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Ce que « Émerger en 2035 » veut dire

Ce que « Émerger en 2035 » veut dire

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Modestement défini, émerger c’est sortir la tête de l’eau. Le verbe irrigue le discours public contemporain et nourrit, par une sorte d'exaltation métaphysique, les fantasmes les plus insoupçonnés des populations. Il n’y a pas jusqu’aux hommes de science qui ne se soient saisis de la frénésie ambiante, exprimant à l’envi, par leurs doctes nuances sémantiques, la teneur indécise et la configuration dynamique de l'idée d'émergence, parfois référée à la « montée en puissance » des économies, tantôt assimilée au développement infrastructurel et industriel, aux « grandes réalisations », « grands chantiers », grands travaux et autres « projets structurants ».
Cependant, la banalisation du concept, la banalité de son usage et la fluctuation des projections, dont les échéances les plus optimistes émanent parfois de nations sans ressources apparentes ou celles dont les années d’instabilité politique ont multiplié les besoins de développement, incitent à penser que cette notion reste encore à définir.
Dans une interview du 02 Décembre 2013 parue dans le quotidien Cameroon Tribune, Monsieur Abaga Nchama Lucas, Gouverneur de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC), indique que « les niveaux de taux de croissance du PIB dans la zone [CEMAC] se situent entre 4 et 5% en moyenne ces cinq dernières années, ce qui n’est pas du tout suffisant pour atteindre nos objectifs d’émergence (…) Avec un taux de croissance de 4, voire 5%, nous ne pouvons pas aspirer à devenir des économies émergentes à l’horizon que nous nous sommes fixés ». Propos confirmés dans le même journal par Alamine Ousmane Mey, ministre camerounais des Finances : Avec 4,8%, dit-il, « nous sommes largement au-dessus de ce que certains pays sont en train de réaliser. Mais, pour aller plus vite et loin, il faut accélérer cette croissance ». Idem pour Raul Mateus Paula, chef de la Délégation de l’Union Européenne au Cameroun, qui, dans une interview accordée au Quotidien de l’Économie, affirme qu’il est « très important que la croissance économique qui tourne autour de 5% ou un peu moins, puisse s’améliorer ». Il n’y a pas jusqu’au Président de la République qui ne s’en soit fait l’écho, le 31 Décembre 2013, dans un questionnement saisissant de lucidité : « Il semble […] que nos efforts, aussi louables soient-ils, ne suffiront pas, à leur rythme actuel, pour que le Cameroun devienne un pays émergent en 2035 » […] « Serions-nous incapables de faire ce que d’autres pays comparables au nôtre ont fait ou sont en train de faire ? » […] « Notre pays connaît la paix et la stabilité. Alors que nous manque-t-il ? »
Nous n’en savons pas plus que d’autres, mais nous avons la faiblesse de penser que les chiffres, dans ce domaine, ne nous aident pas beaucoup.

Le contraste de la logique arithmétique
Dans la terminologie des économistes, sont considérés comme émergents les pays sous-développés qui présentent un taux de croissance en nette progression, parfois supérieur à celui des nations dites développées, et qui, s’insérant dans le commerce mondial, offrent des marchés dynamiques, caractérisés par l’augmentation de la demande intérieure. Le statut de « pays émergents » correspondrait donc, non à un stade terminal, mais à une étape au cours de laquelle le niveau de développement d’un pays, par rapport à ceux du groupe auquel il appartenait quelque temps plus tôt, a considérablement progressé et, qu’offrant désormais de meilleures conditions d’attractivité, celui-ci pourrait bénéficier, pour soutenir sa croissance, de capitaux extérieurs privés et de la demande mondiale.
Cette construction théorique correspond aux « BRICS », c’est-à-dire le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, pays qui connaissent un taux de croissance fortement et rapidement évolutif. Il convient cependant de relever que de nombreux pays dont les taux de croissance sont parmi les plus élevés au monde, à l’instar des minuscules Etats pétroliers du golfe persique, ne sont pas comptés parmi les pays émergents. Intuitivement, on pourrait penser qu’il leur manquerait l’étendue et la densité, puisqu’il est constant que les BRICS se caractérisent par leur gigantisme, leur continentalité et leur (sur)population. Ici encore, comparaison n’est pas raison, puisque de nombreux Etats, pourtant considérés comme développés, ne présentent aucunement ces caractéristiques spatiales et démographiques, de même que de vastes pays comme le Nigéria, l’Algérie ou la RDC ne figurent pas sur toutes les « listes » des pays émergents.
En fait de listes, celles-ci varient selon les dates, les institutions ou les auteurs et, à cause des si grandes différences qu’offrent les pays retenus, il n’est pas aisé de donner de l’émergence une définition « en compréhension », opératoire ou consensuelle, qui déclinerait l’ensemble de ses attributs. Non seulement, l’on ne peut se satisfaire des formules aussi générales que « taux de croissance en nette progression », « importantes opportunités d’affaires », « marchés dynamiques », « meilleures conditions d’attractivité », « pays à fort potentiel », pour ne citer que celles-là, mais aussi, le fait que des pays figurent sur une liste et pas sur une autre en rajoute à la confusion et indique que les critères d’émergence ne sont ni forcément cumulatifs, ni limitatifs.
L'on peut considérer, en se fondant sur les diverses listes, que, pour un pays, l’émergence fait référence au saut quantitatif qui le rendrait visible, à trois niveaux au-moins :
D’abord, les pays qui, ayant intégré les composantes économiques des pays développés, connaissent une croissance supérieure à ceux-ci, mais présentent un revenu par habitant inférieur à celui des pays riches. C’est ce dernier aspect qui n’en fait pas des pays « développés ».
Ensuite, des pays qui, bien qu’ayant intégré les composantes économiques des pays développés, connaissent une croissance inférieure à ceux-ci ainsi qu’un revenu par habitant inférieur à celui des pays riches
Enfin, des pays que l’on pourrait qualifier de pré-émergents, ceux qui ont engagé des réformes, disposent d’une vision, mais ne sont pas encore compétitifs au plan du PIB ou de la sophistication du système juridique et financier. C’est le propre de la plupart des pays africains au sud du Sahara. Ceux-ci ont adopté des Documents stratégiques portant sur des échéances variables, mais les ressorts de leur croissance restent fragiles et leur richesse très inégalement répartie.
Cette disparité dans la critériologie de l’émergence résulte de la méthode usitée, qui est essentiellement quantitative. Or, l’approche statistique et comptable de l’émergence ne développe pas une rationalité globale, on pourrait dire systémique. Ramenée aux documents élaborés jusqu’ici, elle apparaît parfois comme une simple juxtaposition de données que le niveau actuel de l’information économique, très moyen, ne peut crédibiliser, certains documents se permettant encore de mentionner dans certains tableaux « ND » ou « AD » (qui signifient « non défini » ou « à définir »).
Ainsi, si l’on prend l’exemple de la planification de l’éducation, les divers documents continuent de renvoyer à l’amélioration de la « carte scolaire », en postulant que la réduction de la distance à parcourir pour atteindre une école passerait par la construction de nouvelles salles de classe. Or, une salle de classe ne se réduit pas aux quatre murs, ni aux tables-bancs. Pour la rendre efficiente, c’est-à-dire utile, il faudrait qu’elle fasse partie d’un « kit » qui inclurait les enseignants, leurs habitations, un forage d’eau, un groupe électrogène, des latrines, un centre de santé équipé et doté d’infirmiers, des plantations subventionnées, etc. En conséquence, un projet de construction de salles de classe doit être arrimé à la formation-recrutement des maîtres, à la disponibilité des commodités élémentaires, susceptibles de motiver les enseignants ou les candidats à cette fonction (logements d’astreinte, moyens de déplacement, etc), à la prise en charge médicale des élèves et enseignants et à toutes autres mesures rendant opérationnels ces agrégats. Comparer le nombre de salles de classe d’une période à celui d’une prochaine période ne renseigne pas clairement sur l’amélioration de la carte scolaire, car, il ne s’agit pas de savoir si les salles de classe existent, mais si elles sont fonctionnelles. Une approche contraire développe le sentiment de saupoudrage et la frustration des bénéficiaires, la plupart des équipements non connectés à d’autres projets se retrouvant dans la broussaille lorsqu’ils ne sont pas vandalisés au bout de quelques mois.
L’approche par les chiffres peine ainsi à traduire en langage social le phénomène de l’émergence. En effet, il existe une différence de perception entre la projection de la croissance à travers les agrégats économiques et la réalité quotidienne de la vie, l’ambition d’émergence n’ayant socialement de sens que lorsqu’elle induit une amélioration visible des conditions d’existence ou lorsque les instruments de mesure offrent de démontrer comment, par exemple, la production (de ceux qui auront reçu les subventions de l’Etat) va relever le pouvoir d’achat (de ceux qui n’en auront pas eues). Cela est d’autant plus important que, ainsi que nous l’avons souligné plus haut, le discours public a fini par donner à l’émergence une sonorité magique qu’il n’est pas aisé d’effacer.

L’importance du socle immatériel
Il est en conséquence clair que caractériser un pays émergent par les seuls éléments statistiques n’est pas suffisant, des critères comme l’espace, la population ou le PIB ne jouant un rôle qu’en association avec d’autres éléments, ce qui induit une liste de pays émergents aux caractéristiques disparates, les éléments sur lesquels se fondent les uns manquant à d'autres. Au saut quantitatif doit correspondre un saut qualitatif.
Il faut, pour bien comprendre nos réserves, partir de l’expérience des pays émergents actuels et de leur histoire, qui ne se réduisent pas à un entassement de pierres et de fer, mais repose sur un socle immatériel et structurel. Les pays actuellement considérés comme émergents sont des puissances économiques montantes, que l’on consulte à défaut de les craindre, où l’on investit, faute de pouvoir les « exploiter », bref des pays où la prospérité économique est devenue une ressource d'influence. Car, il n’est pas établi qu’un pays sous-développé deviendrait émergent, par enchantement, en recevant sur son sol tous les aéroports des Etats-Unis, tous les magasins français, toutes les autoroutes chinoises, toutes les usines allemandes, tous les buildings japonais ou toutes les cacaoyères brésiliennes. Un pays est un tout, c'est-à-dire un processus historique et une trajectoire socio-économique qui ne se résument pas aux seuls éléments de progrès matériel, mais, aussi, des réalités et comportements qui, sans être mesurables, sont porteuses de valeur ajoutée.
C’est dire que si « émerger en 2035 » ne peut faire abstraction des éléments de réalité, si l'émergence véhicule, presque naturellement, un sens statistique, puisqu'il s'agit d'une différence de statut positivement perçue, il reste que la plupart des attentes sont implicites et différentes selon les cibles. L'élément statistique et quantitatif ne peut donc s'émanciper de l'élément moral et immatériel qui, seul, donnerait un sens et fixerait un cadre à notre ambition.
Bien que simpliste, cette présentation reste conforme à l’histoire et la culture politiques des pays actuellement considérés comme émergents, lesquels ont mis l’accent sur le caractère poussif, progressiste, spécifique et attractif de leur image. C’est ce à quoi s’est attelé, par exemple, le président Nelson Mandela d’Afrique du Sud lorsque, convaincu que le retour de son pays dans le concert des nations ne pourrait se réaliser sur la base de la vengeance, donc de la domination raciale noire, a mis l’accent sur la diversité. Sans cette attractivité, l’Afrique du Sud pourrait ne pas être considérée comme un pays émergent, au sens économique strict. Son PIB n’est pas très évolutif, son industrie n’est pas particulièrement florissante et la pauvreté y est pesante. Mais, en se proposant comme modèle d’intégration sociale, en se vendant comme le pays de Mandela, elle a attiré à elle de nombreux investisseurs.
L’on pourrait en dire autant de l’Inde, le pays de Ghandi, ou de la Chine, celui de Mao, de Conficius ou de la grande muraille. Dans ces pays, la pauvreté n’est ni absente, ni résiduelle. Mais, la volonté de transformer le corps social et d’élaborer une certaine civilité patriotique y est réelle. Que cherchent, en effet, les entreprises occidentales qui s’installent en Chine, au Brésil ou en Afrique du Sud ? Sans doute, outre la disponibilité, la qualité et la discipline de la main d’œuvre, au delà d’un certain exotisme, l’on y recherche cette tension mentale vers le progrès que l'on trouve difficilement ailleurs. Cette mentalité poussive n'est pas innée, elle est socialement et politiquement construite. Il n'est pas inutile de rappeler que la devise du Brésil est : « Ordre et progrès ». Celle de la Chine : « Compter sur ses propres forces ». Et en Inde: « Seule la vérité triomphe ».
Si l'on objecte que la gestion d'un pays ne se réduit pas, pour les gouvernants, au rappel des préceptes philosophiques, l'on répondra, ainsi que nous l'avons dit supra, que la tension mentale vers le progrès que nous avons relevée dans le comportement des pays émergents actuels, et qui s’exprime par la croyance en la possibilité d'une vie meilleure, se développe et s'entretient. On voit par exemple, dans la construction de la citadinité moderne, qu'à chaque grande manifestation internationale les dirigeants chinois mettent un point d’honneur à stigmatiser, par le discours et l’image, des pratiques pouvant être considérées comme répulsives, en indiquant ce qu’il faut ou ce qu’il ne faut pas faire devant les étrangers. Ceux qui ont étudié la Chine d'il y a quelques années ou des pays comme la Corée du nord établiront facilement le lien entre le statut émergent actuel de ces pays et l’arrière-fond culturel que constituent les enseignements de leurs grands sages, lesquels, pour l’essentiel, portent sur la solidarité, l’engagement patriotique, le sens du devoir, la droiture, la probité, l’intégrité ou l'auto-construction que traduit la devise « compter sur ses propres forces ».
L’émergence d’un pays repose donc principalement sur son attractivité, laquelle ne se fonde pas exclusivement sur la consommation, les investissements et les exportations, mais, d'abord, sur une certaine idée de soi, elle-même fondée sur l’autonomie de sa trajectoire de développement. Ce qui fait d’un pays un univers attractif, c’est le fait de se proposer comme modèle, parfois par des choses simples, qui vont du comportement des policiers à la culture d’intégrité publique, de la discipline urbaine à la qualité des ressources humaines ou de la loi.
Parce que la société est avant tout un phénomène subordonné à un état de conscience, les efforts entrepris au plan économique en vue de l'ambition d'émergence ne devraient donc pas faire abstraction de la déconstruction et de la reconstruction des mentalités, aux plans social et politique. Il y aurait tant de choses à dire sur cette question. Evoquons la question de la compétence sur laquelle est revenue le président de la République le 31 décembre.
Le premier enseignement que suggère l'évolution des pays émergents actuels est que la tension mentale vers le progrès ne peut se développer et s'entretenir dans un système où les meilleurs ne sont pas toujours considérés comme tels. En conséquence, ceux qui exercent des responsabilités sont parfois conduits à se livrer au saupoudrage intellectuel, condamnés à rester évasifs ou usant de l’esquive de la délégation de pouvoir. Incapables de participer à la compétition des intelligences, compétition aujourd’hui internationale, nous n'aurions d’autre solution que de nous réfugier dans la mal-administration, c’est-à-dire, entre autres, dans l’inertie. Evidemment, il n’est pas question de responsabiliser tout le monde, un brillant étudiant en mathématiques n’étant pas nécessairement un bon manager, pas plus qu’un juriste compétent ne serait ipso facto un excellent administrateur.
L’on peut pointer un doigt accusateur sur les faiblesses du système éducatif. Car, si la généralisation de l’école est une réalité, l’extraversion du système, encore centré sur des enseignements généraux, ne permet pas toujours d’avoir de l’émergence une compréhension uniforme. La plupart des jeunes que l’on rencontre dans les universités étudient des disciplines d’apprentissage à l’échange et au marché. L’on pourrait en dire autant du développement exponentiel des écoles de football. Mais, l’on devrait s’interroger sur l’attrait qu’exercent ces options sur la jeunesse, captivée par le gain facile et l’aisance matérielle que semblent afficher les professionnels de ces filières. Pour développer l’esprit d'émergence, « l'esprit de Tombouctou » pour parler comme le Professeur Jean Tabi Manga, le système éducatif devrait valoriser les filières peu orientées vers le rêve et la luxure en s’appuyant sur des programmes et formations centrés sur l’effort et la production.
Le socle immatériel de l'émergence est également lié à la compréhension qu'ont les dirigeants de leur rôle, de la nation, de l'Etat et de la Patrie. Il est symptomatique de constater que peu de personnes commises à une tache publique se considèrent comme exerçant une charge, qu'elles n'en sont que des détenteurs conjoncturels. La prise en charge de l'ambition d'émergence impose pourtant aux responsables un engagement et un dévouement particuliers, ce qui est d'ailleurs l'approche adoptée par le gouvernement dans sa déclinaison de l'objectif d'émergence, notre pays, vu de 2035, étant présenté comme « émergent, démocratique et décentralisé », formule qui sous-entend au-moins deux choses:
- soit que l'émergence économique n'est pas une ambition autonome et qu'elle ne pourrait être atteinte dans un environnement non démocratique et centralisé ;
- soit que l'émergence économique est mise au même niveau que l'idéal démocratique et la vertu décentralisatrice et que chacun de ces piliers est une ambition autonome, bien que soumise à la même échéance.
Dans tous les cas, et de quelque bout que l'on la prenne, cette formule semble lier l'émergence économique au développement politique et social. Or, outre la compétence dont nous avons parlé ci-dessus, la prise en charge de l'ambition d'émergence impose aux responsables publics, que ceux-ci soient élus, nommés ou cooptés, qu'ils se considèrent comme exerçant une fonction de représentation et, en conséquence, sont comptables de leurs actes, ce qui n’est pas souvent enseigné.

Le temps de la patrie
L’on a, en effet, suivant en cela Jean Jacques Rousseau, admis que la loi est l’expression de la volonté générale. Mais, l’on a surtout, insidieusement, en valorisant l’idée selon laquelle les seuls représentants du peuple seraient les parlementaires, fait croire aux membres de l’Exécutif et du Pouvoir judiciaire que n’étant pas des représentants du peuple, ils n’auraient aucun compte à lui rendre. Cela est infondé, puisque les premiers, qui se réclament de la légitimité populaire, disposent dans certains pays du droit de véto et dans d’autres, comme le nôtre, d’un certain monopole de l’initiative des lois. Quant aux seconds, non seulement ils participent, par leur interprétation de la loi, à la formulation de la volonté générale, mais, bien plus, ils rendent leurs jugements « au nom du peuple camerounais », ainsi que l’a fort opportunément rappelé Monsieur Alexis Dipanda Mouelle, Président de la Cour suprême du Cameroun, le 28 février 2008 à l’occasion de la rentrée solennelle de cette institution : « la justice est rendue au nom du peuple camerounais. Les acteurs de ce service […] doivent par conséquent veiller à mériter la confiance de ce peuple ». (La représentation n'est pas toujours liée à la responsabilité, c'est-à-dire à la sanction, elle peut conserver un caractère moral).
Il ne s’agit pas d’une simple construction théorique. Au plan constitutionnel, la souveraineté nationale est bien exercée (avec les parlementaires) par le Président de la République, autorité et représentant de l’Etat. S’agissant du Gouvernement, celui-ci est bien l’émanation d’une majorité (parlementaire ou présidentielle selon les cas). On pourrait en dire autant de l’essentiel des responsables publics, nommés sur la base d’une politique approuvée par le peuple et que met en œuvre, à travers eux, l’élu de la nation, de la région ou de la commune.
Vu de cette manière, l’on pourrait relativiser l’intérêt des formules du genre « créateur » et « créatures » par lesquelles certains responsables, mis à l’étrier, reconnaîtraient humblement le coup de pouce de l’autorité de nomination. Même si ces formules de gratitude sont humainement valorisantes dans le milieu politique, généralement considéré comme parricide, il reste que la fonction est détachable de l’individu qui l’occupe et, pour ne prendre que ces exemples, un ministre, institution impersonnelle, un directeur général, un procureur de la république ou un sous-préfet, compétences statutairement définies, ne sont pas juridiquement « redevables » de l’autorité qui les a nommés, mais mettent en œuvre, chacun dans son secteur, la part de souveraineté que le peuple a confiée à celle-ci. Ils sont donc eux aussi, même de manière elliptique, comptables devant le peuple.
Il faut garder présent à l’esprit que, même si elle le pourrait intellectuellement et physiquement, l’autorité de nomination ne peut légalement exercer seule toutes les fonctions, pas plus qu’elle ne pourrait assumer les conséquences des actes posés par la « créature ». C’est ce qui peut expliquer le zeste d’indépendance que laissent transparaître certains responsables des pays occidentaux, qui, bien que soumis à la solidarité et à la hiérarchie gouvernementales, exercent sans frilosité particulière leurs attributions dans le souci de se rapprocher le plus possible de leur feuille de route.
C’est sans doute pour cela que le Président de la République lui-même, dans son discours d’investiture du 03 Novembre 2011, a cru devoir rappeler : « je m’engage, pour la part qui est la mienne », indiquant clairement, par cette posture, qui mêle humilité et lucidité, qu’en dépit de la responsabilité générale de la nation qui incombe au Chef de l’Etat, il revient à chacun de prendre ses responsabilités, à son niveau. Ce simple rappel de l’orthodoxie institutionnelle n’a pas vocation à remettre en cause les marques de déférence et d’allégeance. Hors de cette posture, le responsable public n’est pas « responsable » et vivre dans le stress de se voir démettre ad nutum apparaît, pour lui, comme le signal troublant d’une absence de sens du devoir et de l’Etat.
La responsabilité publique est donc une responsabilité morale et tout responsable public, à quelque niveau qu’il se trouve, doit être le premier à se comporter conformément aux valeurs qu’il préconise et se déterminer par la question : « pourquoi suis-je là ?».
Il est important que le constat d’«un peuple d’individualistes, plus préoccupés de réussite personnelle que d’intérêt général » soit établi au plus haut niveau. De ce point de vue, si l’on a coutume de dénoncer la malgouvernance, peut-être est-il temps de songer à critiquer la malcitoyance, ce dysfonctionnement de la citoyenneté qui se caractérise par une sorte de déficit dans l’exigence du droit d’être bien gouverné, une sorte d'incapacité à porter offensivement son statut de citoyen, une sorte d'attentisme qui amène à ne considérer sa citoyenneté qu'en exécution de ses devoirs envers l'Etat, non ceux envers la patrie. Si nous nous sommes donné un État, c’est pour qu’une instance supérieure à nos volontés individuelles fasse triompher ce qui est collectif. Ceci suppose que chacun d’entre nous s’identifie à son rôle de citoyen pour ne plus obéir qu’au référentiel commun que la Devise de notre pays a retenue sous le terme « patrie ».
Il était temps que ce troisième terme de notre Devise prît tout son sens et sa portée. Car, comment expliquer que malgré les admonestations de la plus haute autorité de l’Etat, bien que des personnalités publiques soient constamment en bute avec la justice et en dépit des dénonciations à répétition, l’on continue d’observer, pour parler comme Spinoza, une certaine « tendance de l’être à persévérer dans son être » qui peut donner à penser que l’inconduite managériale et la déviance publique seraient une fatalité pour le Cameroun ?
Nous avons tort de ne pas assez insister sur le fondement moral de la citoyenneté et sur la nécessaire concomitance entre patriotisme et progrès économique. Comme la Chine, avec sa Devise « compter sur ses propres forces », le Cameroun devrait faire de l’amour de la patrie un réel programme de gouvernement. Il est dommage que l’« émergence en 2035 » soit réduite au béton et au bitume. L'univers des « réalisations immatérielles » existe. Ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas comptables qu’elles ne doivent pas être pensées.
Christian Limbouye Yem
Administrateur civil principal en service au Ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du Territoire
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