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«Près de 70% de Camerounais ne sont pas gouvernés» - Tajectoire d'un Cardinal iconoclaste et «rebelle»

«Près de 70% de Camerounais ne sont pas gouvernés» - Tajectoire d'un Cardinal iconoclaste et «rebelle»

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Index de l'article
«Près de 70% de Camerounais ne sont pas gouvernés»
Au coeur d'une oeuvre: Christian Cardinal Tumi, un intellectuel engagé
Tajectoire d'un Cardinal iconoclaste et «rebelle»
Extrait: Notre système judiciaire et la corruption
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Tajectoire d'un Cardinal iconoclaste et «rebelle»

Il suffit de prendre connaissance de la trajectoire de Christian Cardinal Tumi pour comprendre pourquoi il tient des propos iconoclastes dans un pays qui a érigé en dogme la corruption, le vol, la propagande, l’injustice sociale, le tribalisme, et que sait-on encore. Il n’est jusqu’au plus petit des Camerounais qui n’ait au moins entendu évoquer le nom du Cardinal Tumi, cet iconoclaste «rebelle».
J’ai connu le Cardinal Tumi, si je peux ainsi m’exprimer, au travers des évocations de ma mère et des souvenirs qu’ont gardés de lui les populations du quartier éponyme qui abrite l’évêché de Yagoua. Les fidèles de cette localité, dite du « Bec-de-canard » dans l’Extrême –Nord du Cameroun, ne connaissaient pour l’essentiel que les Pères blancs quand est érigé l’évêché et que leur arrive leur premier évêque dont elles apprennent qu’il vient de la partie anglophone du pays. Qui est-il ? Telle est, j’imagine, la question qui taraude leur esprit. Cette question, aujourd’hui encore, des Camerounais se la posent.  Mais qui est donc le Christian Cardinal Tumi ?
Dans la petite famille du couple Thomas Tumi et Catherine La’aka, naissait un 15 octobre 1930 à Way’ngoylum dans le village de Kikaikelaki, une localité de Kumbo dans l’actuel Nord-Ouest, un petit garçon que ses parents baptiseront Christian Wiyghan Tumi – Wiyghan, à la suggestion du catéchiste du village, Peter Fai, et qui signifie en Lamnso : « celui qui est de passage sur terre » du fait que par deux fois la famille avait déjà perdu deux garçons. Le père de Christian Tumi n’était pas originaire de Kikaikelaki ; il avait été chassé de son village Roo Kwah par les habitants, à cause de sa conversion au catholicisme. C’est dire si le jeune Christian Tumi naît en exil d’une certaine façon, un peu comme le Christ dont dérive d’ailleurs son prénom, originaire de Nazareth naissait à Bethléem. Très tôt, le jeune Christian Tumi, entre trois et quatre ans, va connaître la séparation de ses parents. En effet, suite à l’absence prolongée de son père, sa mère ira le rejoindre à Vom non loin de Joss au Nigéria voisin où Thomas Tumi se rendait assez régulièrement pour vendre la kola .Le jeune Tumi est ainsi confié avec sa sœur aînée Odile Keng à la garde de leur oncle paternel William Nge. A 14 ans, alors qu’il est élève à l’école catholique de Shisong, il décide de rejoindre ses parents qui s’étaient depuis lors établis au Nigéria. Et c’est au terme d’un voyage à pied de trente jours qu’il retrouve ses parents.
Reçu au concours d’entrée à l’école normale des instituteurs de Joss à 25 ans, au terme de ses études secondaires, Christian Tumi n’achèvera pas son cursus de normalien, car il reçoit l’appel de Dieu, c’est-à-dire la vocation : c’est ainsi qu’il rejoint, sous la recommandation du Père Mac Nill, le petit séminaire d’Oke-Are près d’Ibadan. Lorsqu’éclate la guerre du Biafra, la famille regagne le Cameroun et c’est à Buéa que le jeune séminariste âgé alors de 29 ans va poursuivre sa formation. Il retourne en 1962 au Nigeria, sous l’instigation de Monseigneur Julius Peeters, terminer sa formation au grand séminaire d’Enugu. Le 17 avril 1966, il reçoit des mains de Mgr Julius l’ordination sacerdotale en la cathédrale de Soppo à Buéa. Il a alors 36 ans. Nommé Vicaire paroissial à Fiango près de Kumba, au lendemain de son ordination, il sera peu de temps après, muté à Buéa, où, vicaire de la cathédrale, il est chargé de l’enseignement au petit séminaire Bishop Rogan collège à Soppo. Trois ans plus tard, en 1969, il entreprend à l’université catholique de Lyon des études de philosophie et de théologie sanctionnées par l’obtention d’une maîtrise en philosophie, option métaphysique et d’une maîtrise en théologie dogmatique. C’est à l’université Miséricorde de Fribourg en Suisse qu’il obtiendra son Doctorat en philosophie.
Rentré au Cameroun en 1973, il fonde, sous l’instigation de Mgr Pius Awa et Mgr Paul Verdzekov, le grand séminaire St Thomas d’Aquin de Bambui et dirige en même temps un groupe dénommé Christian Study Group que le régime d’Ahidjo aura vite fait de considérer comme un regroupement de « subversifs ». Le 6 décembre 1979, l’Abbé Christian Tumi est nommé évêque de Yagoua et ordonné le 6 janvier 1980 des mains du Pape Saint Jean-Paul II en la basilique Saint Pierre de Rome. Il rejoint Yagoua la même année, où il y passera trois ans. En 1984, il est fait Archevêque de Garoua. Quatre ans plus tard, il est créé Cardinal, précisément le 28 juin 1988, lors du consistoire du 28 juin 1988 a vec le titre de cardinal-prêtre. Au début de la décennie 90, il quitte Garoua pour l’archevêché de Douala où il est nommé en 1991. Il y passera pratiquement 20 ans. Archevêque émérite depuis 2009, et par ailleurs Commandeur de l’Ordre de la valeur, le Cardinal Tumi jouit aujourd’hui d’une retraite paisible qu’il passe en continuant son activité pastorale. De ce parcours riche et brillant, il apparaît que Christian Cardinal Tumi est un homme dont l’intégrité sans faille a toujours été au service d’un engagement jamais pris en défaut, pour l’Église, la société, la culture, la politique de son pays le Cameroun. On se rappelle d’ailleurs que sur la carte de vœux, lors de son ordination, à la différence des autres novices qui inscrivaient des versets bibliques, Christian Tumi avait fait écrire : « pray for the Church in Cameroon ».
 Le Cardinal Tumi a toujours fait de la politique, au sens non pas politicien et partisan du terme, mais au sens premier et noble du mot, en s’intéressant en tant que citoyen et pasteur à la façon dont son pays et ses fidèles étaient gouvernés. Dans les années 1970, à la tête du Christian Study Group, suite à la publication de la lettre pastorale conjointe « Pots-de-vin et corruption » des évêques de Buéa et Bamenda, l’Abbé Tumi va faire une lecture critique de notre société à la lumière de cette épître. Le Gouverneur de l’époque, David Abouem à Tchoyi convoque alors les responsables du groupe, au terme de cette rencontre l’un des responsables sera nommé ministre par Ahidjo et quelque temps après Tumi est nommé Évêque de Yagoua. Le groupe ainsi éclaté finira par disparaître. Tumi ne manquera pas alors de demander au nonce apostolique si l’État camerounais aurait eu quelque chose avec sa nomination. Il est rassuré par la Nonciature qui répond par la négative. A Yagoua, il essuiera l’insubordination des prêtres blancs français dont l’attitude pastorale hétérodoxe était en porte à faux avec l’orthodoxie liturgique, mais surtout il aura des démêlés avec le préfet du Mayo –Danay et le tout Puissant Inspecteur fédéral du Grand Nord Ousmane Mey, sur fond de confrontation chrétiens-musulmans. Mais c’est en pasteur qu’il gérera cette crise, obtenant presque l’autonomie et le droit aux chrétiens de pratiquer leur religion et l’Église de bâtir des lieux de cultes dignes et respectables. Il surmontera les mêmes difficultés à Garoua. Mais c’est dans le contexte des années dites de braises alors qu’il est archevêque de Douala la frondeuse que le cardinal va s’illustrer par des homélies et des prises de position dans l’arène publique qui lui vaudront alors l’étiquette de « prélat rebelle ». Koungou Edima connu comme homme de sa poigne est alors nommé Gouverneur du Littoral. Le choc frontal entre les deux hommes devient inévitable. Sans donner dans le marigot politique, tout en restant prêtre de Jésus Christ, le Cardinal va exercer sa citoyenneté en éclairant et défendant les petits contre l’injustice et la violence des grands du régime de Biya à qui il n’aura de cesse de rappeler la mission régalienne de servir le peuple souverain.
Suite au procès des membres de la Coordination nationale pour la démocratie et le multipartisme, créée par l’avocat, Me Yondo Black, accusés de sédition, subversion et outrage au chef de l’État, et à la répression sanglante de la manifestation de Bamenda, le 26 mai 1990, le 3 juin, la Conférence épiscopale du Cameroun sous la présidence du Christian Cardinal Tumi, publie une lettre pastorale qui critique ouvertement et durement les méthodes du pouvoir de M. Biya. On peut imaginer la foi et le courage qui lui auront été nécessaires dans un contexte de violence inouïe marqué par les assassinats de nombreux Camerounais et prélats parmi lesquels le Père Mveng, l’Abbé Joseph Yamb, Mgr Jean Kounou, l’Abbé Materne Bikoa, de Mgr Yves Plumey, les Sœurs de Djoum.
 Du 30 octobre au 13 novembre 1991, le Cardinal Tumi a pris part à la Tripartite qui avait lieu à Yaoundé et qui avait été imaginée par le régime de Yaoundé pour échapper à la Conférence nationale souveraine tant réclamée par l’Opposition et dont il en fut déçu. Membre par ailleurs, du Comité en charge de la révision de la loi électorale et d’un projet de nouvelle constitution, seul bénéfice de la tripartite, le Cardinal Tumi en claquera la porte à cause non seulement de sa coloration excessivement Rdpciste, mais également du rôle trouble joué par deux de ses confrères évêques qui y prenaient part aussi. Le Cardinal Tumi sera sollicité un temps par l’opposition pour être son Candidat, offre renouvelée aujourd’hui par le Mouvement républicain de Fabien Assiga Nang, transfuge du MRC, mais à chaque fois le Cardinal Tumi déclinera les offres en rappelant qu’il reste et demeure un prêtre. A ceux qui tentent de l’opposer au président Biya, il fera remarquer à chaque fois qu’il n’est pas l’ennemi du président de la République bien qu’il critique son régime et la manière dont le pays est géré, la critique n’étant nullement synonyme d’inimitié. Pour lui, « on peut être contre le mal que quelqu’un a fait sans être contre sa personne »
En société, le Cardinal Tumi reste un homme fidèle en amitié : il ne nie ni ne rougit de ses amitiés. Ainsi, le verra-t-on assister au Procès de Atangana Mebara ou préfacer son ouvrage Lettres d’ailleurs et prendre part à sa présentation. D’ailleurs, il prendra la parole chaque fois pour réclamer pour les victimes de l’Opération Épervier une Justice juste et un procès équitable pour chacun d’eux. On note également ses nombreuses réalisations au plan social : entre autres : construction d’écoles, de collèges et de dispensaires.
Comme contribution pour le rayonnement de la culture camerounaise, les réalisations du Cardinal Tumi sont nombreuses. L’imprimerie Macacos, le journal L’Effort camerounais, Radio Veritas, les éditions Véritas sont les faces représentatives. Son ouverture aux médias est remarquable comme peut en témoigner sa disponibilité à accorder un entretien à Germinal. En effet, le Cardinal Tumi a toujours pensé que le rôle de la culture dans le développement d’un peuple est déterminant.  C’est pourquoi il a toujours accordé une attention particulière aux intellectuels qu’il considère comme les vecteurs de culture.
 Dans son entretien avec Guy Ernest Sanga, auteur de l’ouvrage Le Cardinal Tumi ou le courage de la foi, Christian Cardinal Tumi relève la propension des intellectuels camerounais pour la critique : « Tous les Camerounais ont ce sens inné de la critique, même si pour la plupart du temps, cette critique verse dans une sorte de polémique stérile ». Il ne manque pas de souligner leur dénuement éthique : « L’école de la pensée camerounaise manque d’une évidence : le sens éthique dans sa démarche. On voit trop d’intellectuels se donner à cœur joie […] avec une hardiesse déconcertante […] pour ce qui ne profite pas au bien de la collectivité […] là réside une partie du drame de notre pays aujourd’hui ». Le constat est donc celui de la démission de l’intellectuel camerounais dans le meilleur des cas, et de sa déchéance dans le pire des cas. Démission pour ceux de la diaspora et déchéance pour l’essentiel de ceux qui sont restés au pays, happés qu’ils sont par la compradorisation. Pour le Cardinal Tumi, les intellectuels de la diaspora, en choisissant volontairement ou non l’exil, ne sont pas différents de ceux qui se sont attablés autour du gâteau national. En effet, « quand un intellectuel ne vit pas la réalité quotidienne de son pays, malgré les informations qui lui parviennent par de voies aussi crédibles soient-elles, croyez-moi, son analyse ne reflétera jamais exactement la réalité ». C’est à ce risque que jadis s’exposa Mongo Beti. Célestin Monga et Achille Mbembe courent-ils aujourd’hui le même risque ? Il est donc temps que l’intellectuel camerounais réassume son rôle d’éclaireur de conscience et de mauvaise conscience du pouvoir politique.
Assumant pleinement son rôle d’intellectuel camerounais, le Cardinal Tumi a publié deux ouvrages : Les deux régimes d’Ahidjo et de Biya et Christian Tumi ; Ma foi : un Cameroun à remettre à neuf ; il prépare actuellement deux ouvrages : l’un qui regroupera ses interviews publiées dans L’Effort camerounais, et l’autre sur l’éthique et la morale humaine.
Malgré ses 86 ans, Christian Cardinal Tumi ne cessera, par son intense activité intellectuelle et pastorale, d’étonner les Camerounais. En tout cas, prions pour Dieu lui donne longue vie afin qu’il fasse bénéficier aux Camerounais et à ses nombreuses ouailles sa présence et sa sagesse et afin qu’il assiste à l’avènement du Cameroun nouveau dont il a toujours rêvé pour nous.
Tissibe Djomond