• Full Screen
  • Wide Screen
  • Narrow Screen
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size
Assommoir Lettre entrouverte à Paul Biya

Lettre entrouverte à Paul Biya

Envoyer Imprimer PDF
Note des utilisateurs: / 0
MauvaisTrès bien 

Jusqu’où abuseriez-vous de notre patience Monsieur le Président ? Quel bilan présenteriez-vous à vos petits-enfants si la faucheuse vous laissait encore faire plus vieux, lorsque vous auriez, pour improbable que ce soit, quitté ce pouvoir qui vous fascine et vous subjugue tout autant ? À quoi sert le pouvoir si ce n’est pour agir positivement sur la vie des gens ? 54 ans dans les plus hautes sphères de l’État, depuis 1962, dont presque 34 comme détenteur du magistère suprême, il faut le faire ! Mais il faut surtout présenter un bilan ! Avant que vous ne cédiez aux sirènes de l’anticipation ou de la précipitation de la prochaine élection présidentielle, qu’avez-vous fait de vos précédents mandats ? Pourquoi fixer le mandat à sept ans quand on n’est même pas capable de le finir ? Combien de fois avez-vous rendu visite à vos compatriotes en 34 ans de règne ? Quelles connaissances avez-vous de leurs souffrances et de leur quotidien ? Les fiches de renseignements formatées dans le style télégraphique d’un paragraphe de 12 lignes,

parce que dit-on dans le sérail, le Président ne tourne pas la page, vous permettent-elles d’entrer dans le vécu de vos compatriotes ? Un Président, c’est fait uniquement pour rester orner les palais ?
Vos thuriféraires chantent vos louanges en reprenant vos discours toujours dans le registre du constat impersonnel. Comme si quelqu’un d’autre devait venir répondre aux interrogations que vous formulez, secouer l’inertie dont vous êtes l’incarnation ! Dites, en 34 ans de pouvoir, combien de fois avez-vous rencontré vos ministres ? Combien de fois avez-vous tenu de conseils ministériels en votre palais si doré, ces derniers temps transformés en casino de Las Vegas avec des fleurs importées de Chine ? Ah j’oubliais, vos conseils des ministres se tiennent toujours à l’aéroport, à l’aller comme au retour de vos brefs séjours privés prolongés à l’étranger ! Ils réunissent toute la République, en commençant par le Président du Sénat qui tient à peine debout, le Président de l’Assemblée aux salamalecs légendaires, le Président de la Cour Suprême au garde à vous ! Quelle belle image de séparation des pouvoirs et d’indépendance des institutions les plus éminentes ! Quant aux autres tout dépend de l’humeur du jour ou de l’image à donner aux caméras, celle d’un président théâtralement actif donnant des directives !
Pendant ce temps le pays se meurt dans l’indifférence et l’indolence ! Qu’il y ait des milliers de morts, de déplacés ou de réfugiés à l’Extrême-Nord du pays, cela n’émeut point, ils peuvent continuer à vivre leur calvaire tant que cela ne fera pas vaciller le trône ! Ils attendront la prochaine campagne anticipée ou précipitée pour être conviés à voter le candidat naturel perpétuel. D’ailleurs n’ont-ils pas organisé le fameux méga-meeting afin de supplier et implorer leur créateur de perpétuer son pouvoir et leur calvaire dans l’indignité et le mépris ? Leur région est la plus pauvre, elle manque de routes, d’hôpitaux, d’écoles, de tout… Qu’importe ! Eux-mêmes en implorent pour la continuation de ce si beau résultat des 34 ans de règne ! Qui d’autre devrait s’en plaindre à leur place ? Et c’est ainsi dans toute la République ! Tout peut manquer, la vie se résumer en crises, pénuries, insécurité, insalubrité et que sais-je encore, merveilleux bilan dont les auteurs ne demandent qu’à perpétuer !
Ne vous fiez pas aux slogans fabriqués dans les officines occidentales sur les visions, les ambitions, les réalisations et bientôt les réussites ou les inaugurations toujours plus grandes ! Regardez simplement l’état des routes qui mènent à vos domiciles, l’obscurité imposée à vos lampes, la sècheresse de vos robinets, l’accueil et les soins à vous prodigués dans nos hôpitaux ou la qualité de l’éducation donnée à nos enfants. On comprendra que l’avenir se prépare si bien qu’il fait grandir l’inquiétude ! Et pour qu’on en vienne à souhaiter la continuation de tout ceci, il faut vraiment être un sadomasochiste incurable !
Un président qui ne tourne pas la page, au propre comme au figuré, qui ne veut et ne sait pas le faire, ne peut être que l’incarnation de l’immobilisme et de l’incurie. Il a beau avoir des visions et des ambitions, il ne sera jamais là pour les transformer en réalisations et en réussites. Ses hagiographes se chargeront de les corrompre en chemin et de retarder leur concrétisation. Combien de mandats faudrait-il à un président pour achever ses chantiers ? La République est et demeure la chose de tout le monde et ne saurait devenir l’affaire d’un individu, d’une oligarchie ou d’une satrapie. Aimer son pays et son peuple, c’est avant tout reconnaître ses limites, le seuil de ses incompétences et par conséquent favoriser l’éclosion des autres, ceux-là qui feront en sorte que nos rêves nous survivent. Il ne faut jamais oublier qu’après les honneurs ou la célébrité, la déchéance ou l'oubli peuvent venir rapidement. Pour faire un tour chez les anciens, on disait  arx Tarpeia Capitoli proxima, il n’y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne. Faisons en sorte que nos œuvres nous survivent à travers nos continuateurs, sinon elles seront réduites en poussière avec nous-mêmes. On n’arrête pas la marche de l’histoire. Monsieur le Président apprenons enfin à tourner la page !
Par Ahmadou Sehou

Source: Germinal n°086.