Interminable fin de règne à Yaoundé

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Une douteuse lutte contre la corruption.

Vingt et [trois] candidatures (sur les cinquante-deux déposées) ont été validées par la commission électorale camerounaise en vue de l'élection présidentielle du 9 octobre. Soutenu par Paris depuis vingt-neuf ans, le régime autocratique de M. Paul Biya est passé maître dans l'art de contourner les règles internationales concernant les libertés fondamentales
Après plusieurs mois d'incertitude, la date de l'élection présidentielle camerounaise est finalement fixée au 9 octobre 2011 Le scrutin s'annonce tendu. Au pouvoir depuis 1982, M. Paul Biya, 78 ans, s'attire de plus en plus de critiques internationales sur fond de crise sociale aiguë. Le 20 mai, jour de la fête nationale, la secrétaire d'État américaine, Mme Hillary Clinton, a ainsi adressé une lettre ouverte à la population dans laquelle elle souhaitait une élection « libre, trans¬parente et crédible». Cette déclaration n'a pas étonné outre mesure les Camerounais, habitués aux critiques de Washington.
Plus étonnante, en revanche, est l'attitude de Paris. Soutien traditionnel de M. Biya, la France se montre discrète envers son allié. Le président Nicolas Sarkozy a soigneusement évité d'honorer une invitation que son homologue camerounais avait pourtant pris soin d'annoncer à la télévision en 2007. Autre signe : l'absence, en 2011, de représentant officiel de la France dans les tribunes lors des cérémonies de la fête nationale, une première depuis l'indépendance en 1960. Dès lors, une partie de la presse s'interroge : « La France lâche-t-elle Biya(1)?»
La question paraît d’autant plus légitime que la situation politique et économique du Cameroun se dégrade rapidement depuis deux ans. Déterminé à obtenir une modification de la Constitution, qui lui interdisait de briguer un nouveau mandat, le président n'a pas anticipé la révolte qu'une telle mesure susciterait : fin février 2008, des émeutes éclatent dans le Sud. Les manifestants, qui réclament la baisse des prix et le départ de M. Biya, sont sévèrement réprimés : une centaine de morts, des milliers d'arrestations.
Cette sanglante révision constitutionnelle explique sans doute la distance que Paris s'emploie désormais à afficher avec le régime. Le contexte international, aussi. Difficile en effet pour M. Sarkozy, qui s'enorgueillit de la chute de M. Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire et de celle de M. Mouammar Kadhafi en Libye, de soutenir avec un enthousiasme trop marqué un autocrate qui a fait tirer sur son peuple
Le détachement des partenaires internationaux du Cameroun ne doit cependant pas amener à enterrer trop hâtivement le «système Biya». En près de trois décennies, celui-ci a surmonté plusieurs crises graves qui, paradoxalement, l'ont tellement renforcé qu'il paraît aujourd'hui indéboulonnable.
La première éclata à l’occasion de la succession du chef de l'État Ahmadou Ahidjo en 1983, qui avait pourtant laissé sa place à M. Biya un an plus tôt. En effet, des nostalgiques de l'ancien président n'hésitèrent pas à organiser un coup d'État qui échoua in extremis. Le nouvel homme fort du Cameroun retiendra, jusqu'à l'obsession, la leçon : il faut se présenter comme irremplaçable. Un élément significatif caractérise cet état d'esprit : selon la Constitution de 1996, c'est le président du Sénat qui assure l'intérim en cas de vacance du pouvoir. Problème : la Haute Assemblée n'a jamais été instituée... Ne tolérant aucun rival, même potentiel, ni dauphin, même putatif, et veillant avec une attention scrupuleuse sur l'appareil sécuritaire (armée, police, renseignements), M. Biya s'est rapidement imposé comme le seul maître du jeu.
Comme son prédécesseur, il joue habilement de son pouvoir de nomination et de révocation des employés de l'État, et suscite les allégeances en distribuant en sous-main les richesses du pays, à commencer par le pétrole (2). Mais à l'inverse d'Ahidjo, omniprésent, l'actuel président privilégie la discrétion et les messages cryptés. Ainsi placés dans une double situation de dépendance et d'incertitude, ses alliés et ses potentiels adversaires en sont réduits à mettre leur destin entre ses mains. Ou, pour le dire comme l'économiste Olivier Vallée, spécialiste du Cameroun :«Le magistrat suprême figure le moyeu du pouvoir, un vide qui meut la roue de la fortune des puissants (3). »
La deuxième crise, qui produit toujours ses effets, est économique. À la fin des années 1980, le pays a été frappé de plein fouet par la chute des cours des matières premières. Comme tant d'autres, il a dû se tourner vers le Fonds monétaire inter¬national (FMI) et la Banque mondiale et adopter un plan d'ajustement structurel. L'État camerounais, bureaucratique et patrimonialisé, s'est donc vu imposer le traitement de choc habituel : privatisation, ouverture à la concurrence, réduction des dépenses sociales, etc.
Pendant que les populations subissaient ce reformatage néolibéral (réduction de 60 % du salaire des fonctionnaires, explosion du secteur informel), les classes dirigeantes s’y sont, elles, bien adaptées.
Tout en continuant de butiner les ressources étatiques, elles se sont converties, pour leur profit personnel, à l'économie déréglementée, s'associant à l'occasion avec les multinationales bénéficiaires des privatisations, notamment françaises (4). La somme des investissements hexagonaux est estimée à 650 millions d'euros, soit 20 % du montant total des investissements directs étrangers. La France est le premier investisseur étranger, devant les États-Unis. Cent cinq filiales françaises sont implantées dans tous les secteurs-clés (pétrole, bois, bâtiment, téléphonie mobile, transport, banque, assurance, etc.).
Les nouvelles fortunes du Cameroun, parfois colossales et souvent amassées de façon peu légale, sont à l'origine de nouvelles normes sociales. L'obsession de l'argent, dans un pays réduit à la misère, a fait exploser la corruption et la criminalité, à tous les échelons de la société. Selon divers classements, le Cameroun fait partie des pays les plus corrompus du monde.
Le blocage politique, économique et social du pays a logiquement débouché sur une troisième crise : la crise démocratique. Sous la pression des populations révoltées, M. Biya a dû un peu desserrer l'étau au début des années 1990. La législation « contre-subversive » héritée de son prédécesseur - et qui limitait la liberté d'association et de réunion - a été supprimée, le multipartisme instauré et une presse libre a commencé à paraître. Mais, là encore, le pouvoir a su détourner ces réformes à son profit : il entretient une illusion de démocratie pour mieux prolonger la dictature. Un système parfois qualifié de «démocrature».
Depuis la première présidentielle multipartite, en 1992, où la victoire fut volée à l'opposant John Fru Ndi, la fraude se banalise. Si bien qu'à chaque élection l'opposition, divisée et manifestement incapable de tirer les conséquences de la mascarade, se contente de figuration et de regarder le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), l'ex-parti unique, battre campagne  sur fonds publics et sous le regard approbateur de la télévision d'État
Si le détournement de fonds et l’achat des consciences sont devenus les armes favorites du régime, le maintien de M. Biya ne s’expliquerait pas sans le recours permanent à la répression. Son règne est ponctué de massacres, commis en toute impunité : celui des putshistes – ou supposés tels – de 1984, celui des manifestants pour la démocratie des années 1990, celui des protestataires de février 2008. Chaque fois,  les cadavres se comptent par centaines.

Vendre sa plume au plus offrant

Une répression plus ciblée s'ajoute à ces châtiments collectifs. Nombreux sont les journalistes, écrivains ou syndicalistes récalcitrants qui ont séjourné en prison. Quand ils n'y meurent pas - comme le journaliste Germain Cyrille Ngota Ngota, décédé en détention en avril 2010 -, de plus en plus d'opposants finissent, de guerre lasse, par rentrer dans le rang. Entre la carotte et le bâton, et vivotant pour la plupart dans une grande précarité, les intel-lectuels se résignent eux aussi à louer leur plume aux plus offrants.
Car tel est l'objectif du régime : compro¬mettre les réfractaires et pousser le peuple à la résignation. «Deux attitudes prévalent chez les citoyens camerounais, constate la journaliste Fanny Pigeaud. Soit ils font semblant de croire la comédie du régime [...], soit ils n'y prêtent pas attention. Dans les deux cas, les pratiques du pouvoir ne sont pas remises en cause : il peut donc continuer à jouer sa pièce de théâtre sans se soucier de la qualité ou de l'importance de l'auditoire, quitte à ne parler à personne d'autre qu'à lui-même (5). »
Seul face à lui-même, le pouvoir en est arrivé à s'automutiler. L'enjeu en est évidemment l'obsédant tabou qu'est devenu l'«après-Biya». Ayant toujours refusé de désigner un successeur, le chef de l'État reste l'irremplaçable arbitre entre les prétendants. Sous la pression des bailleurs de fonds internationaux, il s'est doté d'une nouvelle arme : la lutte contre la corruption. Sous prétexte de «transparence», le magistrat suprême, lui-même intouchable, tient à sa merci tous ceux qui se sont enrichis sous son règne et écarte qui bon lui semble. Tel est, de l'aveu même des caciques du pouvoir, le but de la médiatique opération «Épervier» (2006-2011), qui a déjà envoyé en prison plusieurs ministres et oblige les autres à d'effarantes démonstrations de servilité. «Nous sommes tous des créatures ou des créations du président Paul Biya, c'est à lui que doit revenir toute la gloire dans tout ce que nous faisons, a déclaré, sans ironie, M. Jacques Famé Ndongo, ministre de l'enseignement supérieur, en 2010. Personne d'entre nous n'est important, nous ne sommes que ses serviteurs, mieux, ses esclaves (6). »
Si le Cameroun se trouve politiquement sclérosé, ce n'est pas seulement parce que M. Biya et son entourage sont d'habiles manœuvriers. C'est aussi parce que ses «partenaires internationaux», qui réclament à présent des élections transparentes, n'ont cessé d'alimenter l'interminable simulacre. La palme de la compromission revient sans conteste à la France. Depuis son arrivée au pouvoir, l'ancienne puissance coloniale n'a jamais «lâché» M. Biya. Elle lui livre des armes et forme ses forces de répression, renfloue son budget et éponge ses dettes, le félicitant à chaque victoire électorale.
Plus critiques, les autres puissances occidentales - les États-Unis en tête - n'en sont pas moins ambiguës. Défendant elles aussi leurs intérêts, notamment face à la montée en puissance de la concurrence chinoise, elles suivent d’assez loin la mise en œuvre de leurs remontrances. Le régime peut alors se contenter de promesses vagues et de demi-mesure pour répondre aux injonctions de « bonne gouvernance » et de dialogue avec l’ersatz démocratique que constitue la société civile.
A l'instar de la lutte anticorruption, transformée dans les faits en opération d'épuration politique, l'assistance qu'offrent l'Union européenne ou le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à la mise en place d'une commission électorale indépendante, baptisée Elecam, se révèle plus perverse que bénéfique. Telle est du moins la conclusion de la politiste Marie-Emmanuelle Pommerolle au terme d'une étude sur l'implication des partenaires internationaux dans la réforme électorale (informatisation, refonte des listes, etc.). En effet, l'objectif est moins de rendre le processus électoral indiscutable que de le «crédibiliser», de favoriser la participation et de canaliser par ce biais le mécontentement populaire. L'appui international aboutit à la consolidation du pouvoir, qui peut ravaler à peu de frais sa « façade démocratique ».
On comprend mieux alors pourquoi la « communauté internationale » multiplie les initiatives pour inciter M. Biya à préparer l'avenir. Conscients qu'une alternance par les urnes est devenue impossible et que le risque d'explosion sociale ira grandissant si celui-ci persiste à s'éterniser (et mourir) au pouvoir, les partenaires internationaux du Cameroun pressent le monarque de fait de désigner un successeur. Selon la Lettre du continent du 25 août 2011, le secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, aurait même obtenu de lui, au cours de l'été 2011, qu'il se décide dans un délai de deux ans. Reste à savoir si, trois décennies après le passage de témoin Ahidjo-Biya, le peuple camerounais, au bord de l'implosion, acceptera sans réagir une nouvelle succession effectuée en sous- main et sur son dos.
Source: Le Monde diplomatique, n°691, Octobre 2011, p10.
* C'est nous qui avons illustré cet article.
(1) « Cameroun : la France lâche-t-elle Biya?», Slate Afrique, Paris, 1er août 20 H.
(2) Plus de 10 milliards de dollars issus des revenus pétroliers se sont «évaporés» entre 1977 et 2006.
(3) Olivier Vallée, La Police morale de l'anticorruption. Cameroun, Nigeria, Karthala, Paris, 2010.
(4) Piet Konings, The Politics of Neoliberal Reforms in Afnca : State and Civil Society in Cameroon, Langa- African Studies Centre, Bamenda, 2011.
(5) Fanny Pigeaud, Au Cameroun de Paul Biya, Karthala, 2011.
(6) Cité par le Jour, Yaoundé, 14 avril 2011