fronde des ''Anglos'', par Jean-Baptiste Placca, RFI
Edouard du Penhoat : A la veille du 1er octobre, annoncé par ceux que l’on désigne déjà comme les séparatistes camerounais pour proclamer l’indépendance de leur région, un couvre-feu préventif a été instauré dans le Sud-ouest et le Nord-ouest du Cameroun. Comment expliquer que cette date, qui symbolisa, en 1961, la réunification de ce pays, en vienne, aujourd’hui, à marquer la discorde, sinon la désintégration de l’unité nationale ?
S’il est vrai que personne ne croit ni à une indépendance ni à un retour au fédéralisme, le fait même que l’on en soit à parler de risque de remise en cause de l’unité nationale est un aveu d’échec pour ceux qui, au pouvoir à Yaoundé, n’ont cessé de banaliser les souffrances et les frustrations d’une partie de leur peuple. Et, voilà comment un ministre, à mille lieues de la marginalisation que vit une partie de ses concitoyens, en arrive à se laisser aller à des comparaisons malheureuses, du genre de celles qui assimilent les revendications de gens qui souffrent réellement aux pratiques des pires gangsters de notre siècle, les terroristes.
Les dirigeants camerounais ne peuvent pas décemment continuer à réagir comme si les frustrations qu’énoncent les anglophones, faits et chiffres à l’appui, n’étaient que les caprices de gens jamais contents, toujours insatisfaits, en dépit de toutes les faveurs que le pouvoir peut leur accorder. Il y a des interrogations légitimes sur la place qui est la leur dans cette République naguère fédérale, puis unie, et désormais une.
La République a beau être une et indivisible, l’on ne peut pas oublier qu’à ces anglophones, dans les années soixante et soixante-dix, les dirigeants, francophones, du Cameroun, avaient dû faire une cour assidue, pour les convaincre d’adhérer à une réunification, alors pleine de nombreuses promesses. L’on ne peut pas faire, aujourd’hui, comme si ces populations n’avaient jamais aucun autre choix.
D’autres entités, dans d’autres nations, ont des aspirations et des revendications similaires, en Afrique, et même au Cameroun…
Sauf que l’on ne peut pas traiter les anglophones camerounais comme les populations d’autres nations, dans lesquelles il y aurait des revendications régionales, indépendantistes, et autres, au sein de républiques, à l’origine, unies. La fusion totale des anglophones dans le Cameroun, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a nécessité des étapes diverses, avec les subtilités de langage appropriées à chaque phase. République Fédérale, République unie, jusqu’à l’actuelle République du Cameroun.
Les frustrations des anglophones, aujourd’hui, plongent donc leurs racines dans les promesses non tenues des phases successives par lesquelles ils ont été attirés dans… ce mariage !
Cela justifie-t-il, pour autant, que l’on veuille revenir en arrière ? L’unité est consommée…
L’unité, même consolidée, ne peut être viable, si elle fonctionne comme un piège. Comme si, dès lors que vous y êtes entré, vous n’aviez plus le choix. Comme si toute l’attention dont on vous a entouré avant de vous y entraîner, disparaissait, comme dans un mariage contraint. Et l’histoire du monde, même l’histoire récente du continent africain montre que les populations qui se sentent mal dans une nation peuvent la quitter, pour aller vivre leur destin ailleurs. Pour le meilleur, ou pour le pire, comme on pourrait le dire pour le Soudan du Sud, par exemple. Mais, voyez-vous, en dépit de l’enfer qu’ils vivent aujourd’hui, les Soudanais du Sud, s’ils étaient consultés, vous diraient probablement que pour rien au monde, ils ne retourneraient dans le Soudan d’hier.
N’y aurait-il donc aucune solution, en dehors du fédéralisme ou de l’indépendance, pour les anglophones du Cameroun ?
Toutes les solutions restent possibles. Y compris le statu quo institutionnel, mais avec quelques garanties solides d’y être mieux traités. Ce peut aussi être avec des réaménagements institutionnels, qui leur concèderaient un peu mieux, un peu plus que le cinquième rang, dans le protocole d’État. Et, aussi, quelques autres petites garanties, par rapport au bilinguisme, qui devrait être une richesse pour tous, et non une corvée pour certains.
Le monde comptait quelque 159 États avant la chute du Mur de Berlin. Les Nations unies affichent, aujourd’hui, pas moins de 193 États membres, et les chiffres précis s’élèvent à 197. Les explorateurs n’ont pourtant découvert aucune île nouvelle, aucun continent supplémentaire. Outre l’accession de territoires et peuples sous domination à la souveraineté internationale, la plupart des nouveaux États sont issus du désossement d’États au sein desquels certains peuples se sentant à l’étroit ont pris le large.
Même l’Afrique, après avoir chanté, trois décennies durant, l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, a fini par concéder la naissance de trois ou quatre nouveaux États, dont l’Érythrée, soustraite de l’Éthiopie, et le Soudan du Sud, déduit du Soudan.
Car le mépris et la condescendance sont ce qu’il y a de plus friable, comme ciment, pour l’unité nationale. Au Soudan, comme au Cameroun.
Jean Baptiste Placca, Rfi, 30 septembre 2017

Pour une lecture politique de la crise dans les régions anglophones
Le 1er Octobre dernier des camerounais ont encore perdu la vie à cause de leur opinion politique. Comme c’est toujours le cas en pareille situation, les débats ont commencé sur le bilan des affrontements. 100 personnes selon les organisations non gouvernementales et la société civile, juste une dizaine selon le porte-parole du gouvernement. Quoiqu’il en soit dans une situation pareille peu importe le nombre, chaque mort est un mort de trop. La surenchère verbale fait appeler les manifestants des assaillants voir même selon le ministre de la communication des terroristes tandis que les médias parlent d’insurrection. Si le chaos né de ces mouvements sociaux a créé la confusion sur le terrain, celle qui émerge des esprits des analystes qui parlent pour la plupart des revendications identitaires tient surtout d’une lecture étroite des faits politiques au Cameroun.
Cette contribution postule qu’il faut remettre la politique au centre de l’analyse des faits.

Le conflit identitaire en question
Beaucoup ont perçu la crise dans la partie d’expression anglophone du pays comme un conflit identitaire qui faisait resurgir l’ethnocentrisme. Le concept d’identité est multi disciplinaire et  nécessite une critériologie pluriel pour être appréhender. En sociologie, l’identité renvoie à la conscience de soi qui conduit aux normes et aux pratiques culturelles débouchant à la constitution des groupes. En politique, l’identité est comprise comme une recherche de conciliation des concepts nation et ethnicité. Les études de la religion quant à elles attribuent l’identité à une croyance. Lorsque l’identité se rapporte aux conflits, de nombreuses sciences telles que l’anthropologie, la littérature, les sciences médicales, la philosophie et l’histoire ont leur propre lecture. Il y a donc conflit identitaire lorsqu’une personne ou un groupe de personnes a le sentiment que sa culture est menacée, déniée de tous respects et de la moindre légitimité. D’ailleurs pour certains auteurs comme Lederach, tout conflit est un conflit identitaire. Si on se rapporte ces définitions à la crise actuelle dans les régions anglophones du Cameroun, il est facile de conclure que l’on est devant un conflit identitaire qui est articulé par le priomordialisme et les relents d’ethnocentrisme. La plupart des analyses sont vite tombées dans l’essentialisme en mettant en avant l’histoire coloniale et même post coloniale. Plusieurs ont réifié l’identité dite anglophone dans l’optique de forger les traits et renforcer le discours dichotomique : eux-nous. Cette lecture ignore le caractère fluide de l’identité et le fait que celle-ci ne soit pas figée dans le temps mais En réalité, toute identité n’est pas qu’ethnique ou sociologique. La saillance politique et surtout idéologique d’une identité peut très bien en fonction des situations prendre le dessus sur la motivation à l’action. Dans son analyse sémillante sur les causes des révolutions sociales, Theda Skocpol explique que la crise de l’État et la domination des classes comptent parmi les principales causes des révolutions sociales. Le régime à Yaoundé lui n’a qu’une seule solution à toute crise politique au Cameroun : fournir des strapontins aux élites. Cette situation aggrave les deux causes mentionnées par Skocpol. L’État unitaire a toutes les peines du monde pour pénétrer le corps social. Si vous êtes un jeune né à Mamfé, le gendarme (visage de la répression) est souvent le seul élément de la présence de l’État avec laquelle on est familier. Les élites cooptées sans le consentement de la population narguent celle-ci en les éclaboussant avec leurs rutilants 4X4 nécessaires pour emprunter les pistes qui servent de routes dans ces régions. On a pas besoin d’être manipulé pour vouloir mettre un terme à une telle injustice et faisant la politique autrement que par les sempiternelles et inefficaces lettres ouvertes au chef de l’État.

Revendications politiques
La politique au Cameroun consiste très souvent en une lecture ethnique des situations qui surviennent avec une conviction toute camerounaise que les gens ne sont pas assez matures dans notre pays pour s’engager politiquement au-delà des liens sanguins. Si on regarde les faits sous cet angle, on se rend compte que même au moment du référendum de 1961, il y avait dans cette même aire géographique des points de vue différents sur cette question.
Ce qui se passe dans les régions d’expressions anglaises du pays est simplement et purement de la politique, de la vraie et de la pure comme on n’en a pas vue chez nous depuis longtemps. En effet si on comprend la politique comme étant la gestion des affaires de la cité, conscient que les ressources sont limitées, les groupes s’organisent pour  attirer l’attention sur leurs besoins ou pour promouvoir leurs idées. C’est ce qui s’est passé avec le consortium qui a revendiqué des changements dans les procédures administratives dans l’éducation et la justice. Ces réclamations ont abouti à un rejet total du régime. Ce refus a conduit à ce que l’on nomme en négociation la stratégie de la porte sur la face qui consiste à demander l’impossible (l’indépendance) pour obtenir le possible (autonomie plus accrue, fédéralisme). C’est ici que le régime dont l’unique pratique politique consiste à faire la cooptation néopatrimoniale a été largué. En effet, mal gouvernée, le Cameroun cette république des mémorandums, est souvent traversée par des revendications similaires comme a vu lors de l’admission à l’école Normale de Maroua, ou lors de cette de la faculté de médicine des sciences bio animales de l’université de Buea il y a quelques années pour ne citer que ceux-là. La différence est que cette fois-ci nous avons affaire à un groupe bien qu’organisé qui a néanmoins une structure acéphale, difficile de le détruire par simple corruption du chef. L’impossibilité de dicter les termes de la négociation est l’autre limite qui a conduit la crise dans une impasse et démontre l’incapacité du régime à faire de la politique. Les thuriféraires ont ainsi affirmé que la forme du régime politique ne pouvait pas être négociée. On a accusé le mouvement de s’être politisé (insulte ultime au Cameroun, pays ou cet adjectif contribue à jeter l’opprobre sur la moindre revendication sociale). Or il se trouve que l’idéal de tout mouvement social est de se politiser parce qu’ultimement c’est l’entité politique qui prend les décisions dans l’attribution des ressources. Dans un pays où les dirigeants sont convaincus que les urgences sont seulement dans les hôpitaux, comment on fait avancer une cause si on ne la rend pas politique?

Idées politiques
Discuter la forme de l’État est surtout et avant tout une idée politique. Contrairement à ce que l’on entend de la part des essentialistes, cette idée n’est pas l’apanage d’un groupe sociologique. Mais bien une vision de comment organiser le vivre ensemble. Cette idée ne saurait dont être déclarée illégale. Les gens doivent pouvoir parler librement de fédéralisme et même de sécession si telle est l’opinion qu’ils expriment.  L’idée du fédéralisme et même celle de la sécession des adeptes des deux côtés du Mungo. Il y a des camerounais d’expression francophone qui sont pour le fédéralisme pour toute sorte de raison et même certains qui s’ils n’étaient pas moins téméraires que leurs confrères anglophones demanderaient sans doute la division du pays eux-aussi. Le discours manichéen qui veut qu’il y ait d’un côté des patriotes qui veulent la paix et sont contre la division et de l’autre des aventuriers qui veulent la guerre est très limité. Personne ne milite autant pour la division du pays que ceux qui au pouvoir depuis des décennies font une utilisation privée des biens collectifs au mépris des besoins de la majorité. La mauvaise gestion de crise et l’absence de plan de sortie autre que la manipulation et à l’occasion l’intimidation ont fini par rendre populaire une idée politique comme la sécession qui était il n’y a pas longtemps somme toute marginale. En effet contrairement à une généralisation qui tend à étendre les idées défendues par ce mouvement à l’ensemble de la population dans une aire géographique donnée, il y existe au moins quatre grandes tendances dans la partie d’expression anglophone du pays quand il est question de l’organisation du vivre ensemble :
Les tenants du statu quo qui ne veulent surtout aucun changement dans la forme actuelle de l’État. On peut citer dans ce groupe les grandes familles patriciennes principales bénéficiaires de l’immobilisme.
Les adeptes d’une autonomisation plus accrue. Ceux-ci souscrivent aux prescriptions de la constitution de 1996 et qui souhaiteraient que plus de points d’autorités soient accordées aux paliers du gouvernement inférieurs ainsi qu’aux collectivités locales.
Les chancres du fédéralisme avec au premier rang desquels les militants du SDF désirent l’avènement d’une république où des États fédérés autonomes (le nombre de ceux-ci est un débat dans ce groupe) présideraient aux destinés des gens qui y vivent tandis que l’État central s’occuperait des dossiers comme l’armée et les relations extérieures.
Les mordus de l’indépendance insistent sur le fait que la réunification s’est construite sur le mensonge et elle a été maintenue sur des promesses brisées. L’idéal serait donc une séparation pure et dure.
Ces positions sont avant des idées qui méritent d’être débattue dans un cadre politique. S’il est regrettable que la bêtise humaine ait une fois de plus entrainé bêtement la mort des camerounais, on peut presque dire que cette crise est une aubaine pour la politique au pays. En effet, alors que depuis longtemps au Cameroun, l’activité politique est simplement réduite à l’appartenance ethnique, cette crise offre l’opportunité de faire la politique autrement. Elle permet enfin de cristalliser l’idéologie politique autour d’un débat sur deux grandes approches : le fédéralisme ou l’État unitaire. Comme il y a la gauche ou la droite ailleurs, on pourrait avoir des partis fédéralistes ou les partis unitaristes s’affronter sur leur lecture du vivre ensemble au pays. Au lieu de traiter les autres de terroristes ou de menaces pour la paix, le régime gagnerait à démonter faits et statistiques à l’appui l’avantage de sa posture actuelle et en quoi elle est préférable par rapport à l’option fédéraliste.

Le vrai enjeu :
Si elle n’avait pas débouchée sur la mort des camerounais, la surenchère verbale actuelle du gouvernement aurait été simplement risible. En effet en plus d’être depuis 20 ans un mouvement marginal et très esseulé, les indépendantistes camerounais sont de loin mais alors de très loin parmi les plus pacifistes au monde. La plus part des groupes indépendantistes évoluent de manière duale : un groupe armé et un mouvement politique. Ce qui est loin d’être le cas au Cameroun. Le SCNC est depuis 1995 date de sa création, un épouvantail qui s’agite au gré des évènements mais il n’a vraiment pas de quoi faire perdre le sommeil au pouvoir. Habitué au chantage à la sécurité, le régime compare déjà le mouvement de revendication ambazonien à Boko Haram. Outre le fait que ce gouvernement a quand négocié avec la secte islamiste qui a les mains tachées du sang des camerounais, il n’a en réalité aucune commune mesure entre Boko Haram et le mouvement dans les régions anglophones. Par ailleurs contrairement à ce que les médias et le gouvernement affirment, les risques réels de sécession dans cette zone sont vraiment minimes voir nuls. Parmi les principales conditions pour la souveraineté d’un État se trouve l’acceptation de son nouveau statut par les autres États et surtout les États voisins. Or le Cameroun et le Nigéria ne veulent pas entendre parler d’Amazonie. Bien que ces régions soient adossées à la mer et à un pays limitrophe, indicateurs qui font naître et perdurer une éventuelle rébellion, le Nigéria qui lui-même fait face à ses propres divisions internes avec les Ijaws et surtout les réminiscences du Biafra ne veut surtout d’une éventuelle sécession du Southern Cameroun qui risquerait de donner ses idées à certains États de sa fédération. Pour qu’il y ait division définitive du pays, les termes d’un éventuel référendum devraient être négociés entre le Cameroun et les séparatistes. Le pourcentage acceptable à ce référendum et les conditions de son organisation devraient si jamais il faille l’organiser un jour, faire l’objet d’un commun accord. On doit évaluer la part de la dette publique camerounaise qui reviendra à ce pays et bien plus encore. En fait durant cette crise à aucun moment, il n’y a eu un risque réel de partition du pays. Qu’est-ce qui dans ce contexte explique la frilosité du régime et le recours à la manipulation? C’est seulement le fait que la population comprenne enfin ce que c’est que la politique dans notre pays. Que les gens sachent enfin que pour faire avancer leurs causes, ils doivent prendre leurs destins en mains et négocier de pied ferme la part des ressources qui leur revient. En fait le vrai enjeu de cette crise est que les camerounais commencent enfin à faire la politique et dont à mettre mal à l’aise un régime qui n’a que la corruption des élites comme outil de transaction.
Serge Banyongen, Ecrivain


Radiographie d'une dictature crépusculaire à huis clos
Au Cameroun, pour qui veut les égrener, les symptômes de la décadence sautent aux yeux et ne cessent de s’accumuler. Arrivé au pouvoir de manière inattendue en 1982 après la démission d’Ahmadou Ahidjo, premier chef d’État camerounais, Paul Biya ne fit guère longtemps illusion.
Brutalement ramené à la réalité en 1984 au lendemain d’une tentative sanglante de coup d’État qui coûta la vie à des centaines de mutins originaires pour la plupart du nord du pays, il rangea très vite au placard les velléités de réforme dont il s’était fait, un temps, le porte-parole. Puis, s’appuyant en partie sur les dispositifs et techniques de répression hérités de son prédécesseur, il entreprit de mettre en place l’un des systèmes de gouvernement parmi les plus opaques, les plus centralisés et les plus prosaïques de l’Afrique postcoloniale.
À la place d’un État de droit, il privilégia un mode de gouvernement personnel dont on constate, trente-cinq ans plus tard, l’étendue des dégâts, alors même que s’esquisse la possibilité d’une dislocation pure et simple du pays.
Pendant longtemps, le drame se joua à huis clos. Tel n’est plus le cas, même s’il faudra sans doute un peu plus que le soulèvement des régions anglophones pour signer une fois pour toutes la fin d’un régime désormais noyé dans ses propres contradictions et acculé à l’impasse.

 

Gouvernement par l’abandon et l’inertie
Mais la crise s’internationalisant et la pression interne et externe s’accentuant sans cesse, ce qui pendant longtemps fut prestement mis sous le boisseau est désormais étalé sur la place publique.
Presque chaque semaine sont mises en circulation des centaines d’images de citoyens camerounais des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest brutalisés ou tués par les forces de l’ordre dans des conditions atroces. Une colère jusque-là amorphe est, petit à petit, prise en charge par toutes sortes d’acteurs désormais décidés à la politiser.
Comment en est-on arrivé là ? Et, surtout, comment en sortir ?
Est-il vrai que le principal architecte de ce retentissant échec est M. Paul Biya lui-même ? Et si tel était effectivement le cas, la sortie de la crise n’impliquerait-elle pas, ipso facto, le départ de celui que la rue nomme le « grand absent » ? Telles sont les questions que posent désormais, à haute voix, bon nombre de Camerounais.
Encore faut-il aller au-delà de l’individu et prendre l’exacte mesure du système qu’il a mis en place, et qui risque fort de lui survivre.
Car, pour juguler la contestation et consolider son emprise sur ce pays menacé constamment par le risque de paupérisation et de déclassement des classes moyennes, par la fragmentation tribale et le poids des structures patriarcales et gérontocratiques, il n’eut pas seulement recours à la coercition. Il inventa une méthode inédite de gestion des affaires de l’État qui combinait le gouvernement par l’abandon et l’inertie, l’indifférence et l’immobilisme, la négligence et la brutalité, et l’administration sélective de la justice et des pénalités.
Pour son fonctionnement quotidien et sa reproduction sur le long terme, un tel mode de domination requérait, entre autres, la miniaturisation et la systématisation de formes à la fois verticales et horizontales de la prédation.
Par le haut, de nombreux hauts fonctionnaires et directeurs ou membres des conseils d’administration des sociétés parapubliques puisent directement dans le Trésor public. Par le bas, mal rémunérées, bureaucratie et soldatesque vivent sur l’habitant.
Les niches de corruption prolifèrent et les activités illégales sont omniprésentes dans toutes les filières bureaucratiques et secteurs économiques.
En réalité, tout est prétexte à détournements et surévaluations, qu’il s’agisse de la gestion des projets, des activités de passation et d’exécution des marchés publics, des indemnisations de tout genre ou des transactions au titre de la vie quotidienne.
Les crédits alloués aux ministères, délégués aux régions ou transférés aux collectivités territoriales ne sont guère épargnés. En trente-cinq ans de règne, le nombre de marchés passés de gré à gré et celui des chantiers abandonnés se comptent par centaines de milliers. En 2011, un document de la Commission nationale anti-corruption estimait qu’entre 1998 et 2004, au moins 2,8 milliards d’euros de recettes publiques avaient été détournés.

L’impossible révolte par les urnes
La démocratisation du droit de ponctionner est telle que la corruption sévit à tous les niveaux de la société. Une partie du tissu social et culturel s’articulant non pas autour d’institutions impersonnelles, mais de rapports sociaux privatisés, marchandage et micro-arnaque sont devenus la norme. La corruption est devenue un véritable système de redistribution sociale en même temps que le facteur structurant des inégalités entre régions et tribus.
L’instrumentalisation des institutions étatiques et de toute parcelle de pouvoir et d’autorité a des fins personnelles, familiales et tribales étant devenue la règle, la lutte politique est réduite à une lutte pour l’accès aux gisements de corruption. Les rapports de faveur priment sur la loi. Tout, systématiquement, peut être vendu ou acheté. D’où l’étiolement de toute notion de service public.
Vexé ou lésé, l’on ne peut que rarement faire appel à la loi. L’État de droit n’étant qu’une fiction aux fins de propagande externe, seule compte la volonté du prince, qui fait force de loi, et celle des puissants dont les citoyens ne sont que des créatures.
On mesure aujourd’hui à quel point ce régime de ponction généralisée et d’abandon a fini par faire de l’État une menace contre laquelle individus et communautés locales cherchent à se protéger, faute de pouvoir à leur tour l’utiliser comme un moyen de survie, d’ascension sociale ou d’enrichissement. Intégrés au fonctionnement quotidien de la société et des institutions, la corruption et les instincts tribaux empêchent toute auto-organisation populaire durable et annulent toute possibilité d’une révolte par les urnes.
M. Paul Biya n’est pas seul responsable de la situation dans laquelle se trouve le pays.
À coups de nominations et de prébendes, il a, au cours des trente-cinq dernières années, engrangé le soutien d’une proto-bourgeoisie essentiellement parasitaire, faite d’éléments issus de la bureaucratie, de l’armée, des sociétés parapubliques, des élites politiques traditionnelles, de multiples réseaux parallèles souvent occultes et de quelques « princes de l’Église ».
Grâce au travail de sape de ces réseaux prédateurs, l’on a aujourd’hui affaire à une société épuisée, dont les ressorts rationnels ont été cassés, tandis que la propension aux croyances magiques et à la pratique de l’occultisme a été décuplée. Une grande partie de l’énergie sociale est investie par les églises charismatiques, les cultes à mystère et les pratiques d’éblouissement, lorsqu’elle n’est pas dépensée dans d’interminables veillées de prière, la chasse aux démons et les innombrables procès en sorcellerie.

Le mythe de la « colonisation heureuse »
Fondé sur une conception mythologique des bienfaits supposés de la colonisation britannique, le nationalisme anglophone, fait de repli et essentiellement victimaire, n’est qu’une traduction parmi d’autres de cette lassitude.
Il ne repose pas seulement sur l’idée d’un peuple et d’une société anglophones qui se distingueraient des francophones du seul fait d’avoir été dominé par un maître différent de tous les autres. Il s’agirait également d’un peuple dont la principale caractéristique serait d’avoir été dupe, trompé et manipulé.
Dans un geste paradoxal de rétro-célébration de l’asservissement, les tenants de la sécession entretiennent le mythe d’une « colonisation heureuse » avec laquelle il s’agirait de renouer en rompant unilatéralement avec leurs congénères.
Ils veulent faire croire que moins d’une quarantaine d’années de fréquentation indirecte auraient fait de nos compatriotes d’outre-Moungo un peuple ayant plus d’affinités avec les sujets de Sa Majesté la reine d’Angleterre qu’avec leurs voisins historiques : les Bamiléké, les Bamoum et Tikar de l’Ouest et du Nord-Ouest, ou les ensembles côtiers du Sud (Bakweri, Bakossi, Douala, Batanga).
L’Histoire d’avant la colonisation n’existerait pas, celle au cours de laquelle l’ensemble de la région était structurée par une chaîne de sociétés relativement distinctes, mais communiquant entre elles par le biais du commerce, des échanges religieux et linguistiques, voire des liens de parenté. Seule l’histoire coloniale britannique conférerait une identité. Ce qui suppose, pour les besoins de la cause, de mettre convenablement sous le boisseau l’épisode allemand qui dura plus de trente ans (1884-1918).
La faiblesse intellectuelle du mouvement sécessionniste nonobstant, il existe, pour des raisons d’ordre historique et juridique, une singularité de la question anglophone. La reconnaître est un préalable à toute résolution du conflit. La colonisation a en effet laissé en héritage deux modèles de gouvernement. D’un côté, le modèle commandiste français et, de l’autre, le modèle coopératif anglo-saxon, dont l’indirect rule – loi – était la formule typique.
La francophonisation de l’État, des institutions et de la culture politique sur le modèle du commandisme est bel et bien l’une des raisons qui ont conduit à l’impasse actuelle.
Comment expliquer, en effet, l’absence relative des anglophones aux postes-clés du gouvernement et leur faible représentativité dans les grandes instances du pouvoir depuis la réunification ? Que dire de la politique forcenée d’assimilation qui a abouti à la quasi-abolition de leurs systèmes juridiques et d’éducation et à la minoration de la langue anglaise dans la gestion quotidienne de l’État et de ses symboles ? Et, puisqu’on y est, quels bénéfices concrets les anglophones ont-ils tiré de l’exploitation du pétrole dont les principaux gisements se trouvent sur leur partie du territoire ?

« Défrancophoniser »
Pour le moment, le pays est au bord de la rupture. Dans l’Extrême-Nord, la guerre d’usure menée par Boko Haram contre les populations civiles et les troupes régulières continue de prélever son lourd tribut en vies humaines tout en saignant le Trésor public.
Le long de la frontière centrafricaine se greffe progressivement un vaste corridor sillonné par des milices. Ponctions et trafics de toutes sortes – y compris l’or et le diamant – alimentent un marché de la violence d’assise désormais régionale.
Pour le reste, l’accoutumance progressive à des épisodes sanglants – qu’il s’agisse des fréquents attentats contre les civils au Nord, ou des tueries à répétition dans le cadre de la militarisation de la zone anglophone – est fort avancée.
La possibilité d’une révolte par les urnes étant presque nulle, l’hypothèse d’une lutte armée fait de plus en plus l’objet de débat au sein de groupuscules radicaux, de plus en plus nombreux notamment au sein de la diaspora anglophone.
Pour sortir de la logique de l’engrenage, il faut entreprendre, sciemment, de « défrancophoniser » l’État, c’est-à-dire d’en achever la décolonisation.
La dissidence anglophone a choisi de formuler ses revendications historiques en des termes identitaires plutôt que dans des termes relativement plus universels qui auraient permis de revisiter la question nationale dans la perspective d’un véritable État panafricain, démocratique et multiculturel.
En formulant ses revendications en termes identitaires – et à l’intérieur d’un paradigme purement colonial –, elle n’a pas su s’attirer la AAA  AAA sympathie des citoyens africains qui ne se reconnaissent ni dans la britannité, ni dans la francité.
Le véritable problème national camerounais est celui de la décolonisation de l’État, de sa transformation en État de droit et de sa radicale démocratisation. Le Cameroun n’a besoin ni d’un État francophone, ni d’un État anglophone, mais d’un État panafricain décolonisé, multiculturel, multilingue, et démocratique.
Une partie de l’opinion anglophone estime que la constitution camerounaise ne garantit plus ni les moyens de leur développement ni la protection de leur identité, encore moins l’avenir de leurs enfants. Elle estime ne tirer aucun bénéfice de son appartenance au Cameroun qui justifierait le maintien du lien. Devant ce constat et la répression en cours, beaucoup ont conclu qu’il ne leur restait plus qu’à se constituer en État souverain.
Sont-ils prêts à payer le coût, sans doute exorbitant, d’une sécession ?

Construction d’un nouvel État
L’option de la sécession écartée, reste celle de la refonte de la forme État. Une telle refonte passe par la réforme de la Constitution et des institutions. En effet, la seule façon d’éviter la sécession et de sauvegarder l’unité du pays est la mise en place d’une régionalisation authentique et radicale, voire d’une fédération élargie, fonctionnant selon le principe du gouvernement coopératif.
Une nouvelle Constitution fixerait le champ de compétence des régions. Pour assurer leur autonomie, celles-ci disposeraient, par exemple, de conseils élus et pourraient être chargées de domaines tels que l’éducation, les institutions municipales, une partie de l’architecture juridique reformée et les travaux publics.
Une nouvelle répartition fiscale permettrait aux communautés locales de bénéficier de l’exploitation des ressources du sol et du sous-sol local. Un système de péréquation permettrait de veiller à l’équilibre entre les régions nanties et les régions moins prospères.
Une Charte des droits et des libertés constituerait le socle d’un véritable État de droit. La construction de ce nouvel État de droit passerait par un rajeunissement significatif du personnel politique et par la réorganisation des modes de désignation des magistrats, des membres de la Cour suprême, du Conseil constitutionnel et de l’instance chargée de l’organisation des élections, le but étant d’en garantir l’indépendance.
Resterait le problème de la réconciliation nationale. Celle-ci implique une reconnaissance officielle de l’héritage du nationalisme camerounais historique.
Achille Mbembe
Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand.
* Le titre est de la rédaction. Ce texte a également été publié le 09.10.2017  par le http://www.lemonde.fr


Anglophone Crisis: The Too Late President
C’est l’histoire du Consul anglais Hewett, envoyé par Londres pour venir négocier avec les chefs Duala pour l’occupation du Cameroun. Malheureusement, lorsqu’il arrivera à le 19 juillet 1884 à Douala, depuis le Nigéria où il était établi, il trouvera que les allemands l’avaient devancé en signant le traité Germano-Douala les 11 et 12 juillet 1884, faisant du Cameroun un protectorat allemand. Il sera surnommé par la presse anglaise, « The too late consul ».
Cet épisode très marquant de l’histoire du Cameroun démontre à elle seule à suffisance que quelques jours de retard dans le timing d’une prise de décision ou dans la mise en pieds d’une action peuvent être lourds de conséquences dans la vie d’une action.
Aujourd’hui, le Cameroun est à la croisée des chemins. Plus que jamais par le passé son unité, longtemps utilisée comme cache-misère d’un bilan trentenaire largement déficitaire, est sur le point de s’effriter voire d’imploser. La faute à un ensemble de retard et de décalage dans les actions du président Paul Biya depuis le début de cette crise.

 

Une prise en considération tardive des revendications
Le 06 octobre 2016, les avocats avaient adressé une lettre au président de la république du Cameroun, Paul Biya, et dans laquelle ils faisaient part de leur intention de se mettre en grève durant la semaine allant du 11 au 14 octobre 2016.
Dans cette missive qui tenait lieu de préavis, qui avait été signé par Nkongho Felix Agbor Balla  président de la  Fako Lawyers Association (FAKLA), Awutah Philip Atubah, président de  Meme Lawyers Association (MELA), Harmony Bobga Mbuton, président de North West Lawyers Association (NOWELA) et Ngangjoh Sopseh Emilien président  de  Manyu Lawyers Association (MALA), ces avocats anglophones, placés sous la bannière de l’Association of Cameroon Common Law Lawyers relevaient un certain nombre de ce qu’ils considéraient comme étant des griefs à l’encontre du système judiciaire camerounais.
Tout d’abord, ils s’indignaient contre ce qu’ils considéraient comme le mépris des instances gouvernementales, en déclarant, «Cela fait plus de deux ans que nous avons servi à votre gouvernement les résolutions de la Conférence inaugurale de Bamenda des avocats du Cameroun Common Law Lawyers, et jusqu’à ce jour, nous n’avons même pas reçu un accusé de réception».
Par la suite, ils exigeaient qu’une commission ad-hoc soit mise en place « pour répondre aux  résolutions de Bamenda du 9 mai 2015 et la Déclaration de Buéa du 13 Février 2016 relative à l’érosion de la common law au Cameroun». En effet, durant ces réunions, les avocats avaient fait savoir qu’ils nourrissaient des inquiétudes quant à la préservation de la spécificité du droit anglais, la Common Law, dont certaines dispositions sont encore en vigueur dans la partie anglophone du Cameroun, en vertu de la dualité du système juridique et judiciaire.
Pour cela, ils estimaient que l’Etat du Cameroun est dans une dynamique d’imposition du droit civil d’inspiration française et se plaignaient de la présence des magistrats francophones dans les tribunaux et cours du ressort des cours d’appel du nord-ouest et du sud-ouest.
Au mois de juillet, les avocats anglophones vont refuser de voir appliquer le nouveau code pénal adopté le 12 juillet 2016 et qui doit être mis en œuvre sur l’ensemble du territoire national, au prétexte qu’il y a  la Common Law et le droit napoléonien, deux systèmes judiciaires totalement différents et qui sont en vigueur au Cameroun pourtant unitaire.
Enfin dans leur missive adressée au chef de l’Etat, les avocats anglophones vont rajouter comme revendication principale, la nécessité de traduire les actes uniformes de l’Ohada en Anglais.
En effet, le Cameroun est partie au traité de l’organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique (Ohada) adopté à Port-louis en 1993 et révisé au Québec en 2008. Dans le cadre de sa mise en œuvre, des actes uniformes régissant des domaines d’activités tels que le commerce, les sociétés, le transport, etc. sont adoptés et appliqués dans les 17 Etats membres dont le Cameroun. Mais il se trouve que le Cameroun n’avait pas encore officiellement reçu les versions anglaises de ces actes uniformes.
C’est grosso modo ce qui va pousser ces avocats anglophones à entamer une grève qui va finalement se révéler illimitée dans le temps. Même la séance de travail au premier ministère le 04 novembre 2016 n’y fera rien. Les leaders multipliant les revendications au fil des jours au point de demander purement et simplement le fédéralisme.
C’est ainsi que dans la lettre qu’ils avaient envoyé au président de la République, ces avocats demandent au chef de l’Etat de « tenir une session d’urgence du Conseil supérieur de la magistrature afin de remplacer tous les magistrats du droit civil qui exercent dans les régions du Nord-Ouest et du sud-ouest par les magistrats du Common Law. »  
Ces avocats estimaient que l’anglais est et doit demeurer la seule langue utilisée dans les tribunaux du ressort de la cour d’appel du Nord-Ouest et du Sud-ouest. A cet effet, ces avocats Anglophone exigeaient le retour du Cameroun à l’Etat fédéral, question de préserver leur culture et le Common Law que « l’Etat veut annihiler », selon eux.
En guise d’exemple, ils fustigeaient l’implantation des notaires de culture francophone dans les juridictions de l’ex-Cameroun Occidental, car dans le system du Common Law, un avocat est d’office un notaire.
C’est ainsi que certains, à l’instar de Me Achu, vont exiger la création à la Cour suprême deux chambres, avec une consacrée à la Common Law, pour préserver les deux identités culturelles.
Pour les enseignants, tout a commencé le 26 octobre 2016, lorsque les enseignants anglophones, placés sous la bannière de six syndicats, dont les principaux étaient la Cameroon Anglophone Teachers Trade Union (Cattu), la Teachers Association of Cameroon (Tac) et la National Union of Teachers of Higher Education (Synes), ont adressé un préavis de grève pour le 21 novembre 2016 au premier ministre.
Dans cette correspondance, ils font savoir qu’ils avaient déjà eu à rencontrer le 13 décembre 2015 le ministre de l’enseignement supérieur pour se plaindre des affectations des lauréats des écoles normales francophones dans la zone anglophone pour enseigner des élèves anglophones. En guise de réponse, celui-ci leur avait fait savoir qu’en vertu des lois en vigueur et notamment du droit de la fonction publique, tout camerounais est appelé à travailler partout sur le territoire national.
Par la suite, ils étaient allés à la rencontre du Gouverneur de la région du Nord-ouest, les 31 décembre 2015 et 02 janvier 2016, pour lui réitérer plus en profondeur leurs revendications. A l’issue de ces échanges, ils avaient été conviés le 04 janvier 2016 à Yaoundé. Mais selon eux, aucune solution viable n’a été apportée à leurs revendications. C’est ainsi qu’en cette fin du mois d’octobre 2016, ils vont revenir à la charge auprès du premier ministre afin de les réitérer.
Dans ces revendications, les enseignants anglophones font savoir qu’ils exigent le retrait de tous les enseignants et personnels de l’administration francophones des universités de Buea et de Bamenda, tout comme l’exclusion des étudiants francophones inscrits dans la filière lettres modernes anglaises de l’école normale de Bambili, et plus généralement de tout étudiant francophone inscrit dans une école de formation des universités de Buea et de Bamenda.
Dans cette dynamique exclusive, ils exigeaient le retrait de tous les enseignants francophones des écoles, lycées et universités anglophones, et leur redéploiement en zone francophone. Ils demandaient également un arrêt immédiat des affectations des enseignants francophones en zone anglophone, ainsi qu’une réévaluation du diplôme de professeur d’enseignement secondaire (Dipes I) de tous les lauréats francophones de l’école normale de Bambili qui veulent enseigner l’anglais.
Concernant les recrutements dans les écoles de formations situées en zone anglophone, ces enseignants vont exiger que seuls les titulaires du Gce, équivalent anglophone du baccalauréat, doivent pouvoir postuler, tandis qu’un recrutement spécial des jeunes anglophones doit être fait à l’école normale supérieure de Bambili, ainsi que dans les écoles normales supérieures d’enseignement technique de Bambili et de Kumba. Un autre recrutement exclusivement réservé aux jeunes anglophones spécial devrait également avoir lieu dans les universités de Buea et de Bamenda, afin que ceux-ci prennent les places qu’occupent les francophones dans les différents départements.

Des décisions trop tardives
De tout ce qui précède, il appert que les revendications du consortium de la société civile dans ses composantes avocats et enseignants dataient de plus de deux ans, sans qu’aucun début de solution ne soit apporté.
Si dès le départ, le président Paul Biya avait prescrit des mesures fortes à son gouvernement, notamment certaines qui sont entrain d’être prises actuellement, tout porte à croire qu’on n’en serait pas là.
Pire encore, lors de son discours de fin d’année, alors que tout le monde s’attendait à ce qu’il prenne la pleine mesure de la crise qui avait cours, et qu’il annonce des actions fortes allant dans le sens de sa résorption, il s’est contenté de sa posture christique habituelle, faite de distance vis-à-vis des souffrances populaires et d’incantations sur la toute puissance de l’Etat.
Il n’en fallait pas plus pour envenimer les choses puisque dès la première semaine de janvier 2017, les échauffourées ont repris des plus belles. Et comme réponse à celles-ci, le président Paul Biya, confondant assurément d’époque va instruire l’interdiction du consortium et surtout l’arrestation des leaders anglophones avec qui le gouvernement venait pourtant d’ouvrir le dialogue.
Il faudra huit mois, des centaines de jours de villes mortes et de dizaines de victimes pour qu’il comprenne la nécessité de les libérer. Mais comme à son habitude, il n’ira pas au bout de la logique d’apaisement, en décidant de garder une partie de ces leaders en détention.
Résultat des courses, la rue s’est radicalisée et les extrémistes ont pris le pouvoir. Désormais, le fédéralisme est une revendication à minima tandis que la sécession est l’option de plus en plus de la majorité.
Paul Biya aurait pu profiter de la tribune des Nations Unies le 22 septembre dernier pour annoncer les mesures salutaires nécessaires à l’ouverture d’un véritable dialogue franc et sincère, que tout le considère comme la solution incontournable, mais malencontreusement, il a choisi la tactique de l’ignorance.
Il en est de même de la nécessité d’une visite présidentielle dans les régions anglophones en proie à ces spasmes. Vivement qu’au moment qu’il se décidera de le faire, qu’il ne soit pas the too late président !
Njoya Moussa
Enseignant /Chercheur


Sauvons-nous nous-mêmes
Pour être placé sous mandat des Nations-unies et partagé entre deux moutures de l’impérialisme, à savoir les colonialismes britannique et français, il a bien fallu que le Kamerun fût, initialement, UN. C’est cette unicité territoriale, d’origine en quelque sorte, et au vrai, vestige de la colonisation allemande, que revendique le nationalisme révolutionnaire que Ruben Um Nyobè, son chef de file, dit inspiré de principes marxistes ayant fait leur preuve dans la lutte des peuples pour leur libération.
Dans les faits, l’accord des Kamerunais, sans acception de langue aucune, s’est d’ailleurs tôt réalisé sur cette perception d’eux-mêmes comme disposant d’un seul et même pays. À preuve, le congrès pan-kamerunais de Kumba, organisé du 12 au 17 décembre 1951, à l’instigation de Ruben Um Nyobè, et en préparation de son intervention à la tribune des Nations-Unies l’année suivante, pour y faire valoir les deux résolutions fondamentales ci-après, sorties dudit congrès justement : 1. Contre le partage du pays, réaliser son unification immédiate, avant toute chose ; 2. Contre l’impérialisme et le colonialisme, aller ensuite à l’indépendance, à l’unisson, et ainsi, se rendre maître du destin collectif du pays dès janvier 1957.
Dès lors, d’où vient-il que ce projet pourtant porté par les masses populaires, sans acception de langue aucune, n’ait pas pris forme concrète, et que soixante-six ans plus tard, nous nous retrouvions en butte à la question dite de la ‘’sécession’’, laquelle par ricochet, renvoie d’ailleurs à celle d’une unicité territoriale primordiale ?
C’est essentiellement parce que notre unification, si bonne pour nous qu’elle ait pu nous sembler, a été férocement combattue de l’extérieur par l’impérialisme, et à l’intérieur par ses suppôts, petits-bourgeois trop contents de se mettre au service du Capital pour rêver d’autre chose, et par conséquent, adversaires dorlotés de la glorieuse UPC des Um.
Contre le projet unitaire du nationalisme révolutionnaire vont en effet s’élever, hors du pays, la voix de l’ONU mimant celle du colonialisme franco-britannique, à laquelle fera écho, dans le pays, celles des comparses, portés à bout de bras par l’administration colonialiste, et promus adversaires politiques du Mouvement national Kamerunais. Le colonialisme va baptiser ‘’modérés’’ ceux que leurs propres intérêts de classe portent à lui faire allégeance, et flétrir d’épithètes qui se veulent infamantes au possible ceux qui, pour lors, exigent l’unification d’abord, et l’indépendance ensuite.
Ainsi, plutôt qu’une banale affaire entre congénères, le problème national kamerunais est, dès sa position, indiscutablement caractérisé par sa dimension internationale, tantôt occultée et niée, tantôt sous-estimée et méconnue, jamais sérieusement démentie, toujours présente aujourd’hui encore, en dépit des dénégations et des falsifications de toutes sortes. Par elle s’éclairent maints aspects de nos tribulations. Sans nous défausser de nos éventuelles responsabilités et culpabilités mêmes sur les autres.
À preuve, c’est bien une implacable machine actionnée de l’extérieur, qui va, fort savamment méticuleusement, entreprendre de tordre le cou au nationalisme révolutionnaire. Ainsi, dès le 13 juillet 1955, force motrice du nationalisme révolutionnaire, l’UPC est interdite de toute action légale. De même ses organismes annexes spécialisés dans les questions des femmes et des jeunes.
 Ce n’est pas un hasard si cela se passe à cette date précise : les élections à l’ Assemblée territoriale du Cameroun (ATCAM) où siège le margoulinat colonial en compagnie de quelques nègres autorisés à discuter des affaires courantes sans plus, sont programmées pour décembre 1956 ; et pour faire en sorte que n’importe qui ne se voie attribuer un strapontin, mieux vaudrait deux précautions plutôt qu’une seule : s’interdire toute surprise en fait de candidature, en attendant de faire encore mieux au niveau des résultats.
Mais l’UPC, seule force réellement organisée, même mise hors du ‘’jeu politique’’ légal, dispose encore d’une capacité d’influence redoutée : des secteurs entiers de l’opinion, même sans être encartés au Parti, obéissent à ses mots d’ordre, tant se fait sentir le poids de son hégémonie politico-idéologique, morale, intellectuelle, etc. C’est elle qu’il faut, au colonialisme inquiet, anéantir. Ce qui ne se peut qu’en poussant cette organisation dans ses derniers retranchements, la contraignant à une inéluctable lutte armée qu’elle ne pourrait engager qu’à l’improviste, sans préparation aucune, sans ressource d’aucune sorte, ni logistique, ni financière, ni même simplement humaine. Humilié en Indochine, tenu en respect en Algérie, l’impérialisme a besoin d’une victoire, même postiche, sur les Nègres pour ne pas déchoir à ses propres yeux. Dans ces conditions,  eût-elle, par impossible, ou par extraordinaire, pu renoncer au maquis, l’UPC n’en eût pas moins été combattue jusqu’à l’anéantissement. C’est pourquoi l’impérialisme, ici, n’a rien épargné, a visé l’extermination de tous ceux qui lui ont résisté : on va, par exemple, capturer Ruben Um Nyobè, tenter, mais en vain de le circonvenir et corrompre, et, dépité, on va le ramener sous maquis, l’assassiner le 13 septembre 1958, et profaner sa dépouille, la traînant par terre, tel quelque banal hochet, histoire d’anéantir l’immense respect et le profond attachement que suscitait l’évocation même de son seul nom. Il lui est ainsi reproché de n’avoir pas vendu son âme au grand Capital,  comme en octobre 1950 le fit un certain Houphouët-Boigny, mettant fin à l’apparentement du RDA au PCF, contre l’avis du vice-président de cette institution, qui n’était autre que Ruben Um Nyobè.
Dans la zone assujettie au colonialisme anglais, la direction du mouvement social va, en partie, échoir aux ‘‘modérés’’ portés au compromis sans principes, autant dire à la compromission. Ils n’ont pas pour souci majeur l’unification du pays : seulement l’autonomie de la zone anglaise par rapport au Nigéria. Toutefois une frange de cette classe sociopolitique, au-delà du refus de l’intégration au Nigéria exige la réunification. C’est le cas du KNDP en 1955 dont la hardiesse cependant n’ira pas jusqu’à consentir à la fusion avec l’UPC qui lui est pourtant ouvertement et franchement demandée, sans nulle arrière-pensée.
Ainsi, en 1956, sont contre la réunification, le KNC d’Endeley, le KPP, le BDC, les églises chrétiennes, spécialement la catholique, de mèche avec le BDC où voisinent Aujoulat, André-Marie Mbida et Ahmadou Ahidjo. En fait, bien au-delà de la simple opposition à la réunification et à l’indépendance, le KNC et le KPP, en 1958, se prononcent en faveur de l’intégration à la fédération nigériane pour lors en gestation.
Cette année-là les événements vont se précipiter : caractériel et pas aisé à contrôler, Mbida est remplacé par Ahidjo comme Premier ministre. Le 13 septembre Ruben Um Nyobè est assassiné. Jusque-là hostile à toute idée de libre-disposition, l’ONU elle-même adopte une motion en faveur de la réunification et même de l’indépendance, désormais programmée pour le 1er janvier 1960. Une fois levée l’hypothèque UM NYOBE, en quelque sorte. Dans l’intervalle, s’opère, dans la partie nord de la zone anglaise, un beau trucage électoral du fait duquel l’impérialisme britannique conserve sous son contrôle une portion du Kamerun désormais intégrée à la future fédération nigériane non encore indépendante. Preuve que le faux en matière électorale ne procède guère d’on ne sait quelle tare spécifique aux tenants actuels du pouvoir africain, mais plonge à pleines racines dans le passé colonial et le système socio-économique et politico-idéologique engendré par l’impérialisme. Le noter ne disculpe personne de ses propres responsabilités, voire culpabilités, quand elles viendraient à être établies.
L’idée de la réunification va, malgré tout, l’emporter sur celle du rattachement au Nigéria, chère au cœur des Endeley et consorts. En les battant le 23 janvier 1959, John Ngu Foncha devient Premier ministre de la zone anglaise. Il est, dans notre histoire pratique, le promoteur de l’idée d’une fédération à trois États dont il parle à Douala en novembre 1958, pour la première fois. Quand, en 1959, Ahidjo se rallie à cette thèse, elle subit une modification qui fait passer la fédération de trois à deux États aux contours calqués sur la ligne de partage des anciens colonialismes à base linguistique.
En1959, l’impérialisme manœuvre au sein de l’ATCAM pour, contre le gré d’un Daniel Kemajou, octroyer au Premier ministre de la zone française ‘’les pleins pouvoirs’’ en vertu desquels il signe avec la France des Accords léonins et secrets, d’ordre militaire par exemple, ou dans le style bail emphytéotique sur la forêt,  quelques jours avant l’ ’’indépendance’’. Commence ainsi à se mettre en place le système socio-économique et politico-idéologique qui plus tard s’appellera la Françafrique et qui a pour fondement ouvertement avoué la fascisation comme méthode de gouvernement. Il importe d’avoir à l’esprit cette dérive du pouvoir d’Etat qui, l’UPC en exil exceptée, n’a pas suscité l’attention d’un grand monde, même et surtout en Occident, habituellement plutôt disert sur les méfaits des Etats, mais hors de sa zone d’influence.
Comme de juste, l’ UPC en exil choisit son vice-président, Abel Kingué, pour rappeler, dans ce contexte propice à la liquéfaction des valeurs, la position constante du nationalisme révolutionnaire, le 16 décembre 1960, à savoir un État unitaire démocratique et décentralisé.
Mais en août 1961, de façon expéditive, la Conférence de Foumban qui réunit la petite-bourgeoisie gouvernante sans acception de langue en décide autrement, et désormais le cap se trouve mis sur une fédération à deux États adossés sur les vestiges de la féodalité, de part et d’autre des zones anglaise et française.
Et, en 1972, ce sera la vaste galéjade de l’ ‘’État unitaire’’ issu de ‘’la révolution pacifique du 20 mai’’ : la petite bourgeoisie au pouvoir, sans acception de langue ni de tribu, d’un commun accord, offre au Capital français qui l’exige et ne peut sans échec affronter la concurrence inégale du mastodonte anglo-saxon, les coudées franches sur l’exploitation du pétrole, dont les puits sont situés en zone anglaise.

 

État : Quelle forme ? Ou quelle nature ?
L’idée de la sécession fait son nid principalement dans la zone anglaise. L’ancien bâtonnier, Me Gorji Dinka, en fonde la doctrine sur la différence de colonisation, la britannique ayant reposé sur l’indirect rule, et la française sur l’assimilation. Il appelle alors ‘’Ambazonia’’ la zone de colonisation anglaise qu’il se représente tel un pays à part, distinct tout à la fois du Nigéria et surtout du Kamerun, au nom de mœurs socio-économiques, politico-administratives, socioculturelles spécifiques héritées de la colonisation anglaise, pour lors magnifiée.
Cela, naturellement pose une question : est-il légitime de s’autoriser d’une différence d’inflexion pour préférer un colonialisme à un autre ? C’est, en tout cas, évincer une question de fond, et donc de nature, au profit d’une question de forme. Pis, c’est somatiser, biologiser les pratiques institutionnelles qui sont à l’évidence non pas innées, mais acquises et susceptibles d’apprentissage, donc de transmission sans préjudice. Autant convenir de ce que l’argument de la différence de colonisation, si gratifiant puisse-il sembler, ne pèse pas lourd : il n’existe nulle part de mœurs politico-idéologiques naturelles, indécrottables, inhérentes aux personnes et à leurs cultures.
Il faut par conséquent que se trouve ailleurs le mobile véritable d’un projet séparatiste. Mais où ? Dans Le Capital, Karl Marx enseignait que « si la manifestation des choses correspondait à leur essence, il n’y aurait nul besoin de science » ; plus près de nous dans le temps, et rationaliste pourtant, donc pas le moins du monde matérialiste au sens non pas moral, mais philosophique du terme, Alain, dans Études, nous prévient que « tout ce qui se montre est faux ; d’aucun objet, la vérité n’est dans la première apparence ». Il faut en conséquence, par delà le visible, interroger l’invisible par lequel il s’explique.
Déjà dans notre histoire pratique, la naissance du One Kamerun, avec Ndeh Ntumazah et l’écrivain Albert Mukong, correspond au dessein de poursuivre les objectifs de l’UPC (Unification, Indépendance, Essor socio-économique du menu peuple) après son interdiction en 1955, la persécution consécutive de ses dirigeants, aussi bien en zone française qu’en zone anglaise d’où ils ont entrepris de relancer la lutte. Um Nyobè, à juste titre certes, a pu dire que ce changement d’étiquette ne saurait personne tromper, surtout pas la vigilance du colonialisme. Mais c’était déjà, avant la lettre, le combat anticipé contre toute forme de séparatisme, combat mené, soulignons-le, du sein même de la zone anglaise. Ce qui signifie qu’en cette zone, le séparatisme est, à sa naissance doctrinale, d’emblée en butte à un rejet diffus dont le réflexe spontané est entretenu par la lutte du significativement bien nommé One Kamerun.
Dès lors, d’où vient-il que l’idée de la sécession ait pu, non certes pas forcément gagner en audience, mais se trouver agitée à ce jour encore ? La réponse est à chercher, fondamentalement, dans les structures socio-économiques et politico-idéologiques qui ne se laissent pas saisir à l’œil nu, et qu’une analyse attentive seule permet de mettre au jour. À défaut de disposer d’informations autorisant une telle analyse, on peut, sur la foi de linéaments significatifs, émettre quelque hypothèse. Ce qui se met graduellement en place, de la Conférence de Foumban en 1961, à la réunification la même année, et à l’État ‘’unitaire’’ en 1972, ce n’est pas une succession de réformes institutionnelles : plutôt un corset de plus en plus étroit dans lequel une frange de la bourgeoisie issue de l’ancienne zone dite anglaise se sentira de moins en moins à l’aise. Du fait de ce corset, le primat se trouve systématiquement donné aux capitaux français sur tous les autres dans notre pays. Selon qu’on est ou non enclin à la francolâtrie, on peut se réjouir de ce processus, ou le trouver vexant. Dans ces conditions, si l’Allemagne avait pu conserver une influence significative sur une portion du territoire de notre pays, nul doute qu’on verrait aussi éclore quelque revendication prenant appui sur la germanophonie. Mais ce ne serait, là encore, qu’une apparence, la réalité étant à chercher au-delà de la façade, dans le mouvement d’expansion des capitaux. Externes notamment, et avant tout autre. En ce sens, nous payons au prix fort la rivalité sourde et impitoyable à laquelle les autres se livrent chez nous, en se servant de nous comme de relais, certes pas exactement innocents, mais consentants, souvent, donc responsables, voire coupables.
En s’accumulant sur des décennies, les menues frustrations de la bourgeoisie finissent par envisager comme l’une de leurs voies d’éviction possibles, la sécession. Elle repose alors sur le credo et le précepte suivants : plutôt que de continuer à se sentir étranger dans le pays et l’État communs, autant entreprendre de se doter d’un pays et d’un État à soi, où l’on se sentirait bien au chaud, en se tenant entre soi.
Fort bien. Mais avec quelles ressources ? Et quelle expertise pour y avoir accès quand elles viendraient à se trouver logées dans le sous-sol ? C’est ici que commence à s’éclairer cette sorte de bouteille à l’encre qu’est devenue notre histoire pratique commune : seuls les étrangers disposent de la connaissance approfondie de notre sous-sol. Eux seuls ont sous la main une pléthore d’experts divers préposés à l’extraction et à la transformation de toutes sortes de minerais.
Dans ces conditions, acquiescer au séparatisme, peu en importe le mobile ou le motif, c’est ouvrir inconsidérément les vannes d’un émiettement territorial que personne ne saura arrêter, seul l’épuisement des ressources exploitables pouvant, tant soit peu, atténuer l’appétit d’ogre bien connu des oligarchies politico-financières et militaro-industrielles. Du moins, en l’absence d’un État aux assises sociales larges, et par conséquent solides. Sauf à être tombé sur la tête, personne ne saurait, raisonnablement, appeler de ses vœux un tel processus de parcellisation indéfinie. Et le projet séparatiste adossé sur les différences de mœurs de toutes sortes et sur les différences de langues et de colonisations équivaut à quelque pari qui engagerait l’avenir sur un mouvement d’humeur instantané.
La seconde voie d’éviction des frustrations de la bourgeoisie sans acception de langue ni de culture politique est la thèse fort professée depuis les années 1980, du fédéralisme. Il est certes des pays qui, sans préjudice, s’accommodent de cette forme de l’État. Ce sont des pays réellement, véritablement souverains, dont nul autre ne se sent de droit sur leurs ressources, et qui eux-mêmes, de toute façon, ne se privent pas, le cas échéant, de s’assurer le contrôle, fût-il subtil, des autres, dont les pays comme les nôtres.
Dans ces conditions, avant d’emboucher à tue-tête la trompette du fédéralisme au motif que ça ne divise pas et que ça marche ailleurs, rien ne nous interdit de mettre à profit la possibilité de nous parler sans nous disputer en vain. Commençons ainsi par avoir bien présente à l’esprit l’idée selon laquelle la première clause de tout fédéralisme est la possibilité juridique offerte à tout État fédéral de se retirer de la fédération, à tout moment, selon ses propres convenances, dont il n’a pas à s’expliquer, qu’elles aient pu lui être dictées, ou qu’elles résultent de son libre arbitre, qu’importe.
Cela fait, souvenons-nous que près de soixante ans après ce qui s’est appelé les indépendances, nous n’avons toujours pas une masse critique suffisante de matière grise pour réellement nous prévaloir de quelque autonomie que ce soit en fait d’exploitation de notre sous-sol. Nous en aurons encore bien moins en commençant par disperser nos énergies mentales, et de la sorte à nous fragiliser, à nous rendre vulnérables au possible, quant aux dires d’un Alvin Toffler, dans Les Nouveaux Pouvoirs, le XXIe siècle est déjà celui du cerveau. De sorte que venant à s’effectuer à nouveau, l’esclavage de demain ne se fera pas comme celui d’hier : ni sévices aux cruautés indicibles ni déportation, etc. ; nous pourrons rester chez nous et devenir, néanmoins de pires esclaves que nos aïeux ; surtout au moment où les puissants ne se privent pas d’importer, de toutes provenances, des cerveaux, en se bornant à s’assurer de leur ‘’intégration’’ au système socio-économique et politico-idéologique en vigueur chez eux.
Notre connaissance dérisoire de la cartographie de nos richesses, le néant de notre expertise quant à leur exploitation, l’enfermement tendanciel dans nos identitarismes communautaristes les plus étroits,  tout cela nous rend poreux à l’émiettement chaque fois qu’il viendrait à s’avérer qu’une portion du territoire recèle tel minerai ou tel autre. On verrait alors, le cas échéant, autant de républiquettes surgir du néant, chacune revendiquant pour soi les trésors enfouis sous le sol. Au nom du fédéralisme. Mal compris certainement. Mais le moyen de le comprendre autrement sans prêter le flanc à la manipulation dans l’art de laquelle les puissants sont dès longtemps passés maîtres ? Un des effets les plus mortifères de cette manipulation est assurément la croyance désormais bien ancrée qu’il faudrait,  à l’usage des Africains, un type spécifique d’État, introuvable ailleurs au monde, mais bon pour les Africains, les seuls Africains. Cette croyance n’est pas exactement une trouvaille africaine : elle plonge à pleines racines dans les premiers moments de l’ethnologie colonialiste, si même à ce jour, elle se trouve restaurée, rafraîchie, sous la plume d’éminents universitaires, étrangers comme de juste, et par suite locaux, le psittacisme, sous nos climats s’accommodant sans peine des peaux d’ânes les plus prestigieuses.
Tout cela, naturellement, soulève des questions : 1. Si depuis la nuit de l’ethnographie colonialiste nous avons le crâne bourré d’idées fausses sur nous-mêmes et le fonctionnement de notre monde qui s’effectuerait selon le paradigme de l’exceptionnalisme ethnique qui serait spécifiquement africain, paraît-il, comment se fait-il que cela dure si longtemps ? Ici, l’influence des idées est portée par la persistance de structures frustes qui limitent au strict minimum nos brassages, comme seule a su l’établir dans la pensée humaine, la conception matérialiste de l’histoire pratique selon laquelle le facteur déterminant en dernière analyse, c’est la production et la reproduction de l’existence : « Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prépondérante des liens du sang semble dominer l’ordre social », écrivait Engels en 1884 dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Nos replis identitaristes exacerbés et enclins au chauvinisme outrancier s’expliquent ainsi du fait d’États inaptes à ordonner leurs rapports extérieurs à l’essor de la production endogène. Et pourquoi en est-il ainsi, sinon en raison du pillage impérialiste à vaste échelle ? En colonie, hier, ce pillage nécessitait la présence physique du colonialiste ; en néocolonie, et dans le monde tendanciellement unipolaire qu’est celui du marché mondial actuel, le contrôle des ressources de la planète s’opère loin du champ, par État dominé interposé. C’est ce type d’État dont les fondements sont posés chez nous dès le projet d’anéantissement de la glorieuse UPC des UM. C’est un type d’État pensé entre 1945 et 1950 par les White Whitman Rostow (conseiller de deux chefs d’État américains et disparu en 2002)  préoccupés, à l’époque, de faire pièce au communisme en désamorçant l’explosion révolutionnaire des masses en Afrique. C’est un Etat invariablement postulé ‘’fort’’ et couronné d’un homme dit ‘’fort’’ lui aussi. Force appliquée aux rapports internes uniquement. Pour, paraît-il, maîtriser la malfaisance des tribus données pour antagoniques et belligènes.
Cela naturellement pose la question de la justesse de cette saisie de nous-mêmes. On a si loin poussé le culte d’un exceptionnalisme prétendument africain qu’on s’en est trouvé conduit à former le projet d’un État ‘’pour’’ l’Afrique, mais invalide partout ailleurs au monde. Cet État ‘’pour l’Afrique’’ est tout bonnement ethnique. Le pouvoir qu’il soit selon la distinction spinoziste pouvoir ‘’sur’’ (contraintes), ou pouvoir ‘’de’’ (actualisation de potentialités qu’on possède), y est peint aux couleurs des tribus. De même la démocratie et la représentation sous toutes les latitudes, à l’échelle nationale comme au plan local. Ayant posé l’unité nationale,  non pas comme un possible, mais comme un mythe, on s’est tôt avisé de son inexistence, et l’on en a conclu que puisqu’il n’y aurait pas d’unité nationale, il faudrait fonder les institutions de l’État sur la seule entité qu’on juge réelle, la solidarité tribale. Et ainsi, on en est arrivé à la conception de l’idée d’États ethniques qui se fédéreraient et se confédéreraient. Il y a, toutefois, un hic : comment assurer cette sorte d’enfermement au sein des ethnies, tribus et clans dans un monde où l’expansion des Capitaux génère celle des luttes de classes, des cerveaux et des hommes, par-delà leurs diversités et différences de toutes sortes, inexorablement ?
Toutes sortes d’identitarismes communautaristes avaient déjà pignon sur rue, chez nous ; depuis 1996, ce sont les honneurs de la Loi fondamentale qui leur sont désormais prodigués. Que le sentiment national, autrefois si ardent du temps des UM, s’en trouve désormais en déclin ostensible, au point d’inspirer les doctrinaires et doctrines du pouvoir ethnique, rien d’étonnant à cela. Le pas, désormais est si bien donné au particulier sur le général que susciter des schismes à n’en plus finir, des chapelets d’États ‘’autonomes, indépendants, souverains’’, etc., serait, le cas échéant, l’enfance de l’art pour les intérêts exogènes, quand ils viendraient à trouver à s’épanouir dans notre sous-sol qu’ils connaissent mieux que personne, et que nous, seuls, ignorons paradoxalement. Désormais, à tout moment, un bon et tout petit État minuscule pourrait se créer partout où se découvrirait des minerais bons à être exploités au gré des autres. Là-contre, même le principe de l’intangibilité des frontières énoncé en 1963, juste par souci de contenir les explosions révolutionnaires, d’en prévenir la contagion et l’expansion, ne pourrait rien : il a été traité par-dessous la jambe chaque fois que l’impérialisme l’a éprouvé comme quelque entrave à ses propres desseins ; ainsi du Soudan, un des territoires les plus vastes d’Afrique, désormais morcelé en deux États prétendument homogènes au plan ethnique, et néanmoins en butte à un génocide (au Soudan du Sud), dans le temps même où l’extraction et l’exportation des minerais suit son cours des puits du Sud vers le port du Nord, et à l’étranger, sans perturbation.
Deux grammes d’uranium c’est, en quantité, l’équivalent d’un tout petit sachet de Nescafé valant, au cours actuel, cinquante francs CFA ; mais il n’en aura pas fallu davantage pour obtenir à Hiroshima en août 1945 l’explosion qui a causé des désastres sur un périmètre de dix kilomètres à la ronde. Cet uranium venait du Congo toujours aussiAAA AAA riche, convoité, et en guerre par conséquent. Notre pays n’est pas pauvre, et ses richesses pourraient fort bien l’exposer à tous les schémas de partition, dans un monde en pleine recomposition, où les puissants exportent leurs rivalités, les règlent dans d’autres contrées, par ethnies, tribus et clans interposés, et où le réaménagement des rapports de force internationaux s’effectue en fractionnant au possible.
Le fédéralisme peut fort bien n’être pensé que comme une modalité d’organisation de l’exercice du pouvoir à l’échelle interne de notre pays. Comment l’empêcher de se prêter aisément aux calculs fondés sur les insatiables appétits des puissants ?
Comme forme, l’État unitaire, même décentralisé, n’empêche en rien l’assaut des convoitises et appétits. Mais au moins fait-il obligation aux citoyennes et citoyens de se sentir rivés à quelque identique destin qu’il leur appartiendrait de convertir en un dessein commun de leur choix.
Le fond du problème, plutôt que la forme de l’État, est celui de sa nature, comme nous l’enseignait déjà Ruben Um Nyobè, en 1957 : il exigeait, pour nous, un État réellement habilité à décider de notre destin, ayant une assise sociale populaire, un ennemi externe qu’il voyait dans le grand Capital, avec lequel un compromis lui semblait possible, et toute compromission, en revanche,  répudiée, un pouvoir limité par le droit et dans le droit, dans la mesure où, aucun individu, parcelle de souveraineté,  ne devait plus être inquiété pour ses opinions.
Nous sommes aujourd’hui bien éloignés des préoccupations touchant à la nature de l’État ainsi esquissée. Seul un sursaut collectif de patriotisme pourrait nous y ramener, en nous faisant revenir, d’un commun accord, à nos fondamentaux, tracés avec dévouement dans le sang par les Ruben Um Nyobè.
Un aspect, un seul, de notre constitution se prête à une possible sortie de crise : l’aspect par où se trouve envisagé un État unitaire démocratique et décentralisé. Qui n’existe encore qu’en projet, sur le papier.
Lui donner forme concrète à présent c’est :
- Renoncer au droit à privilèges qui nous régit et dont le référentiel basique est ethnique.
- Le remplacer par le droit égalitaire pour tous.
- Promouvoir le citoyen, cet individu auquel la Loi fondamentale elle-même reconnaît le droit de prendre part à la marche des affaires publiques comme législateur, électeur, élu, etc., et auquel la justice distributive alloue le moyen de donner à sa liberté un contenu socio-économique.
- Promouvoir plus d’une génération de cerveaux formés aux sciences les plus ardues, de sorte qu’avant que ne s’épuisent nos ressources à ce jour exploitées par les autres, nous puissions nous-mêmes, dans la décennie à venir, nous y employer, au profit du menu peuple de notre pays.
Mais le sursaut de patriotisme  ne saurait, tout seul, éclore spontanément : il faut y pourvoir, en faisant honorer la mémoire, et connaître la pensée des patriotes tombés pour nous. Sans une croyance commune, républicaine, laïque et forte, nous sommes collectivement perdus.
Guillaume-Henri Ngnépi
Philosophe
Bibliographie
1. Alain, Etudes, Gallimard, Idées, Paris, 1968.
2. Engels, L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’Etat, A propos des recherches de L H Morgan, Editions du Progrès, Moscou, 1980.
3.Marx, Karl, Le Capital, Ed Sociales, Paris, 1977
4. Mbuyinga, Elenga, Tribalisme et Problème national en Afrique noire, Le cas du Kamerun, L’Harmattan, Paris, 1989.
5.Toffler, Alvin, Les Nouveaux Pouvoirs, (Powershift), Savoir, Richesse et Violence à la veille du XXIe S, Fayard, Le Livre de Poche, 1991.


Crises anglophone: quelques vérités en guise de feuille de route

Il y a de cela quelques années, je venais alors de publier chez L’Harmattan Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, je croyais avoir tout compris sur la situation des « anglophones » au Cameroun. Je m’exprimais de ce fait sur la question avec cette arrogance et cette même suffisance un tantinet méprisantes qui empreignent ces derniers temps l’attitude et le verbe de nombre de nos universitaires, au demeurant respectables personnalités du monde de la parole (mais beaucoup d’entre eux sont-ils encore respectés ? Et au fond, s’en soucient-ils réellement ?) mais souvent discutables acteurs du monde de l’action. Je suis depuis revenu sur bien de mes convictions de naguère, à force de lire ici et là, d’écouter les historiens et les acteurs ou témoins encore vivants de cette épopée nationale. Je ne pense pas avoir à présent tout compris sur cette question, mais ce parcours m’a enseigné à user d’humilité là où je nourris ne serait-ce que le moindre doute. Vous voyez que j’ai écrit « anglophones » entre guillemets, et à dessein. C’est le premier malentendu qu’il faut dissiper lorsque l’on aborde cette question et que l’on veut se donner des chances raisonnables de pouvoir contribuer à la résoudre.
« Anglophone » au Cameroun renvoie d’abord, qu’on le veuille ou non, à l’histoire du pays, une histoire si mal connue des francophones1, parce que les acteurs politiques de ce second groupe linguistique à qui le hasard ou la volonté des impérialismes du XXe siècle ont confié le destin du pays n’ont pas toujours été du bon côté de l’histoire des luttes qui ont façonné son destin. La plupart d’entre eux, comme l’on dit du côté de chez moi, ont récolté là où d’autres avaient semé. Entre inventer une nouvelle épopée des luttes pour l’indépendance qui les place en son centre, les chances de réussir une telle affabulation étant fort minces, travestir celle qui a été effectivement construite par les événements, les marques de rustines devant être de toutes évidence difficiles à dissimuler, ils ont, par déficit d’imagination, paresse ou cynisme suprême, choisi de faire tout simplement une croix sur le passé de tout un peuple. Le blanc, une couche de silence épaisse comme du corrector. Et une amnésie collective, bien commode pour eux, s’est installée.
« Anglophones » est donc au Cameroun un concept historique et qui a évolué avec le temps. Il n’eût rien signifié à l’époque de Fernando Poo : nous étions alors chacun installés dans sa tribalité. En 1961, il désignait quelque chose de précis, sans la moindre possibilité de confusion : les Camerounais de l’autre rive du Moungo, exclusivement, homogènement. Aujourd’hui, à la faveur d’une timide politique de bilinguisme, il désigne un groupe plus hétérogène, presque hétéroclite. Ces anglophones de 1961, qui ont opté pour le rattachement au Cameroun ex-français (La République du Cameroun), auraient pu le faire aussi bien pour le rattachement à la République fédérale du Nigéria, comme ceux de l’ex-Cameroun septentrional britannique. N’oublions pas que le Cameroun méridional avait déjà obtenu son autonomie interne dans le cadre de la Fédération du Nigeria. Quittant une fédération républicaine déjà construite et qui l’est demeurée, ils avaient opté pour une fédération à construire, et qui s’est dissoute à peine entamée un 20 mai 1972. On peut comprendre les regrets d’hier et d’aujourd’hui. Aucune autre région du Cameroun francophone n’a eu les mêmes cartes en mains. On ne peut donc pas comparer des choses incomparables.
Le deuxième malentendu est d’ordre culturel. La spécificité des anglophones historiques du Cameroun n’est pas seulement linguistique et elle n’est même pas ethnique : elle est culturelle. La langue n’est qu’un élément de la culture, elle n’est pas toute la culture. Et cette spécificité culturelle est encore un produit – un sous-produit même si vous le voulez ! – de l’histoire. Cela va sans dire, me direz-vous, mais cela va encore mieux en le disant. Dans cette partie du Cameroun colonisée – peu importent les accords de tutelle de la SDN ou de l’ONU, les impérialismes britannique et français les avaient foulés au pied sans la moindre hésitation – par les agents de Sa Majesté sur le modèle de l’indirect rule, la Common law avait installé une pratique et une perception de la justice qui n’avaient rien à voir avec ce qui se passait de ce côté-ci du Moungo. Une justice fondée sur la prééminence de la jurisprudence et non de la loi, et donc qui répugne à faire deux poids deux mesures alors que la loi excelle à juger en fonction des époques et à la tête du client. Mêmement, le modèle d’éducation que les anglais y ont laissé n’est pas seulement anglophone et il ne suffit pas de le traduire en français pour qu’il ressemble à ce que les successeurs de Napoléon Bonaparte ont laissé de ce côté-ci. Comme l’aurait certainement écrit Mongo Beti, avant 1961, ce côté-ci et l’autre côté du Moungo, c’étaient deux pays, deux mondes, deux destins. Il suffit de comparer les pratiques administratives de ces deux entités, même par les mots : de ce côté-ci, fonction publique, et l’on voit d’emblée la mise en exergue de la fonction, de l’individu en fonction, en sa qualité d’administrateur donc de gestionnaire des biens, des conduite des hommes, ayant la charge de leur administrer comme un médicament des règles de conduite, généralement avec la force…armée ; de l’autre côté, c’est le « civil service », cette notion de service public ou service du public si éloignée dans sa conception-même de l’idée d’user de la force qu’il met l’accent sur son caractère « civil », si étrangère à nos mœurs bureaucratiques corrompues ! Notre administration napoléonienne a hérité d’une tradition de soumission du citoyen, au besoin par la force ; celle issue de l’indirect rule britannique a hérité d’une tradition de service du public donc d’écoute du public, de recherche participative du consensus. A ce titre et c’est bon à savoir, participer n’a pas, culturellement, la même signification pour les anglophones historiques et les francophones historiques du Cameroun. Il pourra avoir la même signification pour les bilingues du Cameroun de demain, mais nous n’en sommes pas encore là, à chaque jour suffit sa peine.
En effet, pour ceux qui gouvernent le Cameroun aujourd’hui sur le modèle bonapartiste, l’administration est le tout et le reste du peuple est le rien. Ils considèrent que, lorsque en votant une loi, en prenant un décret, une décision peu en importe l’impact, on a consulté les membres du gouvernement parmi lesquels des francophones et des anglophones, des hauts gradés de l’administration, parmi lesquels des francophones et des anglophones, alors on a respecté le droit à la participation du citoyen. Après tout, ces gens, mieux formés, plus éclairés, plus responsables, plus respectables, ne représentent-ils pas le peuple mieux que le peuple lui-même ? Ne sont-ils pas le peuple plus que le peuple lui-même ? Pour les anglophones historiques et pour des raisons de culture politique et administrative, ces gens-là ne représentent qu’un groupe : le gouvernement et son administration. Normalement, ils ne sont pas mis là pour gérer le peuple et lui dire ce qu’il doit faire ou ne pas faire, ils sont là parce que le peuple l’a voulu, pour servir le peuple comme le peuple souhaite être servi, pas comme ils pensent qu’il serait bon que le peuple soit servi. Et cela fait un véritable monde de différence.
Il ne s’agit donc pas avant tout d’émettre des jugements de valeur, il s’agit de prendre acte des faits et de les intégrer dans la gouvernance globale du pays, pour aménager des voies consensuelles de nécessaire évolution. Lorsque sur le front de la question anglophone cette dernière crise s’est déclenchée, dans un contexte très différent de ceux qui avaient vu naître puis s’émousser les précédentes, le pouvoir en place et la haute administration qui le sert plus aveuglément que lucidement sont constamment passés à côté de la plaque, malgré les mises en garde multiples. L’on a compté sur le temps : le temps use tout, s’est-on dit. Mais le temps n’a jamais été le meilleur ami de l’homme, surtout de l’homme imprévoyant.
Au tournant des années 80 qui ne s’en souvient pas, nous avons assisté à de grandes marches contre le « multipartisme précipité », de la part des mêmes personnes et au nom des mêmes organisations qui marchent aujourd’hui contre la division du pays, sans se rendre compte que la sécession n’est que la forme la plus radicale de la division d’un pays. Nous vivons depuis des années dans un pays fracassé, raccommodé au scotch2 comme un pare-brise accidenté, défiguré à force de points de suture. Et qui a traumatisé à ce point le portrait de ce pays naguère si beau ? Les mêmes qui marchent aujourd’hui contre la division du pays, redevenus le temps d’une crise d’ardents défenseurs d’un pays « un et indivisible » ! Ont-ils réellement trouvé leur chemin de Damas à la faveur de l’actuelle éruption du Fako anglophone ? L’histoire, qui ne ment jamais durablement, nous le dira un de ces jours.
Il est un dernier malentendu qu’il me faut dissiper. Les acteurs de la crise anglophone actuelle posent les mêmes problèmes que leurs prédécesseurs, mais là s’arrête la comparaison. Nous l’avons déjà dit, le contexte n’est plus le même : il a radicalement changé tant en interne qu’à l’international. Les causes minoritaires, même si elles ne sont pas plus soutenues, sont redevenues plus audibles aujourd’hui : le Tibet chinois, le Kurdistan irakien, la Catalogne espagnole, le Sud Soudan et j’en passe. Le terrorisme naguère marginal – IRA irlandais, Brigades rouges italiennes, Action directe française… - s’est lui aussi mondialisé en se miniaturisant. Il est devenu un terrorisme 2.0 et exporte sur internet ses gadgets les plus meurtriers. Les guerres les plus répandues et les plus dévastatrices, psychologiquement, physiquement et matériellement, sont moins conventionnelles qu’asymétriques. Un passage de AAA AAA  génération est en train de se faire chez les anglophones historiques du Cameroun. Et que leur transmettent certains de leurs aînés ? Une épopée imaginaire mais un mythe en train de s’incarner : l’Ambazonie, avec ses armoiries. Prenons garde que cette jeunesse, cocktail de non scolarisés, de déscolarisés, de diplômés au chômage, de sans avenir, de désespérés, ne prenne ce mythe pour la réalité. Un mythe, même vide, peut se remplir : il suffit de l’approvisionner de sang, du sang de quelques martyrs. Ce processus, déjà largement amorcé, peut encore être stoppé. On ne peut lutter contre un mythe que par un mythe, c’est un principe connu. Et nous avons entretenu dans ce pays, depuis des décennies, un mythe, un mythe de plus en plus creux au fil de ces décennies : celui de l’unité nationale.
Pourquoi nous le cacher ? L’unité nationale, si chère au défunt Président Ahmadou Ahidjo, que l’actuel locataire d’Etoudi a transformé verbalement en intégration nationale à l’orée des années 80, est le plus grand mythe officiel de l’Etat camerounais des 50 dernières années. Les différents pouvoirs s’en sont servis pour emballer nos multiples plaies, fractures, cassures, divisions, et les ostracismes qui en ont découlé, comme d’un emplâtre sur une jambe de bois. L’unité nationale a été notre cache-misère, notre cache-honte, notre lunette embellisante. Elle a été le grand mensonge national. Il ne faut pas qu’elle justifie aujourd’hui notre aversion du dialogue, notre phobie du consensus. Elle peut et a l’occasion de servir une vraie cause, à condition de s’incarner véritablement. Comment ?
Il suffit qu’en son nom ceux qui nous gouvernent tournent le dos aux rapaces, ces oiseaux prédateurs assoiffés de chair et de sang dont très peu sont des aigles et nombreux de vulgaires vautours ou pire, des charognards. Il s’en recrute partout de nos jours y compris dans nos hémicycles. Je les entends hurler « A mort ! A mort !!! », comme des loups dans la nuit. Nos compatriotes de l’autre côté du Moungo et nous-mêmes sommes aujourd’hui pris en étau entre les extrémistes anglophones partisans de l’Ambazonie, et les extrémistes francophones adversaires acharnés de toute forme de dialogue véritable. De même que nous demandons aux anglophones de ne pas écouter leurs extrémistes, pourquoi écouterions-nous et demanderions-nous aux francophones d’écouter nos extrémistes à nous ? Pas de deux poids deux mesures ! Il est plus que temps que nous nous mettions tous autour de la même table. Parce que si nous sommes réellement, sincèrement « mendiants de la paix », d’une véritable paix, celle-ci passe inévitablement par le dialogue véritable et le consensus authentique.
Roger Kaffo Fokou
Enseignant-Syndicaliste-Ecrivain
1 Autre concept que seule l’histoire permet de comprendre dans son évolution. Quand nous étions à l’université de Yaoundé au début des années 1980, « anglo » était une insulte qui vexait particulièrement nos camarades originaires de l’autre côté du Moungo, et eux nous appelaient « frogg » mais pas « franco », parce que contrairement à « anglo », « franco » ne portait aucune charge négative. Cela a-t-il réellement changé ? On peut en douter.
2 Dans tous les sens de ce mot.


Et si le moment de la prise de conscience de la jeunesse était arrivé
La scène est inédite et épique. Le 21 novembre 2016, une horde de jeunes envahissent les rues de la capitale régionale du Nord-ouest. Les revendications sont pêle-mêle : amélioration des conditions de vie, limogeage du délégué du gouvernement de Bamenda, promotion de l’emploi décent des jeunes, changement des conditions d’études, restauration du fédéralisme voire sécession du Cameroun anglophone.
Très rapidement, les forces de l’ordre rentrent dans la danse et décident de disperser ce qui jusqu’à présent n’était qu’une marche pacifique. Les lacrymogènes volent pendant que les coups de matraques claquent. L’on bascule dans les émeutes, et les choses deviennent très vite hors de contrôle.
Les gendarmes et policiers déployés sont débordés. Il faut alors user de tous les moyens pour atténuer la situation. Les autorités pensent au président du Social Democratic Front (SDF), Ni John Fru Ndi qui est crédité d’une autorité morale certaine et dont Bamenda apparait comme le bastion indiscutable.
Le Chairman ne se fait pas prier. Il s’engouffre dans son véhicule de marque Toyota Land Cruiser, immatriculé… Fru Ndi. Il se rend sur commercial avenue où il trouve de centaines des jeunes amassés. Il descend de sa voiture, happe au passage un mégaphone et décide de calmer les émeutiers. Mais à peine a-t-il entamé son discours que les choses tournent au vinaigre. Le ton monte et l’on entend entre autre, “Go to Yaounde continue to eat with your friend Paul Biya”. Il s’en faut de peu pour que le Chairman soit lynché par la foule, n’eût été l’intervention des gendarmes qui réussissent le tour de force de le faire rentrer dans sa voiture et l’accompagner à son domicile.
Dans la foule un visage se démarque. Un jeune homme, jusque-là peu connu des populations comme activiste politique débarque sur la plus grande avenue de Bamenda. On l’appelle Mancho Bibixi. Il a posé sur le toit d’un véhicule un cercueil et dans lequel il va entrer pour prononcer ce qui apparait à bien de titre comme le discours inaugural de la fronde anglophone. Une page de l’histoire politique du Cameroun venait de se tourner.
Les partis politiques traditionnels déclassés
L’actuelle crise anglophone a renforcé le déclassement des partis politiques traditionnels et des organisations officielles. En effet, le SDF dont on a toujours considéré la zone anglophone comme étant le socle granitique et le bastion historique n’a pas vu les évènements venir. Pris au dépourvu, les responsables de ce parti ont fait montre de tellement d’atermoiements qui trahissaient effectivement leur impréparation par rapport à la situation.
Il faut dire que depuis leur institutionnalisation, qui s’est traduit par leur accès au poste de parlementaires et d’édiles des villes, la plupart des responsables du parti de la balance ont déserté les rues qui les ont portées au pouvoir. Embourgeoisés et désormais plus préoccupés par la fructification de leurs fortunes, les leaders du SDF se sont enfermés dans leurs tours d’ivoire, et fréquentent davantage les élites bourgeoises gouvernementales du RDPC que leur base électorale. Les rencontres avec les populations sont épisodiques, sporadiques et participent davantage du folklore.
Pendant qu’ils désertent la rue et se déconnectent des citoyens, les responsables du SDF se livrent à des guerres intestines inlassables pour l’accession à des fonctions qui leur garantiraient des privilèges qui ont souvent toutes les allures de prébendes et de sinécures. Ce qui crée des contradictions internes démobilisatrices.
Ceci fait en sorte qu’ils ont perdu toute capacité de mobilisation véritable car éloignés de la base, ils en ignorent les problèmes, la profondeur de leurs difficultés, les ressentiments qui les animent. En un mot, ils ont perdu tout contact avec la réalité.
De guerre lasse de voir cette politique du ventre perpétuelle à laquelle s’adonnent désormais ces responsables, pourtant porteurs de leurs espoirs d’hier, les populations après une longue période de méfiance ont opté désormais pour la défiance.
C’est ainsi que le 22 septembre 2017, durant les émeutes monstres qui ont encore ébranlé la zone anglophone, des jeunes ont débarqué au domicile du vice-président du SDF, Joseph Njang Mbah Ndam, par ailleurs vice-président de l’assemblée nationale depuis des lustres, pour lui imposer de démissionner de son poste au parlement camerounais. Désormais, c’est la masse, plus exactement les jeunes, qui mènent la danse.
Le déclassement des partis politiques ne concerne pas seulement le SDF. Garga Haman Adji de l’Alliance Démocratique pour le Développement (ADD) l’a réalisé à ses dépends en janvier 2017, lorsqu’au lendemain de la présentation des vœux au président Biya, sur sa propre demande, il va se rentre dans la zone anglophone pour jouer les médiateurs. L’indifférence des manifestants face à son initiative n’avait d’égal que le ridicule dont il a été l’objet.
Les autres partis traditionnels tels que l’Union Démocratique du Cameroun (UDC), l’Union des populations du Cameroun (UPC), Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès (UNDP), et bien d’autres ont été complètement largués lors de cette crise. Il faut dire que des années de connivence avec le système RDPC aura fini de les déconnecter d’une population dont 72% a moins de 35 ans  et qui ignore tout de leurs anciens faits d’arme des années 90, il y a … 27 ans !
En fait, les anciens leaders d’opposition ont oublié que de l’eau avait coulé sous les ponts et qu’une nouvelle génération est advenue. Désormais ils font partir de la catégorie des « Has been », qui doit céder la place, à défaut d’être chassés.
Bataille générationnelle au sein des formations politiques
La volonté de déboulonner les vieux routiers de l’opposition camerounaise de leurs éternelles fonctions de président-fondateur s’est exprimée plus que jamais lors de cette crise anglophone. Et la palme d’or de cette bataille générationnelle est détenue par la SDF. Plus que jamais, Joshua Osih ne fait plus mystère de sa volonté de remplacer Ni John Fru Ndi à la tête du parti, ou tout simplement lors du prochain scrutin présidentiel. Son allocution du 13 septembre 2017 à Boumnyebel a été interprétée ni plus ni moins que comme une déclaration ouverte de candidature. Depuis lors, le vice-président du Sdf ne rate pas une seule occasion de « prendre ses responsabilités », comme lorsqu’il a signé au nom du parti, et en dehors de toute procédure collective de son parti, un communiqué au lendemain des événements du 22 septembre 2017.
C’est désormais un secret de polichinelle, Joshua Osih veut la place de Ni John Fru Ndi. Ce dernier lui-même se sentirait largement dépassé par les évènements au point où il envisage sérieusement une autre candidature du Sdf à la prochaine élection présidentielle.
C’est ce dilemme qui expliquerait en très grande partie les multiples reports du congrès ordinaire du parti de la balance, car l’on ne saurait à cette occasion faire l’économie du renouvellement du leadership.
A l’Upc également Bapoh Lipot est monté d’un cran, et plus que jamais dans l’affirmation de ses ambitions légitimes à prendre le parti en main.
Si dans les autres formations politiques, la bataille n’est pas encore ouverte, il n’en demeure pas moins que la question du remplacement des responsables qui y trônent depuis mathusalem se pose avec acuité. Et les jeunes loups aux dents longues sont en embuscade.
Emergence d’un nouveau leadership au Cameroun
Les nouveaux visages de la contestation populaire au Cameroun se nomment Mancho Bibixi, Agbor bala ou encore Fontem Neba, qui ont pour caractéristique principale qu’ils sont encore dans la force de l’âge. Et à l’occasion d’une émission de l’Arène, les téléspectateurs ont découvert avec une surprise agréable, qu’un Ayah pouvait en cacher un autre.
Même si elle pêche dans leur démarche stratégique confine le mouvement social engagé dans les régions du Nord-ouest et du Sud-Ouest, étant donné que la plupart de leurs préoccupations sont communes à la majorité des Camerounais de toutes les régions, cette nouvelle génération des leaders a ses codes, ses usages, ses repères, ses aspirations, et surtout ses modes de mobilisation. Autant de choses qui échappent aux anciens et qui les condamnent à une transmission de témoin à plus ou moins brève échéance. Et qu’ils le veulent ou non, la jeunesse a décidé de remplir sa mission qu’elle s’est découverte : le changement au Cameroun.
Blaise Njibùm


Quand Paul Biya joue la carte du pourrissement
Le Cameroun est bloqué politiquement. Et c'est un euphémisme que de le dire. Même au sein du RDPC, « le parti proche du pouvoir », dixit Paul Biya, la dissonance n'est plus un tabou. Les rats se projettent subtils, à quitter un navire dans la tourmente et qui prend de l'eau. La parole se débride y compris à la présidence, parmi les conseillers du prince pour prendre le contre-pied du chef de l'État sur la crise anglophone.
Tout ceci dénote de la grande fébrilité due aux lendemains devenus incertains. La pagaille et la cacophonie sont effroyables. Seul un consensus sincère éloignera l'abîme qui se profile à l'horizon. La question dite "anglophone" n'est finalement qu'un signe précurseur des manifestations du malaise de désaffection et d’usure d'un interminable règne caractérisé par des échecs retentissants.
Le régime Ahidjo était rigide, policier, autoritariste, mais aussi visionnaire, intègre, futuriste et travailleur, au contraire de celui de son successeur désigné, qui est dictatorial, distant, méfiant, paresseux, tribaliste, clanique, kleptocratique et violent. Après plus de trente ans, notre pays a fait un bond en arrière de plus de 50 ans. Tous les acquis économiques bâtis en 22 ans par l’ex-président Ahidjo ont volé en éclats. De nos jours, le socle politique unitaire s’est désagrégé ; le palais de l'unité est devenu celui de la division et même de la criminologie.
L'État du Cameroun doit être reconstruit. Autrement dit, des réformes doivent être entreprises afin d’adapter nos institutions aux mécanismes de production et de satisfaire les attentes des populations. La question sur la forme de l’État n’est certes pas subsidiaire. Mais, nous plaidons pour une régionalisation avec l’exécutif régional élu, ainsi que pour des réformes de la préfectorale.
L'État sous le régime Biya s’est délité. La trop forte centralisation a montré ses limites. De sorte qu’il n'est plus apte à régenter de tout à partir Yaoundé, avec des duchés dans les départements et les régions qui se mêlent de tout.
Les Cameroun ont besoin d’un État protecteur qui rassure le citoyen. Pourtant, les citoyens ne croient plus à la capacité de l'État à réformer le système électoral avant le scrutin présidentiel et à organiser une consultation populaire inclusive. Pourtant, cette réforme est l'une des approches qu’il faudrait privilégier pour sauver notre pays d'un cataclysme politique de forte magnitude.
Ce qui se joue à Bamenda et Buea est révélateur de l'échec des stratégies de contrôle du pouvoir d’État après Paul Biya qui ne donne pas des signes de vouloir mettre fin au supplice des populations qui ont ras-le-bol.
Tous les indicateurs politiques présentent pour 2018, un risque électoral majeur que seul le consensus national peut exorciser.
 Le climat de guerre et d'insécurité chronique provoquées par Boko Haram à l'extrême-nord du pays malgré la maîtrise de la situation par nos forces de défense et de sécurité et la crise régionale dans l'ex-Cameroun occidental qui menace l'unité ne plaident pas pour un pouvoir arrogant et un chef d'État absentéiste, distant.
L'issue de cette confiscation du pouvoir depuis 35 ans risque d’être fatale. Les signes prémonitoires d’une fin de règne sont nombreux et sont le présage soit d’un coup d’État , soit d'une rébellion armée, soit enfin d'une insurrection populaire ou révolution de la rue (dans le meilleur des cas si l'élection présidentielle est différée) surtout si le pouvoir en place opère un passage en force en 2018 sans présenter les gages de transparence à travers  des reformes électorales exigées par la classe politique.
La crise "anglophone" est donc avant tout une crise de la conquête ou de partage du pouvoir d’État dans une atmosphère de guerre de succession, surtout que M. Biya a choisi un dauphin constitutionnel ailleurs que dans ces deux régions alors que les accords de Foumban signés en octobre 1961 réservait la vice-présidence de la République à un ressortissant de l’ex Cameroun occidental.
Paul Biya aux mains de qui se trouve la conduite des destinées de notre pays, saura-t-il s'abstenir de plonger les Camerounais dans des ténèbres en 2018 ? Si oui, la sagesse commande qu’il écoute ses compatriotes en procédant aux réformes politiques et électorales inclusives, et en organisant un dialogue national.
Il y a de sérieuses raisons de craindre que de nouvelles crispations politiques comme celles qui courent dans la zone "anglophone" naissent au cours de l'an 2018.
Une chose est certaine, le Cameroun n’a plus les moyens de supporter des conflits et crises ruineuses qui mettraient en mouvement l'État d'urgence, et qui pourraient entrainer le déploiement de l'armée sur tous les fronts de contestation.
Les dégâts causés par "le commandement opérationnel mis en place à Douala et au nord du pays pour réduire le grand banditisme et les prises d'otages des coupeurs de route sont effroyables : en 1998, un ministre de la sécurité parlait de 5000 morts, sans oublier les 9 disparus de Bepanda
La crise "anglophone", crise politique, il va de soi, a fait aussi de nombreuses victimes. Même si pour minimiser la capacité de nuisance des sécessionnistes, et des grévistes, le pouvoir s'est abstenu d'instituer l'État d'urgence, on se retrouve tout de même avec de nombreux morts, des centaines d’arrestations et des exactions attribuées à tort ou à raison aux forces armées déployées dans la zone militarisée.  
Cette crise est révélatrice de l'irresponsabilité des dirigeants camerounais. Et comme une carpe le chef reste muet et joue la carte du pourrissement !
Pierre Mila Assouté
Homme politique


Comment éviter la fracture Francophone-Anglophone
Il n’y a toujours pas un chat dans les rues de Bamenda dans le nord-ouest du Cameroun. Des patrouilles de l’armée vont et viennent sur des avenues désertes. Les banques et les commerces gardent leurs rideaux baissés. L’épicentre de la révolte anglophone a des apparences de ville abandonnée. Le 1er octobre, la proclamation symbolique d’indépendance a été violemment réprimée par les forces de l’ordre?: 10 morts selon le gouvernement, 17 selon Amnesty international, 100 selon le Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale (Redhac). Depuis, plus rien ne bouge, comme si le pays était saisi de tétanie. « Il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre, assure un avocat. Rien ne peut bouger tant qu’il n’est pas rentré. »
« Il », c’est le président camerounais, Paul Biya. Il a quitté son pays le 17 septembre pour se rendre à l’Assemblée générale de l’ONU, puis s’est envolé en Suisse pour un séjour privé. Le 6 octobre, à l’heure où nous écrivions ces lignes, il n’était toujours pas rentré, et rien ne filtrait de l’hôtel genevois où le chef de l’État a ses habitudes – un établissement dont les activistes de la diaspora aiment de temps à autre perturber la tranquillité.
En son absence, personne au gouvernement ne paraît en mesure d’assumer la responsabilité de ce qui s’est passé dans l’ancien Cameroun britannique. Le Premier ministre, Philémon Yang, lui-même anglophone, n’a fait aucune déclaration et n’a pas pris part aux contre-manifestations organisées par le pouvoir. Le ministre de la Communication s’est certes montré offensif, mais contre les médias. Fin septembre, Issa Tchiroma a fait une tournée des rédactions télé pour mettre les journalistes en garde?: « Si vous donnez la parole aux sécessionnistes, je fermerai votre télévision?! »
Le RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais), le parti au pouvoir, a organisé des marches pour l’unité nationale et pour la paix dans les grandes villes francophones. On y a vu les ministres au profil politique, dont le ministre d’État chargé de la Justice, Laurent Esso, et le ministre de l’Enseignement supérieur, Jacques Fame Ndongo – deux proches collaborateurs et bon connaisseurs des méthodes de ce président qui gouverne à distance.
Une opposition inaudible
En face, l’opposition a également tenté d’exister. En vain. Inaudible, elle n’est jamais parvenue à s’imposer dans le jeu?: il y a un an, ce sont des corporations d’enseignants et d’avocats qui ont déclenché la grève – seuls, sans l’aide d’aucun parti. Leur emboîtant le pas, les populations sont descendues dans les rues sans que, là encore, le mot d’ordre ait été lancé par les adversaires traditionnels du pouvoir.
Ceux-ci ont même plutôt paru pressés de rejoindre – voire de capter – le mouvement. Et c’est ainsi que Joseph Mbah Ndam, le président du groupe parlementaire du Social Democratic Front (SDF), s’est retrouvé sommé de démissionner de son mandat de député par une foule qui a déferlé dans sa résidence de campagne. Sous la pression, ce parlementaire madré a promis du bout des lèvres, mais ne s’est pas exécuté.
C’est un fait?: aucun des poids lourds connus n’est parvenu à récupérer l’insurrection pour en tirer un bénéfice politique. L’opposant emblématique John Fru Ndi dit avoir tenté en vain d’alerter le chef de l’État sur la menace que la montée des opinions sécessionnistes faisait peser sur l’unité nationale. « Maintenant, estime le fondateur du SDF, il est trop tard. »
Maurice Kamto, Jean-Jacques Ekindi ou Kah Walla ont donné des conférences de presse et publié des communiqués appelant au dialogue mais sont demeurés peu audibles. Affaiblis et gênés aux entournures, les leaders reconnaissent la légitimité des revendications anglophones mais préfèrent prendre leurs distances avec l’idée de séparatisme. Dans cette atmosphère de suspicion généralisée, le choix est vite fait?: mieux vaut passer pour faible que risquer d’apparaître comme antipatriote, voire de cautionner la sécession orchestrée par des « terroristes ».
Cameroun indivisible à tout prix
Pendant les événements de Bamenda, francophones et anglophones s’écharpaient sur… les réseaux sociaux. Et les assauts verbaux étaient d’une rare violence, les anglophones accusant les francophones de les déshumaniser. Bernard Okalia Bilai, le gouverneur de la région du Sud-Ouest, n’avait-il pas maladroitement déclaré?: « Si les chiens continuent à aller dans la rue pour mordre, ils vont rencontrer les forces de l’ordre. »
À ceux qui s’indignent que des personnes soient tuées pour une déclaration symbolique d’indépendance, des internautes particulièrement véhéments, réunis autour du slogan « le Cameroun est un et indivisible », répondaient que l’unité nationale n’avait pas de prix. Assurément, les événements du 1er octobre laisseront des stigmates difficiles à effacer dans les esprits.AAA
AAA Le bilan sanglant de cette journée d’émeute n’a pas échappé aux partenaires du Cameroun, dont la France, qui presse le pouvoir d’ouvrir le dialogue. « Nous encourageons le règlement des tensions actuelles par le dialogue, en vue de répondre, de manière pacifique et concertée, aux préoccupations de toutes les parties, dans le respect de l’unité et de l’intégrité du pays », a déclaré le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères.
Même le quotidien gouvernemental Cameroon Tribune a souligné la nécessité d’un dialogue. Mais il ne s’agit pour l’heure que d’une éventualité dont on n’est pas sûr qu’elle se concrétisera. « Le président Biya n’a pas le goût des palabres de réconciliation. Il privilégie les négociations secrètes et les débauchages de certains meneurs pour diviser et affaiblir les frondeurs », confie un politologue.
Cette diplomatie parallèle a pour l’instant échoué. Certes, le pouvoir a cédé à certaines des exigences du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC), le regroupement de syndicats qui a lancé la grève à l’origine de l’insurrection. Yaoundé a consenti à la traduction des textes Ohada (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires) en anglais et à la création d’une section common law à l’école de magistrature.
Le gouvernement a aussi tenté de pallier les inégalités dénoncées par les mécontents en créant, le 23 janvier dernier, une Commission nationale de promotion du bilinguisme et du multiculturalisme (CNPBM), chargée d’assurer le suivi et la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles faisant de l’anglais et du français deux langues officielles d’égale valeur au Cameroun.
Une tournure calamiteuse
Des syndicalistes ont été arrêtés, accusés de terrorisme et incarcérés. Mais Paul Biya s’est très vite rendu compte que le remède judiciaire était pire que le mal. Loin de démobiliser les frondeurs, les arrestations de leurs camarades les ont radicalisés. À leur sortie de prison, le président et le secrétaire général du consortium, Felix Agbor Balla Nkongho et Fontem Neba, ont pu constater que leur proche compagnon Wilfred Tassang avait renoncé au fédéralisme pour désormais frayer avec les sécessionnistes. Humiliés, délégitimés, ils se font discrets alors que les séparatistes haussent le ton.
Et en attendant que le chef de l’État sorte de son silence, toutes les questions restent en suspens?: avec qui le gouvernement discutera-t-il?? De quoi, d’ailleurs, pourrait-on discuter?? De la décentralisation telle que prévue par la Constitution de 1996 et dont les textes d’application auraient pu permettre d’éviter la crise actuelle?? Ou du retour au fédéralisme?? Et si cette option est retenue, aurait-on deux, quatre ou dix États??
« Il ne faut pas déconnecter la tournure calamiteuse prise par cette crise de l’agenda politique », prévient le juriste Akere Muna. Cet ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, candidat à la prochaine élection présidentielle, affirme qu’il est temps pour le président Biya de se retirer. Avant même le début de la fronde, il pensait déjà que l’heure était venue de porter un anglophone à la tête du pays dès 2018. Une éventualité qui permettrait à coup sûr d’enlever l’argument de la discrimination aux tenants de la partition… Mais en l’absence du chef, le Cameroun est contraint aux spéculations.
Georges Dougueli
Jeune Afrique, 12 octobre 2017


Existe-t-il un problème anglophone au Cameroun ou s'agit-il d'une vue de l'esprit?
Depuis [un certain temps], des discussions très animées se tiennent entre camerounaises et camerounais. Elles semblent se focaliser autour d’une question qui, tour à tour, divise l’opinion publique, réveille des passions que l’on croyait enfouies et ravive des antagonismes que l’on pensait avoir été réglés dans le passé.
La présente réflexion scrute successivement les arguments des deux camps en présence, présente ma position et fait part de quelques propositions concrètes qui pourraient s’avérer utiles.

 

1. Les arguments en présence
Au moins deux camps semblent s’affronter dans ce débat fort passionné.
Le premier, qui compte beaucoup de francophones - ainsi qu’une infime minorité d’anglophones -maintien avec force qu’il n’y a pas de problème spécifiquement anglophone dans notre pays. Toutes les dix régions, aux yeux des tenants de cette vision, connaissent exactement les mêmes difficultés, occasionnées par un manque criard d’infrastructures à bon niveau (routes, eau, électricité, hôpitaux, écoles, etc.) Ces carences observables partout, causent un énorme inconfort aux populations de toutes les localités touchées, sans exception.
A moins de vouloir utiliser les revendications actuelles pour atteindre d’autres objectifs inavoués, entend-on dans ce camp, les fauteurs de troubles du Nord-Ouest et du Sud-Ouest devraient plutôt se joindre à leurs compatriotes des huit autres régions pour exiger, ensemble, une amélioration substantielle des infrastructures nationales ainsi que l’instauration d’une meilleure gouvernance politique et économique plus décentralisée.
A contrario, le second groupe de camerounais impliqué dans le débat est à majorité anglophone, tout en incluant une minorité de francophones qui soutient ses positions. Ceux qui le compose affirment, pour leur part, qu’il existe bel et bien un problème anglophone, initialement créé par le non respect des résolutions arrêtées lors de la Conférence de Foumban de juillet 1961, qui reconnaissait explicitement l’existence de DEUX entités distinctes camerounaises qui acceptaient volontairement (c’est-à-dire sans contrainte aucune) de se réunir à nouveau, mais à une condition : que soit respectée la spécificité culturelle de chacune des deux parties, et qu’il soit tenu compte des caractéristiques particulières que l’histoire a façonné par rapport à la manière d’être et de vivre des Camerounais des deux rives du Mungo.
Les langues officielles, le français et l’anglais, furent déclarées d’égale statut dans notre document fondamental, la constitution du Cameroun Fédéral.
Force est de constater, de l’avis des membres de ce deuxième groupe, que ces égalités constitutionnelles ne sont guère respectées dans la vie quotidienne par la classe dirigeante du Cameroun, ou par les citoyens camerounais, à majorité francophones. Est-il acceptable, se demandent-ils, que vous soyez ridiculisé dans un lieu public à Yaoundé, Douala, Ngaoundéré ou Bertoua, simplement pour avoir demandé à obtenir une information en utilisant la langue anglaise ? Est-il normal d’entendre dire par un fonctionnaire de l’Etat s’adressant à son compatriote d’expression anglaise, « je ne comprends pas votre patois-là, ne pouvez- vous pas parler français comme tout le monde ? » Enfin, comment tolérer que l’expression utilisée en français « je ne suis pas ton Bamenda » puisse renvoyer à l’interprétation suivante : « je ne suis pas ton valet de maison ! »?
Ces violations quotidiennes des droits des citoyens camerounais anglophones sont vécues par ces derniers à travers le territoire national.
L’attitude hautaine et condescendante de bon nombre de francophones (dont beaucoup ne réalisent même pas l’impact des paroles blessantes et humiliantes qu’ils profèrent à l’endroit de leurs frères venus de l’autre rive du Mungo) peut mener certains à la frustration, voire à la révolte. D’où la conviction qu’ont certains anglophones, généralement sympathisants du courant sécessionniste du SCNC, que les francophones sont déterminés à phagocyter la culture et la langue anglo-saxonnes. Leur conclusion ? Les francophones sont à l’origine de tous leurs malheurs.
La contestation menée par la frange des anglophones qui proteste avec violence, tient au fait de l’impression qui est la leur, d’être des citoyens camerounais de seconde zone.
Le problème majeur de l’arène politique est que les croyances y sont plus importantes que la réalité.
Voici, brossées à grands traits, certes beaucoup trop rapidement, les principales positions des protagonistes de cet important débat.
Que m’inspirent ces arguments ?

2. Ma position dans le contexte de ce débat
Au regard des nombreuses complaintes exprimées depuis plusieurs années déjà par nos compatriotes anglophones (et dont certaines ont été rappelées plus haut), il semble extrêmement difficile de conclure à la non existence « d’un problème anglophone ». Le simple fait que des frères camerounais se sentent mal dans leur peau et aillent jusqu’à dire publiquement dans les mass médias et ailleurs leur mal-vivre, constitue en lui-même, déjà un réel problème.
Plutôt qu’une stratégie de déni individuel ou collectif, il revient plutôt à la majorité démographique que constituent les francophones, de tout faire pour bien comprendre les contours, la nature mais aussi la profondeur des frustrations que vivent au quotidien une partie des Camerounais dont le parcours historique est tout de même assez singulier.
Il n’est en outre pas rare d’entendre des Camerounais affirmer que toutes les régions font face à des difficultés économiques, financières et existentielles. Ceci est parfaitement vrai. Mais aucune des huit régions- en dehors du Nord-Ouest et du Sud-Ouest – n’a eu à opérer le choix de son rattachement volontaire soit au Cameroun, soit au Nigéria.
Il est important de se souvenir que la Résolution 1352 (XIV) de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 16 Octobre 1959 sur le plébiscite spécifiait clairement deux options possibles pour les populations concernées qui vivaient alors sous administration Britannique rattachée au Nigéria : rejoindre le Nigéria ou se rallier au Cameroun francophone.
Dans nos analyses, il faut donc savoir raison garder.
Reconnaître qu’il existe bel et bien un « problème anglophone » est tout à fait différent d’affirmer que ceux qui se plaignent ont raison sur toute ligne ou (encore moins), le droit de violer les dispositions contraires à la loi.
Il est évident que les anglophones peuvent occuper tous les postes de la république.
Quand nos compatriotes anglophones exigent le respect intégral de tous leurs droits de citoyens camerounais, tous les camerounais se doivent d’œuvrer au quotidien pour que cela soit une réalité. Nous nous devons donc tous de changer notre comportement quotidien pour le rendre conforme à l’esprit et à la lettre de notre loi fondamentale.
Cependant-et ceci est très important- quand certains dans ce groupe, très minoritaire, il est vrai, prônent la sécession, la profanation des symboles de l’Etat, « le retour des francophones chez eux », tout ceci dans un climat de violence, les camerounais des deux aires culturelles doivent clairement leur dire NON.
Voici pourquoi. Aucun groupe qui a prôné la sécession en Afrique n’a connu la prospérité dans cette aventure très douteuse. La tentative du Biafra de se séparer de la République pourtant déjà fédérale du Nigéria, s’est soldée par un nombre de morts évalué entre 500 000 et 2 000 000, pour la période 1967-1970. Pour ce qui est du Rwanda, où deux groupes de citoyens voulaient en découdre malgré leur appartenance même ethnique du point de vue anthropologique (même culture, langue, même religion et même histoire). Leur confrontation meurtrière se solda au moins 800 000 morts enregistrés en trois mois seulement (Avril-Juin 1994).
Quant au Sud Soudan, dernière-née des Républiques africaines issu du sécessionnisme le 9 juin 2011, les combats fratricides menés à l’intérieur et à l’extérieur de la plus jeune République du continent ont déjà causés plus de 150 000 morts à ce jour. (Source : Nations Unies, Mars 2016). Le Sud Soudan n’est assurément pas un exemple de pays en paix ou en situation de prosperity.
Il ressort de ce qui précède que, quelque soit le bien fondé des revendications de certains anglophones, « la solution » de violence, de guerre et de chaos ne peut être que catastrophique pour un Cameroun dont la marque de fabrique en Afrique et dans le monde, est sa matérialisation du concept « Uni dans sa diversité ». Rappelons-nous que la Résolution 1352 de l’ONU du 16 octobre 1959 mentionnée plus haut avait explicitement exclu toute option de création d’un Etat issu des régions anglophones du Cameroun. La lettre confidentielle interne datée du 10 juin 1960, envoyée par les autorités britanniques du territoire à leur hiérarchie aux Nations Unies à New York, prouve la véracité de cette position (Source : Victor E. Mukete, My Odyssey. The Story of Cameroon Reunification 2013, p. 419).

3. Quelles propositions concrètes pour conclure ?
• Que force reste à la loi. Aucun citoyen n’étant au-dessus des règlements de la République, tous ceux qui se sont rendus coupables de délits devraient répondre de leurs actes devant les juridictions appropriées, civiles pour les civils, militaires pour les personnels en tenue. Il y va de l’autorité de l’Etat et de la sécurité de tous dans un Etat de droit.
• Procéder à une revalorisation du Monument de la Réunification qui se trouve à Yaoundé. Combien de Yaoundéens ou de Camerounais qui passent devant ce site connaissent sa signification profonde ? Le moment semble venu de lui donner toute sa signification historique du point de vue pédagogique.
• Envisager la création d’un Office de Médiateur de la République dont l’une des tâches principales consisterait à traiter des dossiers à lui soumis par des membres ou des organismes de la société civile, sous certaines conditions clairement spécifiées.
• Réorganiser les curricula des enseignements secondaires et universitaires pour introduire enfin les éléments de connaissance pertinents concernant les dix régions du Cameroun au plan socio-culturel.
• Introduire l’enseignement de l’anglais pour les francophones et du français pour les anglophones dès l’âge de 05 ans pour avoir des jeunes camerounais libérés de leur prison linguistique et ouverts aux horizons vivifiants de toutes les cultures de leur terroir commun : le Cameroun.
• Procéder à l’accélération d’un véritable processus de décentralisation ayant pour but ultime de rapprocher l’administration des administrés et de créer une gouvernance de proximité.
• Mettre un soin particulier à identifier et à revigorer les institutions civiles ou religieuses présentes dans les deux parties concernées de notre territoire, pour créer des liens durables. Par exemple la Presbyterian Church in Cameroon (PCC) et l’Eglise Presbytérienne du Cameroun (EPC) et autre institutions religieuses situées sur les deux parties du pays. Les Royaumes Tikar, Bamoun Mbam et Banso du Nord-ouest qui ont été fondés au 14è siècle par une seule et même famille (deux frères et une sœur) constituant de ce fait un exemple partant des liens culturels profonds entre les deux parties du Cameroun qui nous concernent.
• Parvenir à un changement total de nos comportements vis-à-vis des uns et des autres (francophones et anglophones). Tout faire pour mieux nous connaître, nous apprécier au quotidien, et tourner le dos aux préjugés néfastes et dangereux pour -la stabilité de notre Nation.
• Nous rappeler enfin que les langues officielles que nous parlons et défendons avec tant de passions aujourd’hui ne sont nullement la résultante d’un choix volontaire de nos ancêtres camerounais. A la vérité, avant le 14 novembre 1884, personne au Cameroun ne parlait ni le français ni l’anglais.
C’est un fait irréfutable.
Évitons donc de tomber dans le piège dans lequel s’est fourvoyée la Libye, c’est-a-dire le chaos.
Pr Jean-Emmanuel Pondi
Professeur de Sciences Politiques et des Relations Internationales, Ph.d., Penn State University M. Phil., Cambridge University;
M. Sc., London School of Economics