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«Près de 70% de Camerounais ne sont pas gouvernés»

«Près de 70% de Camerounais ne sont pas gouvernés»

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Index de l'article
«Près de 70% de Camerounais ne sont pas gouvernés»
Au coeur d'une oeuvre: Christian Cardinal Tumi, un intellectuel engagé
Tajectoire d'un Cardinal iconoclaste et «rebelle»
Extrait: Notre système judiciaire et la corruption
Toutes les pages

Il reste fidèle à lui-même. Avec son franc parler incisif qui dérange. Comme on dit, il n’a pas sa langue dans sa poche. A l’écouter, on se dirait être en présence d’un Martin Luther King prophétisant à travers son rétentissant I have a dream, l’avenir d’une Amérique en proie aux luttes interraciales. Il a quelquefois des accents d’un Mahatma Gandhi se battant pour la libération de son peuple. Malgré ses 86 ans, Christian Cardinal Tumi ne cessera, par son intense activité intellectuelle et pastorale, d’étonner les Camerounais.
Germinal : Eminence, vous venez de fêter votre jubilé d’or, 50 ans de sacerdoce au moment où l’Église catholique dans notre pays a 116 ans. Quel est votre sentiment ?
Christian Cardinal Tumi : Tout d’abord, je vous remercie de l’occasion que vous me donnez pour remercier tous ceux qui se sont impliqués dans l’organisation et la célébration de mes 50 ans de sacerdoce au Cameroun. Comme vous le savez peut-être, je n’ai personnellement rien organisé. Ce sont les diocèses dont je suis originaire comme Kumbo, et où

j’ai travaillé comme prêtre et Évêque, tels que Bamenda où j’ai passé 6 ans comme Recteur du grand séminaire, et Douala qui a été mon dernier poste, et où je suis actuellement en retraite.
Je mentionne que le chef de l’État n’est pas resté indifférent à cette célébration particulière. Et je le remercie à la fois pour son aide, et pour le titre de « Commandeur de l’Ordre de la Valeur », qu’il m’a décerné par son représentant personnel à la fête, le ministre Sadi de l’Administration territoriale et de la Décentralisation.

Les jubilés sont en général des occasions où l’on célèbre, soit des héros, soit des gens qui sont contents de ce qu’ils ont fait au cours de leur vie, soit des Icones que la société veut mettre en relief comme référents, modèles à suivre ou à imiter. Comment se situe votre célébration ?
L’Église encourage, conseille toujours de célébrer ces anniversaires pour dire merci à Dieu qui nous appelle et nous interpelle, que ce soit les anniversaires sacerdotaux ou des vies matrimoniales des chrétiens. Elle encourage ces célébrations parce que ce sont des occasions que nous saisissons pour dire merci au Seigneur qui nous a appelés malgré nos faiblesses. Ce n’est pas parce que nous sommes plus saints que les autres que le Seigneur nous appelle à le servir en servant nos frères et sœurs et les fidèles du Christ. C’est peut-être par pitié pour nous ou par sa miséricorde, ou bien surtout par son amour, qu’il nous appelle à quitter le monde, afin de mieux le servir dans la charité du Christ. C’est d’ailleurs une grâce de servir le Seigneur.
Pour le reste, il nous est difficile d’expliquer par nous-mêmes l’origine de nos vocations. Le Seigneur utilise des occasions pour nous appeler. Je suis devenu prêtre grâce à un ami de l’école primaire qui était au petit séminaire à Ibadan au Nigeria. C’est lui qui par une lettre de suggestion, a fait germer dans mon esprit l’idée d’aller au séminaire. C’est alors que j’ai commencé à prier le Seigneur pour qu’il m’appelle, comme mon ami à devenir prêtre. À peine arrivé au petit séminaire, mon ami a été renvoyé. J’y suis resté à la surprise des personnes qui croyaient que je devais suivre les pas de mon ami ainsi renvoyé. Je leur ai dit que je n’étais pas entré au séminaire à cause de mon ami, mais parce qu’en moi je sentais que le Seigneur m’avait appelé.
Je dois aussi vous révéler que ma vocation a été tardive, puisque je suis entré au séminaire à l’âge de vingt ans, quand j’étais en formation à l’Ecole normale. Vous comprenez que c’est dans le langage des hommes que l’on parle de vocation tardive. Dieu nous appelle quand il veut, et il n’est jamais en retard. Voilà comment je me suis préparé pour devenir serviteur du Seigneur. Et je me réjoui de l’avoir fait jusqu’à présent, et pendant un peu plus de 50 ans.

Quel témoignage pouvez-vous donner de l’évolution de la chrétienté catholique au Cameroun, après 50 années de sacerdoce ?
L’Église qui se trouve au Cameroun travaille pour le bien et la paix, malgré les difficultés humaines qu’elle rencontre et qui jonchent son chemin. Nous ne devons jamais oublier que l’Église est aussi humaine. Mais, les attitudes des prêtres qui prêchent devant les fidèles laissent souvent à désirer. C’est donc grâce à Dieu que cette Eglise évolue, et non à cause de nos vertus. Jésus a bien dit qu’il sera avec son Église jusqu’à la fin des temps. Quelles que soient les difficultés rencontrées au sein de l’Église, Jésus nous a dit dans l’évangile selon Saint Jean que : « N’ayez pas peur j’ai vaincu le monde et ses obstacles ». N’oublions pas aussi que l’Église au Cameroun a commencé avec un chrétien, Andréas Mbangué, qui est enterré ici au cimétière de la Cathédrale de Douala.
Si je m’en tiens aux chiffres fournis par l’Institut national de la statistique, les chrétiens catholiques représentent un peu plus de 38% de la population camerounaise, ce qui veut dire que l’Église catholique au Cameroun compte plus de 8 millions de fidèles. Chaque année, de milliers de nouveaux fidèles sont baptisés. Quand j’étais à Garoua par exemple, dans une région présentée comme majoritairement musulmane, au moins 2000 nouveaux chrétiens étaient baptisés tous les ans dans le large diocèse. Au nord Cameroun, on dénombre quatre diocèses, et la création d’un diocèse est fonction de sa population chrétienne. Si vous fréquentez nos paroisses à travers le pays, vous vous rendrez compte qu’elles deviennent toujours trop petites, même celles qui viennent d’être construites. Dieu seul peut expliquer cette évolution mystérieuse.
Il convient aussi de remarquer qu’il y a plus de 90% de chrétiens catholiques dans notre pays. Et je crois que dans les autres communautés chrétiennes on constate la même réalité.
Cette évolution montre aussi que dans la plupart des pays africains, l’Église catholique n’a plus à sa tête des Evêques mmissionnaires, mais des autochtones, qui ont été préparés pour assurer la relève. Je mentionne ici le cas de la République démocratique du Congo où, avec près de 50 millions de fidèles, on ne dénombre aucun Évêque missionnaire. Au Cameroun, la majorité des Évêques sont autochtones et bien formés. Ce qui établit l’évidence d’une évolution dynamique

Pouvez-vous préciser votre pensée quand vous déclarez que « Si l’Église évolue, c’est grâce à Dieu et non à cause de nos vertus »
Je veux faire comprendre que Jésus nous utilise pour se rendre visible. Tout ce que nous faisons de nos jours, c’est grâce à Dieu qui a dit, sans moi, vous ne pouvez rien. Autrement dit, sans son esprit avec nous, nous ne pouvons rien faire de bon, même pour notre vie personnelle, pour le travail que nous faisons en tant chrétien et en tant que prêtre. C’est donc grâce à Dieu dont la présence est permanente que nous vivons nos engagements chrétiens. Si l’Église évolue, c’est parce que Dieu veut que tout le monde soit sauvé. L’Église est par conséquent un signe de salut dans le monde.

Pensez-vous Éminence que cette foi permet aux hommes d’Eglise d’avoir des comportements qui ne soient pas exemplaires pour le peuple de Dieu ?
Être chrétien, c’est être persévérant. C’est persévérer dans la recherche de la perfection. Les chrétiens sont perfectibles. Et il n’existe pas de moment où on peut dire « je suis un chrétien parfait ». Le chrétien doit constamment faire des efforts pour se perfectionner. Quand j’étais à Garoua. j’ai rencontré un jour un fonctionnaire aujourd’hui décédé (paix à son âme) qui avait été servant de messe lors de ma première messe au village à Kikaïkelaki. Je lui ai dit : « je vous connais. Vous qui avez fréquenté l’école chrétienne, les collèges chrétiens, vous volez comme ceux qui ont fréquenté les écoles non chrétiennes. Eux ils détournent l’argent de l’État, vous aussi. Je ne vois pas la différence entre vous et eux ». Il a souri et répondu: « Nous qui travaillons avec eux nous voyons la différence ». Je lui ai demandé « quelle est la différence ? » Il m’a dit: « Eux, ils sont heureux quand ils volent, quand ils détournent l’argent de l’État. Nous, nous détournons, mais nous sommes malheureux parce que notre conscience nous interpelle chaque fois et nous rappelle que nous avons fait du mal ou que nous avons mal agi ». J’ai souri.
Après cette rencontre, ce qu’il m’avait dit a suscité en moi une réflexion qui a abouti à la conclusion suivante : il n’y a aucun espoir pour un changement positif tendant vers le bien, si on a une conscience tranquille après avoir volé, ou après avoir mal agi. Par contre, l’espoir d’un changement positif persiste au cas où après avoir mal agi la conscience continue de nous interpeller.
Si dans les écoles chrétiennes, l’Eglise s’efforce de former la conscience de la jeunesse, elle aura rempli sa mission. Nous sommes tous pêcheurs. La parole de Dieu dit qu’un homme juste pêche sept fois par jour. Des efforts doivent donc être faits tous les jours pour écouter une conscience droite.

Il est bien connu que vos relations avec le pouvoir temporel ont été souvent tumultueuses durant votre ministère de prêtre et d’évêque. Et voici que le jour où vous fêtez votre jubilé d’or, le président de la République vous décerne la médaille de « Commandeur de l’ordre de la valeur ». Comment comprenez-vous ce geste ?
C’est une très bonne question que vous me posez-là. Il semble que généralement il faut faire une demande pour recevoir une décoration. Je dois vous dire que j’ai été étonné de recevoir cette distinction, car je n’avais rien demandé. Ensuite, c’est quand j’entrais à la messe que j’ai été averti que je serai décoré. Il semblerait selon la rumeur, qu’ils redoutaient mon refus de recevoir cette distinction si mon avis avait été requis, ou si j’avais été informé bien avant. Personnellement, je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé de recevoir cette distinction si j’avais été informé avant, ou si mon avis avait été requis. Le temps de l’étonnement passé et après réflexion, je suis arrivé à la conclusion que cette distinction, de la part du président de la République, est une sorte de reconnaissance de notre travail de pasteur, car je n’ai jamais été fonctionnaire d’Etat.
J’ai compris que le chef de l’État reconnait en moi un pasteur de l’Église catholique qui a fondé des écoles, des hôpitaux ; qui s’est investi dans les œuvres sociales au bénéfice de toutes les couches des populations de notre pays, et surtout des plus démunis sans discrimination, en vue d’améliorer leurs conditions de vie. Voilà la compréhension que je peux donner à cette décoration, étant donné que nous avons toujours eu des divergences d’opinions, et que nous n’avons jamais été des ennemis. Autrement, le geste ne s’expliquerait pas.

Au sujet du rapport entre l’Église catholique au Cameroun et le pouvoir politique, qu’est-ce qui justifie votre attitude personnelle faite de critique permanente et constante vis-à-vis de ce pouvoir ? Et comment expliquez-vous que sur certaines questions brulantes telles que la restriction des libertés publiques, la modification de la constitution, etc…. l’épiscopat, ne prend plus publiquement des positions franches et incisives, et semble même se distancer des vôtres ? Qu’est-ce qui a changé dans l’épiscopat depuis les 30 dernières années ?
Nous appartenons aux générations différentes. Les évêques actuels qui constituent la conférence épiscopale reconnaissent qu’ils ne parlent pas comme un seul homme. J’ai écouté quelques évêques qui regrettent cette absence d’unité qui existait entre nous en notre temps, notamment en 1990 quand nous avons publié un document sur la crise économique qui s’abattait sur le Cameroun. Certes, nous n’étions pas des experts en la matière… Comme vous le savez, je suis expert en théologie et en philosophie, mais pas en économie. Mais, nous avons produit ce document avec le concours et la participation de quelques laïcs. Vous comprenez qu’à l’époque c’est avec des Camerounais chrétiens, maitres dans ce domaine, que nous avons travaillé. Ce sont ces laïcs qui en avait rédigé le brouillon après nous avoir écoutés.
A l’époque, parce que j’étais président de la conférence épiscopale, des gens ont prétendu que c’est moi qui avais poussé les évêques à rédiger ce document. Je précise que le président de la conférence épiscopale ne peut pas pousser les évêques à prendre une position. Le président de la conférence est là pour deux choses : écouter les évêques et faire tout pour que leurs pensées passent dans la vie des chrétiens et de tous les hommes de bonne volonté, et servir de porte-parole des évêques en dehors de la Conférence, même s’il garde sa liberté d’opinion personnelle. Cette cohésion n’est pas évidente aujourd’hui. Peut-être parce que plusieurs évêques sont encore assez jeunes. Peut-être aussi qu’avec la maturité, ils n’auront pas peur de quoi que ce soit. De plus, ne perdons pas de vue que certains de ceux qui gouvernent actuellement ont été des camarades de classe de quelques évêques, contrairement à moi par exemple, qui n’ai pas eu de camarades de classe aujourd’hui ministres ou président de la République au Cameroun.
Il faut dire aussi que nous avons fréquenté des écoles différentes, notamment en ce qui concerne les études supérieures. Certains ont fréquenté dans des institutions où on insistait beaucoup sur l’obéissance. D’autres dans des écoles où on enseignait que la révolution est une vertu, et que tout fidèle doit être un révolutionnaire, en ce qui concerne sa vie et la société. Pour ceux qui ont cette dernière culture, garder le silence quand on doit parler est coupable. Ce n’est pas l’attitude d’un chrétien. Et ce n’est pas chrétien.
Je prends le cas de l’archevêque de Bamenda qui était spécialiste en sociologie, domaine dans lequel il a obtenu un doctorat. On connait ses prises de position. Prêtre à l’époque à Bamenda, j’étais déjà menacé par le pouvoir. Nous étions les premiers à créer l’association œcuménique dont le but était d’étudier les problèmes de notre pays, en vue d’y trouver des solutions. En réalité, cette association ne regroupait pas seulement les prêtres. Elle admettait en son sein tous ceux qui avaient fait des études supérieures.
C’est ainsi qu’en 1975, nous avons été les premiers à attirer l’attention sur la corruption au Cameroun. Et c’est la raison pour laquelle j’ai donné à mon livre publié en 2006 le titre que vous connaissez : « Les deux régimes politiques d’Ahmadou Ahidjo, de Paul Biya, et Christiant Tumi, prêtre (éclairage) ». Mes problèmes avec le pouvoir ont donc commencé quand j’étais prêtre sous le règne d’Ahmadou Ahidjo.
Après la rencontre que nous avons organisée contre la corruption au Cameroun dans la ville de Bamenda, le gouverneur en poste dans la Provine, M. David Abouem A Tchoyi nous avait invités à son bureau pour nous dire qu’il avait reçu de Yaoundé l’ordre de nous arrêter. Mais, il ne s’est pas exécuté, et nous a fait savoir qu’il avait précisé à sa hiérarchie (M. Ayissi Mvodo, du MINAT) que notre réunion n’était pas subversive.
Aujourd’hui les relations entre la Conférence épiscopale et l’État ne sont pas conflictuelles. D’ailleurs, un accord vient d’être signé entre l’Etat du Cameroun représenté par son Ministre des relations extérieures, et le Saint-Siège représenté par le Nonce apostolique au Cameroun, concernant l’Église catholique qui est au Cameroun. Je suppose que vous pouvez en avoir le texte à l’une ou l’autre source.

Éminence, vous arrive-t-il de rappeler aux jeunes évêques que quand on est devant des situations où on est convaincu qu’il faut parler, « garder le silence est coupable » ?
Ils me connaissent. Je ne cesse de leur dire qu’ils sont en partie responsables par leur silence, et que les chrétiens sont déçus de leur silence quand des problèmes se posent. Certes, il y en a parmi eux qui prennent position, et il va de soi que tous les chrétiens ne sont pas contre ce que fait le régime en place. Comme vous le savez, on peut être contre le mal que quelqu’un a fait sans être contre sa personne. Comme dit un dicton populaire, « on ne jette pas l’enfant avec l’eau sale du bain »

Vous venez dire que vous avez travaillé avec des laïcs chrétiens quand vous prépariez le document sur la crise économique au Cameroun. N’avez-vous pas l’impression qu’aujourd’hui l’Église au Cameroun ne prend pas suffisamment en compte le rôle des laïcs chrétiens aussi bien dans l’Église que dans la cité ?
C’est encore une très bonne question. Le chrétien est la lumière et le sel de la terre. Et je crois qu’aujourd’hui que les chrétiens sont plus engagés qu’auparavant…

…Mais l’épiscopat soutient-il cet engagement du laïcat. ?
L’épiscopat le soutient davantage par la formation des laïcs et leur responsabilisation. Depuis que nous avons fondé les instituts supérieurs de théologie pour les laïcs, beaucoup se sont engagés. À l’université Saint Jérôme de Douala, un institut de l’enseignement supérieur théologique a été créé pour les laïcs avec l’appui du Saint-Siège qui nous a conseillé d’intégrer dans leurs curriculums la métaphysique et la logique. Car nous devons avoir des fidèles capables de réfléchir sur les questions sociales qui nous interpellent, et d’agir en conséquence. Quelquefois quand on donne la parole aux laïcs, ils ne savent pas quoi en faire. On dirait qu’ils ont peur de parler. Ils manifestent un respect forcé aux prêtres et aux évêques. Mais ceux qui osent font toujours des critiques positives. Quelquefois, ils veulent intervenir, mais ne connaissent pas la position de l’église.
Un homme d’affaires résidant à Douala, qui avait suivi dans cet institut, des cours relatifs aux relations entre patron et serviteur (employé), et qui a aujourd’hui une licence en théologie, est venu me dire trois, mois après, que ses relations avec ses employés avaient changé. Vous comprendrez que l’ignorance peut être source de certains maux et comportements. Souvent elle fait en sorte qu’on ait peur de prendre la parole. Quand on n’est pas sûr de ce qu’on va dire, la tendance chez l’être humain est de garder le silence.
Prenons un autre exemple, près nous. J’avais formé un couple qui vit ici à Douala. L’homme et la femme sont licenciés en théologie de la famille. Je les avais envoyés pour faire des études à l’institut supérieur pontifical pour la Famille au Benin. Par la suite, ils ont été invités au dernier synode de l’Église universelle pour l’Afrique qui s’est tenu à Rome. Leur compétence a été reconnue par le Saint-Siège. Ni le Nonce, ni l’Archevêque de Douala, n’ont été consultés. Le Saint-Siège reconnaissait ainsi leur engament dans l’Eglise. L’Église n’est pas constituée seulement des évêques et des prêtres. C’est l’ensemble des baptisés qui constituent l’Eglise au sein de laquelle il existe une division du travail. Et il n’est pas donné seulement aux évêques et aux prêtres d’évangéliser le monde. Ce rôle est aussi dévolu à tous les laïcs chrétiens, qui devraient le faire, en commençant par leur famille.

Vous dites que le chrétien est le sel et la lumière de la terre. Dans notre contexte actuel caractérisé par des crises multiformes, par l’approche d’échéances électorales décisives, et même par l’éventualité d’une modification de la constitution, quelle est l’attitude que devrait avoir le chrétien informé et bien formé ?
Le chrétien doit investir tous les domaines de la vie. Il doit entrer dans tous les partis politiques pour lutter de l’intérieur. Il n’y a pas un parti diabolique en soi au Cameroun. S’il y en avait un, les évêques auraient donné des consignes demandant aux fidèles chrétiens de ne jamais voter pour ce parti-là. Souvenez-vous que Pie XII avait demandé aux moines et moniales de sortir de leurs couvents pour voter contre le Communisme qui prêchait contre le christianisme, en disant que le christianisme était l’opium du peuple. Un laïc chrétien, professeur d’université est venu me voir un jour pour me dire qu’il ne pouvait pas entrer dans le parti au pouvoir, parce que les membres de ce parti font des choses qui ne cadrent pas avec les normes auxquelles il s’oppose. Je lui ai dit : ‘’entrez pour servir comme le sel qui empêche la pourriture, comme la lumière qui montre le chemin aux autres. Entrez pour évaluer de l’intérieur et faire des propositions. Si vous évaluez de l’extérieur, on dira que vous êtes subversif et vous aurez des problèmes. En revanche, on vous écoutera si vous luttez de l’intérieur. Toutefois, vous devez toujours considérer vos propositions comme une opinion personnelle‘’.

Est-ce qu'en demandant aux fidèles chrétiens de ne jamais voter pour un parti diabolique qui appellerait à agir contre Dieu et son Eglise, l’Eglise n’abandonne pas la position de neutralité qu’elle a toujours adoptée ?
Non, l’Église n’a jamais dit qu’elle était neutre. Là où se trouve le mal, l’Église à l’obligation de parler, de le stigmatiser. L’Église ne peut pas être neutre. Là où il y a le mal qui détruit la personne humaine créée à l’image de Dieu, l’Église ne peut pas croiser les bras et rester tranquille. Partout où on tue et égorge les hommes, l’église condamne par la voix du Pape. Et le Pape François affirme qu’ « on ne peut pas tuer au nom de Dieu ». Selon l’enseignement de l’Église, elle ne peut pas être neutre vis-à-vis de la politique. L’Eglise proclame la vérité à temps et à contre temps. Le Christ Jésus est Vérité. Et il se trouve partout où il y a la vérité et partout où elle doit être proclamée. J’insiste pour dire que là où la vérité et la vie humaine ne sont pas respectées, l’Église ne peut pas être neutre.
Quand on parle de séparation de l’Église  et de l’État, il est simplement question d’une division du travail dans la société. L’Etat s’occupe du corps, du temporel, tandis que l’Eglise s’occupe du spirituel chez la même personne. Car l’homme est fait de spirituel et de matériel. Tous ces aspects matériels viennent de Dieu. La nourriture que nous mangeons pour vivre n’a pas été créée par l’homme. C’est Dieu qui nous donne ce qui est matériel pour nous nourrir. C’est Dieu qui nous a créés à son image, qui donne aussi la vie spirituelle. Sa parole et les sept sacrements.

Nous sommes à la veille d’échéances électorales qui seront de nature à changer l’évolution du Cameroun, si le citoyen camerounais chrétien s’identifie au profil que vous venez de  donner de lui. Et pourtant, beaucoup de Camerounais chrétiens continuent de penser que le Cardinal Tumi devrait, à la tête d’une opposition unifiée, incarner la figure de proue du changement.
Surtout pas.

Cela ne signifie-t-il pas que ce peuple n’a pas été bien formé pour prendre en main ses responsabilités comme vous venez de dire ? Que pensez-vous de cette manière de voir les choses ? Que pensez-vous que les chrétiens doivent faire pour 2018 ?
Voici ce que je pense des prochaines échéances électorales. Sauf si le président de la République anticipe les élections, elles auront lieu normalement en 2018. Je crois que les lois de notre pays doivent être respectées, même pour être candidat ou candidate à la présidence de la République ou à un poste électif (maire, conseiller municipal ou député), n’importe quel Camerounais doit pouvoir se présenter, dans le respect des conditions fixées par la loi.
C’est au peuple camerounais de décider qui doit le diriger. Ce n’est pas une affaire de catholiques. Mais l’Église catholique ne peut pas s’allier à un parti ou prendre position en faveur d’une formation politique contre une autre formation ou parti politique. L’Église peut, au cas où les forces politiques en présence sont d’accord, jouer le rôle d’arbitre ou de médiateur comme cela s’est passé ou se passe dans certains pays lors des conférences nationales, ou de dialogues inclusifs. Aux termes des assises l’évêque se retire. Moi je ne peux pas devenir un candidat à la présidence pour l’opposition contre l’autorité installée.

Éminence l’une des questions que soulève la présidentielle de 2018 est celle de la longévité au pouvoir. Est-ce que après 34, voire 36 ans passés au pouvoir on peut humainement prétendre être efficace ?
C’est le Camerounais qui continue de voter le président de la République. Paul Biya ne s’impose pas. Il ne s’est pas imposé. Tout comme Ahidjo ne s’était pas imposé au Camerounais. Ils se sont proposés aux Camerounais. Ils ont proposé leur projet de société aux Camerounais qui ont approuvé. Objectivement, aucun de nos deux chefs d’Etat ne s’est imposé. Ils se sont peut-être imposés au sein de leur parti. Mais, si nous prenons le cas du parti au pouvoir qui est actuellement majoritaire, il est écrit dans ses statuts que le président du parti est son candidat naturel à la présidence du pays.

Eminence, restons dans le cas du Cameroun où le président de la République a presque votre âge. Nos problèmes ne sont-ils pas la conséquence du fait qu’il n’a plus l’énergie nécessaire pour suivre et gérer quotidiennement les affaires du pays ?
Quand un de vos confrères m’avait posé la question de savoir quelle était mon opinion sur la candidature de Paul Biya à le présidentielle de 2018, je lui ai dit clairement que si j’étais Paul Biya, je ne me présenterais plus, pour les deux raisons que vous donnez : l’incompétence physique et intellectuelle. On ne peut pas continuer à travailler à plus quatre-vingts ans comme quand on avait cinquante ans. Il fallait me voir quand j’étais jeune, je n’avais pas de chauffeur. Aujourd’hui, je n’ai plus les mêmes réflexes. Il faut avoir la lucidité et l’honnêteté de le reconnaitre. Mais, si le parti propose son chef qui est un vieillard et si les Camerounais dans leur majorité et dans une élection transparente, équitable et juste décident de l’élire, nous ne pouvons rien, car c’est la volonté du peuple.

Dans les conditions actuelles au Cameroun, peut-on avoir des élections transparentes et justes ?
Les dirigeants peuvent organiser des élections transparentes au Cameroun, s’ils le veulent. Le problème qui se pose est celui de la volonté politique. Même le parti au pouvoir peut vouloir qu’il y ait changement. Les membres de ce parti peuvent décider de changer leurs statuts, de modifier les dispositions selon lesquelles le président du parti est le candidat naturel de leur parti à l’élection présidentielle. Pourquoi ne le font-ils pas ? Je ne saurais vous le dire ? Cette manière d’agir cache-t-elle des intérêts personnels ? Je ne sais pas. Mais quand nous prenons en compte l’âge de ceux qui appellent Paul Biya à se représenter à la présidentielle de 2018, on se rend compte qu’il s’agit de vieillards. Je ne vais pas me hasarder à interpréter leurs intentions.
Je crois qu’Ils sont conscients du fait que si un jeune arrive au pouvoir ou la tête de leur parti, ils n’occuperont plus des positions privilégiées de pouvoir. Jetez un coup d’œil sur l’âge des sénateurs. Moi, personnellement, je pense qu’un chef d’État dans ce pays devrait être âgé d’une cinquantaine d’années. Les ministres devraient être des jeunes qui sont dans la trentaine ou dans la quarantaine comme actuellement au Canada.
Nous avons aujourd’hui deux Cameroun : l’un qui n’est pas gouverné et l’autre où les vieillards gouvernent sans prendre en considération les problèmes des jeunes d’aujourd’hui. Lesquels ont un autre langage, presque incompréhensible par ces gouvernants. C’est pourquoi j’estime que près de 70% des Camerounais ne sont pas gouvernés. Et le changement que les Camerounais souhaitent aujourd’hui n’est pas celui d’une personne.

Que peut-on faire pour que ces 70¨% soient gouvernés ?
Il faudrait qu’il y ait une alternance dans la gouvernance. Que l’on ait un chef de l’État très proche des jeunes et qui parle le langage qu’ils comprennent. Si on donne le pouvoir aux jeunes, ils peuvent révolutionner ce pays. Les jeunes actuellement ont besoin du pouvoir politique. On ne peut rien changer dans un pays tant qu’on n’a pas le pouvoir politique.

Des Camerounais pensent que l’impossible changement dans notre pays est dû au fait que non seulement les dirigeants sont vieux, mais ils ont créé des réseaux qui bloquent toutes initiatives allant dans le sens du changement. Même ceux qui entrent dans le système avec pour volonté de changer de l’intérieur sont immédiatement convertis et souscrivent aux conditions des réseaux mafieux, ésotériques, sataniques, sectaires et autres. Pensez-vous que ces réseaux peuvent permettre à un pays comme le nôtre d’évoluer ?
J’ai dit un jour à un chef des rosicruciens que c’est eux qui gouvernent mal le Cameroun. Il m’a répondu que même dans l’Église catholique, il y a de mauvais chrétiens et de mauvais prêtres.
En ce qui concerne l’homme, nous aurons toujours de bons et de mauvais chefs. C’est pourquoi notre lutte vise à avoir des institutions solides qui transcendent les hommes, et des lois électorales claires et nettes sur lesquelles nous pouvons nous baser pour choisir ceux qui seront appelés à nous gouverner. Chez nous, on ne fait que semblant de respecter les lois. Tant que les lois ne seront pas effectivement respectées, il n’y aura pas d’espoir.
Personnellement, je pense qu’il faudrait évoluer vers le fédéralisme, avec plusieurs États fédérés. C’est d’ailleurs le point de vue de plusieurs Camerounais. Nous pouvons bien modifier notre constitution et ériger les 10 régions que compte le Cameroun en 10 États fédérés. Il sera difficile pour nous d’éviter d’aller vers le fédéralisme. Avoir 10 Etats fédérés ne signifie pas que le Cameroun ne sera pas un pays uni. Les États unis comptent 52 États fédérés, le Nigeria en compte une cinquantaine avec des gouverneurs élus. Chaque fois qu’on évoque la question du fédéralisme au Cameroun, on est tout de suite accusé de vouloir diviser le pays. Ce qui n’est pas vrai..
Le fédéralisme suppose une autorité centrale. Lorsque vous êtes au Nigeria par exemple, vous vous rendez compte que le fédéralisme a été un facteur de développement, et vous pouvez faire la différence entre le développement des États fédérés et celui impulsé par l’autorité centrale de l’État fédéral. Alors que chez nous les gouverneurs des régions sont nommées et ne tirent pas leur pouvoir de la base. Les choses sont claires. Nous n’avons pas besoin d’avoir fait des études en sciences politiques pour les comprendre.

Dans ces conditions que peut l’opposition camerounaise ?
Il faut d’abord qu’elle soit unie. D’abord et avant tout l’unité

Est-ce possible ?
Oui, c’est possible. Mais, si les partis politiques de l’opposition demeurent désunis, ils ne gagneront jamais. Seul, même le SDF qui a plus de parlementaires aujourd’hui ne gagnera jamais. Sauf s’il se produit un miracle, et que les élections sont organisées comme en 1992.

Éminence, vous appelez ainsi une révolution au sein des partis politiques de l’opposition, puisque le problème qui se pose est celui de l’égo des dirigeants qui pour la plupart, sont à la tête de leur parti depuis leur création à l’aube des années 90.
L’égoïsme au Cameroun est notre défaut majeur. Nous n’aimons pas assez notre pays. Et cela provient de l’éducation reçue par chacun de nous. Même les colons fondaient notre éducation sur l’amour du Cameroun. On nous enseignait des poèmes sur le patriotisme que je n’ai jamais oubliés. À la fin de mes études en Europe, j’ai fait mes valises pour revenir au Cameroun, parce que j’aimais mon pays et voulais le servir. Lors de mon ordination il y a 50 ans, j’avais inscrit sur la carte de vœux : « Pray for the Church in Cameroon » (Prions pour l’Eglise au Cameroun). Nous autres avons été formés pour aimer notre pays. À l’école primaire, on nous faisait réciter : « Malheureux celui qui n’a pas un lieu au monde où il peut dire : ici c’est mon pays. Je jure de sacrifier tout ce que j’ai pour de défendre mon pays jusqu’à la mort ». Les livres que nous utilisions et qui parlaient de l’Afrique étaient pourtant imprimés en Angleterre. L’amour pour le pays semble devenu un vice (au lieu d’une vertu) pour beaucoup de nos compatriotes. Et c’est pourquoi beaucoup de jeunes utilisent toutes les occasions pour aller se chercher une patrie ailleurs.

Pouvez-vous (ou l’Église peut-elle) jouer le rôle de médiateur, face à la division de l’opposition?
Non ! (spontanément)

Pourquoi ?
Non, je ne peux pas. Ce serait prendre fait et cause pour une partie contre l’autre. Si l’Église adopte cette démarche, elle aura pris parti contre le pouvoir en place.

Est-ce que vous (ou l’Église) pouvez jouer le rôle de médiateur entre l’opposition et le pouvoir ?
C’est une bonne question. L’Église peut jouer ce rôle dans notre pays, comme cela se fait dans d’autres pays dont je vous ai cité quelques-uns plus haut.

Mais pourquoi l’Église jusqu’ici n’a-t-elle pas encore entrepris ce genre d’initiative ?
Je ne trouve aucun inconvénient à cette démarche. Mais, c’est la conférence épiscopale qui peut jouer ce rôle. À condition que les deux ou toutes les parties l’acceptent. Prenons l’exemple des villes mortes, période pendant laquelle, il y avait antagonisme entre l’opposition et le parti au pouvoir… Les conditions n’ont pas été remplies pour que l’Eglise joue un tel rôle en cette circonstance.

Au regard de la situation actuelle caractérisée par les tensions sociales, les crises multiformes, les mésententes entre les partis politiques de l’opposition, les mésententes entre les formations politiques de l’opposition et le pouvoir en place, peut-on envisager une transition pacifique au Cameroun ? Si oui, à quelles conditions ?
À vrai dire, la solution semble être d’envisager une période de transition de trois ans, avec pour condition que le chef de l’État de la transition élu, ne se présente pas à l’élection présidentielle au terme de son mandat. Pendant cette période les institutions démocratiques solides seront mises en place avant l’organisation d’élections libres, transparentes et justes, élections au cours desquelles chaque candidat ou chaque parti politique présentera sa philosophie politique, ou son projet de société aux Camerounais qui porteront au pouvoir un président de la République légitime et démocratiquement élu. Comme cela s’est fait au Burkina Faso et en République centrafricaine.

Et si cette hypothèse n’est pas acceptée, pouvons-nous craindre des troubles comme ceux qui sont survenus en Côte d’Ivoire ?
Les Camerounais n’ont pas ce courage. Si les Camerounais étaient des révolutionnaires, c’est depuis longtemps que nous aurions connu des mouvements sociaux ou des revendications d’une certaine envergure. J’ai rencontré des observateurs africains qui me disaient que si les situations que nous vivons se produisaient dans leur pays, ils seraient entrés dans la guerre civile et qu’au Cameroun, tout se passe comme si tout allait pour le mieux.

Comment expliquez-vous cette apathie ?
Des échecs à l’issue des initiatives entreprises et des traumatismes ont peut-être suscité en eux un sentiment d’impuissance. Notamment la répression qui s’était abattue sur les leaders nationalistes avant les indépendances, l’échec des villes mortes pendant lesquelles beaucoup de Camerounais ont perdu leurs parents, leurs amis, leurs emplois et leurs biens, et l’élection présidentielle d’octobre 1992 remportée par le SDF. Comme je l’ai déjà dit, en 1992, les Camerounais avaient massivement voté pour le changement. L’opposition avait remporté cette élection, mais n’étant pas soutenu par les partenaires du Cameroun, rien n’a changé et le régime a continué son bonhomme de chemin comme si rien ne s’était produit. Il semblerait que la France ait joué un rôle important pour que rien ne change.

Après plus 50 ans de sacerdoce, que souhaitez-vous pour les Camerounais et pour les chrétiens ?
Aux chrétiens d’abord, je demande de montrer une fidélité inviolable. Parce qu’un chrétien fidèle est fidèle à son Eglise et à son pays. Pour nous les chrétiens, une loi de l’État qui est contre la loi divine n’est pas juste. Et on n’est pas obligé de s’y soumettre. Car Dieu est le premier législateur du monde. Toute loi nationale doit être une interprétation fidèle de la loi naturelle que Dieu a inscrite dans la nature des choses.
Deuxièmement pour notre pays, que les chrétiens soient le sel de la terre qui empêche la pourriture. Que le sel donne la fraicheur et le goût à l’enfant afin qu’il soit bien élevé et qu’il soit guidé par le principe fondamental de la vie morale : « Fais toujours le bien et évite toujours le mal ».
En passant je dois vous dire que je suis en train d’écrire un bouquin sur la morale naturelle, la morale humaine. Dieu nous a donné la loi qui nous gouverne à partir de nos cœurs et qui fait défaut aux autres créatures. « Fais le bien, évite le mal », telle est l’enseignement que l’on devrait donner aux enfants afin qu’ils intègrent cela dans leur manière d’être, pour leur bien et celui du pays.
Pour ceux qui ont le pouvoir, qu’ils sachent qu’ils rendront compte à Dieu, car ils gouvernent le peuple créé par Dieu.
Pour le Cameroun, que le chef de l’Etat sache qu’il rendra compte de sa gouvernance devant Dieu. Par exemple, Dieu lui demandera, ‘’comment avez-vous gouverné les Camerounais que je vous ai confiés ?’’.
Entretien mené par
Jean-Baptiste Sipa
& Jean-Bosco Talla
Source: Germinal n°092

Au coeur d'une oeuvre: Christian Cardinal Tumi, un intellectuel engagé
A travers ses deux récents ouvrages, il est possible de cerner la profondeur de la pensée de Christian Cardinal Tumi. La lecture de ces livres nous fait découvrir un homme de convictions, un intellectuel engagé qui dit et écrit ce qu’il pense et non ce qu’il a intérêt à dire ou à écrire.
Le Cardinal Christian Tumi est un homme d’Église qu’on ne présente plus aux Camerounais.  Il se distingue surtout par ses prêches et ses plaidoyers en faveur des marginalisés, du monde-d’en-bas et des laissés pour compte, et par ses énergiques prises de position contre les injustices sociales, le tribalisme, la malgouvernance, la corruption, l’autoritarisme. Ses différentes sorties médiatiques, ses coups de colère, son engagement social et politique et son activisme ont fait de lui un homme à part. Il est la voix des rien-du-tout, leur père, leur défenseur. Pourtant, pour certains politiciens (qui en réalité ne sont pas des hommes politiques) au pouvoir, il est un prêtre rebelle, arrogant et violent qui dérange ; un agitateur dangereux pour la paix sociale et la stabilité des institutions, un prélat à faire taire, car il « se mêle de ce qui ne le regarde pas et prétend contester l’ensemble des vérités reçues et des conduites »(1) communes. Par cette catégorisation, peut-on dire que le prince de l’Église catholique se présente comme un intellectuel engagé parce qu’il « se mêle de ce qui ne le regarde pas », de ce qui ne relève pas a priori de sa compétence ? De quoi se mêle-t-il ? Et en quoi est-il un intellectuel ? Qu’est-ce qu’un intellectuel ?
Un intellectuel est une personne dont la profession comporte essentiellement une activité de l’esprit ou qui a un goût affirmé pour les activités de l’esprit, qui s’engage dans l’espace public non pour plaire ou flatter (2), mais pour exposer ses analyses, ses points de vue sur les sujets les plus variés ou pour défendre des valeurs, qui dispose d’une forme d’autorité. Vu sous cet angle, le Cardinal Christian Tumi se présente comme un intellectuel engagé. Il est possible à travers son œuvre (ses publications) de cerner cette autre dimension de l’homme de Dieu,  œuvre dans laquelle il développe sa passion pour la vérité, la justice, l’amour, ses convictions pour un Cameroun nouveau débarrassé de toutes les structures du péché (du mal) qui hypothèquent au quotidien son progrès et son avenir. Il suffit de prendre connaissance de ses deux principaux ouvrages pour saisir le degré de son engagement. Ce sont :
- Les deux régimes politiques d’Ahmadou Ahidjo, de Paul Biya et Christian Tumi, prêtre (Éclairage), prêtre, Douala, Macacos, 2006, 184p.
- Ma foi : un Cameroun à remettre à neuf, Douala, Éditions Véritas, 2011, 268p.
Indépendant depuis le 1er janvier 1960, le Cameroun a connu sur le plan politique, deux présidents, Ahmadou Ahidjo (1960-1982) et Paul Biya (1982 à jours). Le Cardinal Tumi expérimente les deux régimes, sa vie de prélat lui a permis de tirer la conclusion selon laquelle « l’exercice de l’autorité est abusif, et va contre les principes fondamentaux de ce qu’on entend par le mot autorité ».(3) Une telle prise de position risquée dans un pays où la liberté d’expression est contrôlée, sonne faux dans les oreilles de ceux qui détiennent et confisquent le pouvoir contre vents et marées. Son discours contre la tyrannie et l’inertie, son refus d’adhérer à un parti politique, son courage de dénoncer l’injustice et de stigmatiser une gestion à l’emporte-caisse, source de souffrances et de misère, l’ont exposé aux calomnies et menaces diverses, aux tentatives d’assassinat de la part des gouvernements successifs. D’abord sous Ahidjo, il s’affirme comme un iconoclaste visionnaire, membre du « Christian Study Group ». Il participe à la rédaction de la Lettre pastorale des évêques de Buéa et de Bamenda en 1977 « sur la lutte contre la corruption au Cameroun » (4). Nommé Évêque, deux ans plus tard, en 1979, il est confronté au problème d’islamisation forcée des populations Kirdis dans le Diocèse de Yagoua, une situation face à laquelle il ne restera pas indifférent. Pour lui, l’islamisation forcée est contre la Constitution qui dispose dans son préambule que chaque citoyen a le droit à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. De Bamenda à Yagoua, il est convoqué et rappelé à l’ordre par les différents gouverneurs. Accusé de « trouble à l’ordre public », il est soumis à une sorte de « tribunal militaire » (5). Sous le régime Biya, en cours depuis 1982 (déjà 34 ans que ça dure), il est victime des attaques et des menaces diverses, certaines pouvant être assimilées à de tentatives d’assassinat. Il aura a fallu de peu pour que le Cardinal Tumi soit impliqué dans un complot terrible de « coup d’État ». Un policier, Tonye Robert, avait été engagé pour déposer des stocks d’armes à son domicile aussi bien que chez des « particuliers gênants pour le régime, des citoyens innocents à son avis » (6). Mais ce dernier avait dévoyé la mission en allant vendre la mèche à Pius Njawé qui a tout de suite informé le Cardinal. Se sentant menacé par le Général Pierre Semengue, auteur de la mission, ledit policier a été accueilli chez Tumi qui a entrepris de l’exiler, ainsi sa femme enceinte. Si le coup avait réussi, le Cardinal aurait été accusé de haute trahison et ipso facto condamné à mort. « Comment des compatriotes supposés honorables pourraient-ils nourrir d’aussi diaboliques et sordides projets contre les compatriotes ? » (7), s’interroge le Cardinal.
Le parcours de notre intellectuel chrétien n’est-il pas semblable à celui de Socrate, qui en son temps, avait été victime de nombreuses calomnies de la part de ses détracteurs qui l’accusaient d’impiété et de corruption de la jeunesse à travers ses enseignements. Socrate se présentait à ses concitoyens comme un éveilleur de conscience, qui dérange par son ironie mordante et empêche les hommes de dormir, une « sorte de taon » que le dieu a attaché à la Cité, pour aiguillonner, exhorter, invectiver chacun individuellement (8). Telle est aussi l’attitude du Cardinal philosophe chrétien, qui par ses écrits veut « contribuer à l’avènement d’un Cameroun nouveau où les Camerounais et Camerounaises transformé(e)s, ayant pris conscience de l’existence de Dieu, vivent selon Ses principes » (9). En espérant qu’il ne sera pas condamné à l’exil ou comme Socrate à boire la ciguë, il continue son combat et se montre audacieux, déterminé et infatigable. Il résiste et avance malgré toutes les calomnies et les menaces de mort, sur le chemin de la vérité, du dialogue, de l’ouverture démocratique, de la paix, de la justice sociale et du progrès véritable du Cameroun et de l’Afrique. Il se trouve qu’en tant que personne et citoyen éclairé, il n’est pas indifférent aux différentes calomnies et injures formulées à son égard. C’est pourquoi, il tente à (presque) tous les coups de répondre dignement, d’apporter un éclairage lucide, d’exposer objectivement ses convictions en tant que témoin privilégié de son temps afin d’offrir « aux générations futures un autre regard sur l’histoire de notre pays et les travers de ses dirigeants » (10). De nombreux préjugés tenaces ont été à dessein perpétués contre sa personne. Entre autres :
Le Cardinal Tumi est un opposant radical. Au Cameroun, malgré la libéralisation de la vie politique par la réinstauration du multipartisme au début des années 1990, le mot « opposant » a une connotation péjorative. S’opposer, c’est agir contre le régime politique incarné par le Renouveau – RDPC ; c’est parfois se mettre hors-la-loi. À cet égard, un opposant est considéré généralement comme un ennemi de la nation, c’est-à-dire quelqu’un qui conteste la légitimité et la légalité du pouvoir, et qui utilise des moyens anticonstitutionnels soit pour conquérir le pouvoir politique. Il est donc un marginal, un subversif ou un rebelle qui sabote l’unité nationale et refuse le progrès général, c’est « celui qui jette un discrédit mensonger et anti patriotique sur le Cameroun. [Ses propos sont] de nature à créer la suspicion, la haine, le désordre et la division » (11). Au Cameroun, l’opposition peut renvoyer alors « à des acteurs collectifs et individuels qui communient dans la critique au régime. À cet égard, il arrive que les partis politiques soient relayés par des hommes d’église tels que le Cardinal Tumi dans l’action de dénonciation des «fraudes électorales» et de revendication des « élections libres et transparentes » (12). Par ailleurs, il a été accusé de vouloir se porter candidat à la magistrature suprême afin de mettre un terme au régime autoritariste de Biya. Face à ce procès d’intention, le Cardinal Christian Tumi indique qu’avant d’être Évêque, il est citoyen camerounais à part entière. Cependant, en tant que Evêque, son rôle n’est pas de se présenter à une élection politique. De plus, il déclare avoir pris l’engagement solennel à ne jamais s’allier à une tendance politique contre une autre.  Cette posture lui permet de s’affranchir de tout parti pris, de toute partialité. Il préfère se ranger dans le camp de la vérité, de la justice, de la paix et des valeurs démocratiques.
Le Cardinal Tumi est un tribaliste. Un tribaliste est une personne qui adopte une attitude consistant à s’attacher excessivement à sa tribu en la survalorisant et en considérant les autres comme inférieures à la sienne. C’est celui qui fait l’apologie du tribalisme, ce mode funeste de production politique, accoucheur de violence stérile, absurde dont les effets pernicieux hypothèquent la possibilité d’un vivre-ensemble pacifique. D’après le Minat, Ferdinand Koungou Edima et le Mincom  Jacques Fame Ndongo, le Cardinal est tribaliste en ce sens qu’il affirme que: « Au Cameroun, le pouvoir est confisqué par une tribu, les betis »(13). Réagissant à ces propos mensongers visant à jeter le discrédit sur sa personne et ses enseignements, le Cardinal Tumi habitué au genre épistolaire répond à Jacques Fame Ndongo  et apporte un éclairage sérieux : « J’affirme catégoriquement que je n’ai jamais dit que  «le pouvoir est confisqué par une tribu au Cameroun ». Ce que je reconnais, c’est qu’au Cameroun, nous nous comportons comme si nous sommes originaires d’une seule tribu. À vous d’assumer seul, la conclusion qui découle de votre résumé [...] Je crois que si nous sommes une nation, tout Camerounais doit se sentir chez lui partout au Cameroun. Est-ce le cas, Monsieur le Ministre ? [...] Aucune tribu ne peut gouverner seule ce pays ; essayer de le faire serait de la provocation pure et simple d’une guerre civile ».14 Au fond, écrit-il, il se trouve que « la meilleure stratégie des tricheurs, qui jusqu’ici a consisté à traiter toute revendication de tribaliste, ne résiste plus devant le constat déroutant et embarrassant de la razzia organisée par ailleurs par les mêmes ». Ce qui conduit à des « idéologies de stabilité factice. [Des idéologues] feignent de ne pas voir, de ne pas comprendre, et de ne pas avoir peur ».(15)
De ce qui précède, malgré les calomnies à l’égard du Cardinal, nous pouvons le considérer au regard de ses écrits et de ses actions comme un intellectuel chrétien engagé qui va à contre-courant de la pensée et des habitudes communes. Il pense et agit autrement. Éclairé par l’Évangile, nourrit du Catéchisme et l’enseignement social de l’Église Catholique, lecteur des philosophes humanistes, il mène son combat pour la fin de la dictature, de la tyrannie, de la misère, de l’injustice. De même, il milite pour la libération et à l’épanouissement total de l’homme sans distinction de tribu, de sexe, d’âge, de religion, de position sociale. Il est un homme de convictions qui prend la parole pour condamner les dérives immorales, sectaires et antidémocratiques, mais aussi pour défendre des valeurs, proposer des solutions. Les grands thèmes sur lesquels il se penche sont, entre autres : la justice, l’amour, la Vérité, l’état de droit, la crise de l’autorité, la démocratie, les droits de l’homme, la liberté d’association, de conscience et d’expression, la transparence électorale, la place de Dieu, le chrétien et le développement, l’engagement social et patriotique, la citoyenneté, le tribalisme, l’unité nationale, la jeunesse, l’éducation, la famille. Ce qui fait de lui, un être multidimensionnel.
Le Cameroun semble devenu politiquement ingouvernable et socialement invivable, il est un volcan prêt à cracher ses larves et à les répandre partout. Pour le Cardinal Tumi, la situation actuelle est chaotique, car il suffit d’observer la vie politique et sociale pour comprendre le statu quo marqué par l’absence de dynamisme et de progrès. Nous tournons en rond, faisons du « sur place » et « le résultat de tout cela est ce sentiment d’indifférence et de défaitisme qui habite les cœurs des Camerounais, surtout la jeunesse »(16). Pourquoi est-on arrivé à ce stade ? Tout simplement à cause de la mauvaise gestion. Les politiques ont sacrifié le peuple et la jeunesse au profit de leurs intérêts particuliers et stratégiques. Conséquence, le pays sombre dans l’anarchie et le marasme économique. Le Cameroun est le pays où la corruption est endémique, où la malgouvernance, le vol, le pillage systématique des biens communs, le tribalisme, la misère, les violations des droits et libertés des citoyens, les injustices … sont des réalités quotidiennes. Malgré cette situation tragique et face au défaitisme et à l’indifférence de la majorité, le Cardinal Tumi interpelle ses compatriotes à faire des efforts pour sortir par la grande porte. Il leur demande de ne pas avoir peur. Il s’adresse à eux avec assurance et conviction, les invite à l’action et les exhorte à garder la foi en l’avenir. Pour lui, tout est encore possible. Comment ? Par l’amour de Dieu, l’amour de la vérité et de la justice qui nous ouvrent à l’amour du prochain, de la patrie, à l’amour du travail bien fait. Un rêve qui peut devenir réalité si tous les Camerounais et toutes les Camerounaises le souhaitent du fond de leur cœur et le vivent quotidiennement.
N’en déplaise à ses contempteurs, le Cardinal Christian Tumi, n’est pas un intellectuel organique, compromis et partisan. Son combat vise à libérer l’Homme, à promouvoir son bien-être. Il se présente comme un Guide qui a le sens des valeurs, un Oracle visionnaire. Ses écrits ont valeur prophétique en ce sens qu’il nous invite à un éveil de conscience en vue d’une conversion radicale. Si chacun se détournait des structures du péché, des démons du vol, de la méchanceté, de la tricherie, du mensonge, de la division, de l’égoïsme, du meurtre, etc., le Cameroun serait le pays le plus beau, noble, juste et prospère.
« Que ceux qui nous gouvernent écoutent les cris de ceux qui souffrent et se montrent bienveillants envers eux. Qu’ils ne soient plus indifférents aux cris de l’orphelin, de la veuve, du mendiant, de l’enfant de la rue, de l’angoisse de tous ceux qui ne savent pas de quoi demain sera fait. Qu’ils soient miséricordieux envers tous ceux qui souffrent de la violence et des injustices sociales, etc.»(17) écrit-il. Intellectuel chrétien, il se tourne vers son Dieu, Créateur tout puissant et Miséricordieux, et pense que « Dieu seul peut donner à chaque Camerounais et chaque Camerounaise, surtout aux dirigeants et leaders politiques ou à ceux qui aspirent à la gestion des affaires du pays, la grâce, la sagesse et toutes les vertus citoyennes qui permettraient le vivre‑ensemble. Ces vertus sont entre autres : la crainte de Dieu, l’amour du prochain, l’amour de son pays, l’amour du travail bien fait, la gestion transparente des affaires publiques, le refus de faire du mal aussi bien en acte qu’en pensée, la recherche de la paix »(18).
Kakmeni Yametchoua
1 Jean Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p.12.
2. Au Cameroun, ceux qui prétendent être intellectuels sont pour la majorité engagés sur le chemin de la jouissance et de la partisannerie, les Intellectuels du système ou intellectuels organiques.
3. Cardinal Christian Tumi, Les deux régimes politiques d’Ahmadou Ahidjo, de Paul Biya et Christian Tumi, prêtre (Éclairage), prêtre, Douala, Macacos, 2006, p. 154.
4.Les deux régimes..p. 15-28
5. Ibid. , p. 36.
6.Les deux régimes..p. 85.
7.Ibid. , 89.
8.Platon, Apologie de Socrate
9 Ma foi.. , p. 181.
10. Les deux régimes..p. 13.
11 Ferdinand Koungou Edima, cité par le cardinal Christian Tumi,
12. Luc Sindjoun, « Ce que s’opposer veut dire: L’économie des échanges politiques », Comment peut-on être opposant au Cameroun ? Politique parlementaire et politique autoritaire, Sous la dir. de Luc Sindjoun, Dakar, CODESRIA, 2003, p. 39.
13 Lire : Jeune Afrique Economie, n°317, du 02/10/2000 ;  Cameroun Tribune, 05/11/2003
12 Les deux régimes.. pp. 118-119.
13 Ma foi.. , pp. 48-49, 128.
14 Ibid. , p. 19.
15 Ibid. , p.181.
16 Idem
17- Ibid. , p.181.
18 Idem.


Tajectoire d'un Cardinal iconoclaste et «rebelle»

Il suffit de prendre connaissance de la trajectoire de Christian Cardinal Tumi pour comprendre pourquoi il tient des propos iconoclastes dans un pays qui a érigé en dogme la corruption, le vol, la propagande, l’injustice sociale, le tribalisme, et que sait-on encore. Il n’est jusqu’au plus petit des Camerounais qui n’ait au moins entendu évoquer le nom du Cardinal Tumi, cet iconoclaste «rebelle».
J’ai connu le Cardinal Tumi, si je peux ainsi m’exprimer, au travers des évocations de ma mère et des souvenirs qu’ont gardés de lui les populations du quartier éponyme qui abrite l’évêché de Yagoua. Les fidèles de cette localité, dite du « Bec-de-canard » dans l’Extrême –Nord du Cameroun, ne connaissaient pour l’essentiel que les Pères blancs quand est érigé l’évêché et que leur arrive leur premier évêque dont elles apprennent qu’il vient de la partie anglophone du pays. Qui est-il ? Telle est, j’imagine, la question qui taraude leur esprit. Cette question, aujourd’hui encore, des Camerounais se la posent.  Mais qui est donc le Christian Cardinal Tumi ?
Dans la petite famille du couple Thomas Tumi et Catherine La’aka, naissait un 15 octobre 1930 à Way’ngoylum dans le village de Kikaikelaki, une localité de Kumbo dans l’actuel Nord-Ouest, un petit garçon que ses parents baptiseront Christian Wiyghan Tumi – Wiyghan, à la suggestion du catéchiste du village, Peter Fai, et qui signifie en Lamnso : « celui qui est de passage sur terre » du fait que par deux fois la famille avait déjà perdu deux garçons. Le père de Christian Tumi n’était pas originaire de Kikaikelaki ; il avait été chassé de son village Roo Kwah par les habitants, à cause de sa conversion au catholicisme. C’est dire si le jeune Christian Tumi naît en exil d’une certaine façon, un peu comme le Christ dont dérive d’ailleurs son prénom, originaire de Nazareth naissait à Bethléem. Très tôt, le jeune Christian Tumi, entre trois et quatre ans, va connaître la séparation de ses parents. En effet, suite à l’absence prolongée de son père, sa mère ira le rejoindre à Vom non loin de Joss au Nigéria voisin où Thomas Tumi se rendait assez régulièrement pour vendre la kola .Le jeune Tumi est ainsi confié avec sa sœur aînée Odile Keng à la garde de leur oncle paternel William Nge. A 14 ans, alors qu’il est élève à l’école catholique de Shisong, il décide de rejoindre ses parents qui s’étaient depuis lors établis au Nigéria. Et c’est au terme d’un voyage à pied de trente jours qu’il retrouve ses parents.
Reçu au concours d’entrée à l’école normale des instituteurs de Joss à 25 ans, au terme de ses études secondaires, Christian Tumi n’achèvera pas son cursus de normalien, car il reçoit l’appel de Dieu, c’est-à-dire la vocation : c’est ainsi qu’il rejoint, sous la recommandation du Père Mac Nill, le petit séminaire d’Oke-Are près d’Ibadan. Lorsqu’éclate la guerre du Biafra, la famille regagne le Cameroun et c’est à Buéa que le jeune séminariste âgé alors de 29 ans va poursuivre sa formation. Il retourne en 1962 au Nigeria, sous l’instigation de Monseigneur Julius Peeters, terminer sa formation au grand séminaire d’Enugu. Le 17 avril 1966, il reçoit des mains de Mgr Julius l’ordination sacerdotale en la cathédrale de Soppo à Buéa. Il a alors 36 ans. Nommé Vicaire paroissial à Fiango près de Kumba, au lendemain de son ordination, il sera peu de temps après, muté à Buéa, où, vicaire de la cathédrale, il est chargé de l’enseignement au petit séminaire Bishop Rogan collège à Soppo. Trois ans plus tard, en 1969, il entreprend à l’université catholique de Lyon des études de philosophie et de théologie sanctionnées par l’obtention d’une maîtrise en philosophie, option métaphysique et d’une maîtrise en théologie dogmatique. C’est à l’université Miséricorde de Fribourg en Suisse qu’il obtiendra son Doctorat en philosophie.
Rentré au Cameroun en 1973, il fonde, sous l’instigation de Mgr Pius Awa et Mgr Paul Verdzekov, le grand séminaire St Thomas d’Aquin de Bambui et dirige en même temps un groupe dénommé Christian Study Group que le régime d’Ahidjo aura vite fait de considérer comme un regroupement de « subversifs ». Le 6 décembre 1979, l’Abbé Christian Tumi est nommé évêque de Yagoua et ordonné le 6 janvier 1980 des mains du Pape Saint Jean-Paul II en la basilique Saint Pierre de Rome. Il rejoint Yagoua la même année, où il y passera trois ans. En 1984, il est fait Archevêque de Garoua. Quatre ans plus tard, il est créé Cardinal, précisément le 28 juin 1988, lors du consistoire du 28 juin 1988 a vec le titre de cardinal-prêtre. Au début de la décennie 90, il quitte Garoua pour l’archevêché de Douala où il est nommé en 1991. Il y passera pratiquement 20 ans. Archevêque émérite depuis 2009, et par ailleurs Commandeur de l’Ordre de la valeur, le Cardinal Tumi jouit aujourd’hui d’une retraite paisible qu’il passe en continuant son activité pastorale. De ce parcours riche et brillant, il apparaît que Christian Cardinal Tumi est un homme dont l’intégrité sans faille a toujours été au service d’un engagement jamais pris en défaut, pour l’Église, la société, la culture, la politique de son pays le Cameroun. On se rappelle d’ailleurs que sur la carte de vœux, lors de son ordination, à la différence des autres novices qui inscrivaient des versets bibliques, Christian Tumi avait fait écrire : « pray for the Church in Cameroon ».
 Le Cardinal Tumi a toujours fait de la politique, au sens non pas politicien et partisan du terme, mais au sens premier et noble du mot, en s’intéressant en tant que citoyen et pasteur à la façon dont son pays et ses fidèles étaient gouvernés. Dans les années 1970, à la tête du Christian Study Group, suite à la publication de la lettre pastorale conjointe « Pots-de-vin et corruption » des évêques de Buéa et Bamenda, l’Abbé Tumi va faire une lecture critique de notre société à la lumière de cette épître. Le Gouverneur de l’époque, David Abouem à Tchoyi convoque alors les responsables du groupe, au terme de cette rencontre l’un des responsables sera nommé ministre par Ahidjo et quelque temps après Tumi est nommé Évêque de Yagoua. Le groupe ainsi éclaté finira par disparaître. Tumi ne manquera pas alors de demander au nonce apostolique si l’État camerounais aurait eu quelque chose avec sa nomination. Il est rassuré par la Nonciature qui répond par la négative. A Yagoua, il essuiera l’insubordination des prêtres blancs français dont l’attitude pastorale hétérodoxe était en porte à faux avec l’orthodoxie liturgique, mais surtout il aura des démêlés avec le préfet du Mayo –Danay et le tout Puissant Inspecteur fédéral du Grand Nord Ousmane Mey, sur fond de confrontation chrétiens-musulmans. Mais c’est en pasteur qu’il gérera cette crise, obtenant presque l’autonomie et le droit aux chrétiens de pratiquer leur religion et l’Église de bâtir des lieux de cultes dignes et respectables. Il surmontera les mêmes difficultés à Garoua. Mais c’est dans le contexte des années dites de braises alors qu’il est archevêque de Douala la frondeuse que le cardinal va s’illustrer par des homélies et des prises de position dans l’arène publique qui lui vaudront alors l’étiquette de « prélat rebelle ». Koungou Edima connu comme homme de sa poigne est alors nommé Gouverneur du Littoral. Le choc frontal entre les deux hommes devient inévitable. Sans donner dans le marigot politique, tout en restant prêtre de Jésus Christ, le Cardinal va exercer sa citoyenneté en éclairant et défendant les petits contre l’injustice et la violence des grands du régime de Biya à qui il n’aura de cesse de rappeler la mission régalienne de servir le peuple souverain.
Suite au procès des membres de la Coordination nationale pour la démocratie et le multipartisme, créée par l’avocat, Me Yondo Black, accusés de sédition, subversion et outrage au chef de l’État, et à la répression sanglante de la manifestation de Bamenda, le 26 mai 1990, le 3 juin, la Conférence épiscopale du Cameroun sous la présidence du Christian Cardinal Tumi, publie une lettre pastorale qui critique ouvertement et durement les méthodes du pouvoir de M. Biya. On peut imaginer la foi et le courage qui lui auront été nécessaires dans un contexte de violence inouïe marqué par les assassinats de nombreux Camerounais et prélats parmi lesquels le Père Mveng, l’Abbé Joseph Yamb, Mgr Jean Kounou, l’Abbé Materne Bikoa, de Mgr Yves Plumey, les Sœurs de Djoum.
 Du 30 octobre au 13 novembre 1991, le Cardinal Tumi a pris part à la Tripartite qui avait lieu à Yaoundé et qui avait été imaginée par le régime de Yaoundé pour échapper à la Conférence nationale souveraine tant réclamée par l’Opposition et dont il en fut déçu. Membre par ailleurs, du Comité en charge de la révision de la loi électorale et d’un projet de nouvelle constitution, seul bénéfice de la tripartite, le Cardinal Tumi en claquera la porte à cause non seulement de sa coloration excessivement Rdpciste, mais également du rôle trouble joué par deux de ses confrères évêques qui y prenaient part aussi. Le Cardinal Tumi sera sollicité un temps par l’opposition pour être son Candidat, offre renouvelée aujourd’hui par le Mouvement républicain de Fabien Assiga Nang, transfuge du MRC, mais à chaque fois le Cardinal Tumi déclinera les offres en rappelant qu’il reste et demeure un prêtre. A ceux qui tentent de l’opposer au président Biya, il fera remarquer à chaque fois qu’il n’est pas l’ennemi du président de la République bien qu’il critique son régime et la manière dont le pays est géré, la critique n’étant nullement synonyme d’inimitié. Pour lui, « on peut être contre le mal que quelqu’un a fait sans être contre sa personne »
En société, le Cardinal Tumi reste un homme fidèle en amitié : il ne nie ni ne rougit de ses amitiés. Ainsi, le verra-t-on assister au Procès de Atangana Mebara ou préfacer son ouvrage Lettres d’ailleurs et prendre part à sa présentation. D’ailleurs, il prendra la parole chaque fois pour réclamer pour les victimes de l’Opération Épervier une Justice juste et un procès équitable pour chacun d’eux. On note également ses nombreuses réalisations au plan social : entre autres : construction d’écoles, de collèges et de dispensaires.
Comme contribution pour le rayonnement de la culture camerounaise, les réalisations du Cardinal Tumi sont nombreuses. L’imprimerie Macacos, le journal L’Effort camerounais, Radio Veritas, les éditions Véritas sont les faces représentatives. Son ouverture aux médias est remarquable comme peut en témoigner sa disponibilité à accorder un entretien à Germinal. En effet, le Cardinal Tumi a toujours pensé que le rôle de la culture dans le développement d’un peuple est déterminant.  C’est pourquoi il a toujours accordé une attention particulière aux intellectuels qu’il considère comme les vecteurs de culture.
 Dans son entretien avec Guy Ernest Sanga, auteur de l’ouvrage Le Cardinal Tumi ou le courage de la foi, Christian Cardinal Tumi relève la propension des intellectuels camerounais pour la critique : « Tous les Camerounais ont ce sens inné de la critique, même si pour la plupart du temps, cette critique verse dans une sorte de polémique stérile ». Il ne manque pas de souligner leur dénuement éthique : « L’école de la pensée camerounaise manque d’une évidence : le sens éthique dans sa démarche. On voit trop d’intellectuels se donner à cœur joie […] avec une hardiesse déconcertante […] pour ce qui ne profite pas au bien de la collectivité […] là réside une partie du drame de notre pays aujourd’hui ». Le constat est donc celui de la démission de l’intellectuel camerounais dans le meilleur des cas, et de sa déchéance dans le pire des cas. Démission pour ceux de la diaspora et déchéance pour l’essentiel de ceux qui sont restés au pays, happés qu’ils sont par la compradorisation. Pour le Cardinal Tumi, les intellectuels de la diaspora, en choisissant volontairement ou non l’exil, ne sont pas différents de ceux qui se sont attablés autour du gâteau national. En effet, « quand un intellectuel ne vit pas la réalité quotidienne de son pays, malgré les informations qui lui parviennent par de voies aussi crédibles soient-elles, croyez-moi, son analyse ne reflétera jamais exactement la réalité ». C’est à ce risque que jadis s’exposa Mongo Beti. Célestin Monga et Achille Mbembe courent-ils aujourd’hui le même risque ? Il est donc temps que l’intellectuel camerounais réassume son rôle d’éclaireur de conscience et de mauvaise conscience du pouvoir politique.
Assumant pleinement son rôle d’intellectuel camerounais, le Cardinal Tumi a publié deux ouvrages : Les deux régimes d’Ahidjo et de Biya et Christian Tumi ; Ma foi : un Cameroun à remettre à neuf ; il prépare actuellement deux ouvrages : l’un qui regroupera ses interviews publiées dans L’Effort camerounais, et l’autre sur l’éthique et la morale humaine.
Malgré ses 86 ans, Christian Cardinal Tumi ne cessera, par son intense activité intellectuelle et pastorale, d’étonner les Camerounais. En tout cas, prions pour Dieu lui donne longue vie afin qu’il fasse bénéficier aux Camerounais et à ses nombreuses ouailles sa présence et sa sagesse et afin qu’il assiste à l’avènement du Cameroun nouveau dont il a toujours rêvé pour nous.
Tissibe Djomond


Extrait: Notre système judiciaire et la corruption
La corruption judiciaire désigne toute influence indue sur l’impartialité du processus, par tout acteur du système judiciaire. Elle concerne les policiers, les gendarmes, les avocats, les procureurs, les juges, les gardiens de prison et tous ceux qui participent à la chaîne de prise de décision judiciaire.
De manière générale, Transparency International situe la corruption dans le système judiciaire à deux niveaux : l’in‑ gérence des autres pouvoirs (exécutif, législatif, écono‑ mique,  médiatique,  militaire,  etc.)   et   les   pots‑de‑vin  :
« L’ingérence politique se traduit autant par la menace, l’in‑ timidation ou le simple soudoiement des juges que par la manipulation des nominations judiciaires, des salaires et des conditions d’emploi. Quant aux pots‑de‑vin, les fonc‑ tionnaires de justice peuvent extorquer de l’argent pour des tâches qu’ils sont de toute façon tenus d’exécuter. Les avo‑ cats peuvent exiger des honoraires supplémentaires pour accélérer ou repousser une affaire ou pour orienter leurs clients vers des juges connus pour rendre (afin d’obtenir) une décision favorable. Pour leur part, les juges peuvent accepter des pots‑de‑vin pour retarder ou accélérer une affaire, accepter ou rejeter une procédure d’appel, influen‑ cer d’autres juges ou simplement trancher une affaire dans un sens donné. Les cas de policiers qui falsifient les preuves justifiant des poursuites pénales sont légion. On constate que de plus en plus, les procureurs n’appliquent pas des critères identiques à toutes les preuves rassemblées par la police. Une certaine forme de corruption manipule le système judiciaire pour aboutir à une décision injuste. Mais beaucoup versent des pots‑de‑vin pour diriger ou accélérer la procédure judiciaire en vue d’une décision qui peut s’avérer tout à fait juste »
Ainsi, selon le rapport mondial 2006 de Transparency International publié le 26 septembre 2007 : « En Afrique, le système judiciaire camerounais est le plus corrompu. Dans le continent, une personne sur cinq interrogées et ayant été en rapport avec la justice, affirme avoir versé des pots‑de‑ vin.»
Il est même annoncé que : « 59 % des personnes consul‑ tées en Afrique estiment que le système judiciaire est   corrompu. Au Cameroun, 80 % des enquêtés assurent qu’il est plutôt très corrompu19 ». La corruption est grave au niveau de notre système judiciaire qui a pourtant pour mission de faire régner l’équité. Des magistrats, juges et procureurs vendent leurs jugements au plus offrant. Les prévenus qui sont incapables de payer devront passer des années en pri‑ son, parfois même sans avoir été jamais jugés, ceci en fla‑ grante violation des droits humains et des lois du pays. Et lorsqu’une décision de justice est finalement rendue, son exécution n’est pas évidente. Et pourtant, il faut que le sys‑ tème judiciaire ait au Cameroun la capacité d’agir en marge, et parfois contre les intérêts de la classe politique et du gouvernement.
Nous avons appris, il y a quelques années, qu’un juge espagnol a demandé et obtenu l’arrestation du Général Pinochet en visite à Londres, et qu’un tribunal espagnol a examiné les conditions d’extradition. C’est une décision très positive, mais qui a entraîné des problèmes politiques énormes. La logique d’action pour l’exécutif n’aurait pas été la même que celle des juges. Je me demande si, dans notre pays, un juge peut avoir le courage d’ordonner l’arrestation d’un dignitaire du régime soupçonné de torture ou de cor‑ ruption sans en avoir reçu les « ordres d’en haut ».
Les juges ne doivent pas agir en suivant les stratégies d’un parti politique ou les intérêts du secteur privé ; ils doi‑ vent rester hors du contrôle de toute corporation, associa‑ tion ou groupe d’intérêt. Cela s’appelle « impartialité ». Il reste à savoir si on peut concevoir qu’il existe, au Cameroun, des juges indépendants et impartiaux, et si le pouvoir le souhaite vraiment.
Nos palais de justice deviennent de plus en plus des épouvantails pour les justiciables pauvres et sans relations. Ils se trouvent exposés à toutes les injustices. La situation est particulièrement angoissante pour ceux qui sont innocents de ce dont on les accuse. Les marchés publics donnent lieu à des occasions de surfacturation, au grand dam des contri‑ buables. La passation des marchés se faisant à tour de bras. Toutes choses conduisant les sociétés publiques et parapu‑ bliques à se muer en société familiales sinon claniques, au vu et au su de tous.
Ils sont peu nombreux à faire vraiment confiance en la justice de notre pays. Pourtant il le faut bien pour la rendre encore crédible. Parce que, lorsqu’un peuple perd confiance en son système judiciaire et se fait justice lui‑ même, l’arbitraire s’instaure. Ainsi, l’une des conséquences les plus visibles de la corruption chez nous demeure la jus‑ tice populaire. Elle exprime bien l’abus de confiance dont sont victimes les Camerounais dans les brigades de Gendarmerie et les commissariats de police.
Il n’est pas rare de constater que des Camerounais se plaignent de ce que les présumés bandits arrêtés sont remis en liberté très rapidement. Parfois même ces derniers sont arrêtés en flagrant délit. C’est donc pourquoi, sans pour autant la cautionner, les Camerounais estiment, au mépris de la vie humaine, que la meilleure solution est d’en finir avec ces malfaiteurs sur place. Il suffit de crier « Au voleur
! » pour que la foule batte à mort l’individu.
Source: Christian Cardinal Tumi, Ma foi: un Cameroun à remettre à neuf, Douala, Editions Véritas, 2011, 270p.