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Livres L’engagement socio-historico-politique de Ferdinand Leopold Oyono revisité au prisme de son œuvre romanesque

L’engagement socio-historico-politique de Ferdinand Leopold Oyono revisité au prisme de son œuvre romanesque

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Index de l'article
L’engagement socio-historico-politique de Ferdinand Leopold Oyono revisité au prisme de son œuvre romanesque
Les bonnes feuilles: Une lecture en filigrane de Ferdinand Oyono,« Homme Mûr »
Toutes les pages

Hilaire sikounmo, l’auteur de cette démarche, a trouvé à son dernier essai de critique littéraire(1) un titre a priori ambigu, à la Cheikh Hamidou Kane(2); ou tout simplement dialectique, assez convenable pour pouvoir servir comme sujet de dissertation classique, avec sa fameuse problématique-thèse-antithèse-synthèse. Du Défaitisme dans l’œuvre de Ferdinand Oyono : tare ou philosophie ?  
Réalité ou fiction, de la part du nouvelliste camerounais ? Est-il, au bout du compte, question d’une ruse de guerre psycho-diplomatique dans son engagement littéraire de jeune étudiant en situation de colonisé contre les outrances assassines de l’entreprise coloniale française, l’une des plus indécrottables qui soient au monde – à travers le temps et l’espace ?
Autrement dit, s’il y a un peu partout absence de perspectives, démission, couardise, complaisance dans la veulerie, le laisser-faire, comme traits dominants des personnages qui frétillent  dans l’univers oyonesque, cela relève-t-il directement des événements socio-historiques en cours en Afrique dite francophone, au Cameroun plus précisément, son pays d’origine, des années 1950 ? par ailleurs décennie de la conception, rédaction et publication de sa trilogie(3).
Il se peut agir aussi d’un choix délibéré de ses narrateurs d’esquiver la bouillonnante réalité camerounaise de l’époque, pourtant l’une des plus interpellatrices ; d’y tourner le dos ou de tendre à la masquer en quelque sorte. Pour servir quels intérêts ? A moins que ce ne soit en toute naïveté. Paraît néanmoins peu admissible, celle d’un étudiant camerounais, parti en Europe déjà à l’âge de la raison, vingt-et-un ans ; pour « évoluer » en compagnie des Mongo Beti, David Diop, Francesco Ndinsouna, Cheikh Anta Diop, et autres militants chevronnés de l’anticolonialisme.
Il serait plutôt question, chez le romancier diplomate, alors encore en herbe, d’une préférence marquée pour le pan quelque peu résiduel de la vérité historique à illustrer, à monter en épingle, à faire de préférence passer à la mémoire collective : la réalité tout aussi historique des collabos indigènes sans doute inconscients de la gravité des enjeux, crédules probablement.
Sauf s’il ne fut au fond question que de petits calculateurs-défenseurs nègres de la situation coloniale ; une atmosphère de contestation qui était déjà éruptive au Cameroun de cette période-là – pour au moins deux décennies, sans interruption significative. 1984, 1991, 2008 sont les derniers jalons du phénomène avéré des plus récurrents. Peut-être jusqu’à la fin de la mainmise étrangère.
Les soubresauts des années 50 relevaient principalement du fait d’une soldatesque française sortie éreintée de la Seconde Guerre, humiliée au Viêt-Nam, bousculée en Algérie (comme jadis à Haïti de Toussaint Louverture), et en retraite sourdement revancharde au pays de Um Nyobe, pourtant sous tutelle des Nattions Unies. Une ONU qui n’attendra pas très longtemps – juste cinquante années d’une recolonisation à peine masquée - pour confirmer, comme on sait, sa congénitale et grandissante duplicité avec les deux Puissances les plus remuantes de son Conseil de Sécurité : au Rwanda, au Zaïre, en Côte-d’Ivoire, en Lybie, etc.
Presque rien de tout cela, de ce début de massacres en coulisses des populations camerounaises, en parallèles à de sordides manœuvres d’émasculation collective à long terme - pas un traître mot, une image ou une allusion significative - n’est mentionné dans l’œuvre du romancier, pour être en mesure de rappeler à la mémoire du lecteur des rudiments de la Crise camerounaise, quelques reflets de la résistance multidimensionnelle d’un peuple cependant résolument debout, pour désespérément tenter de faire mentir le Destin.
Monsieur Sikounmo a rapproché le témoignage de l’écrivain diplomate de ceux de nombre de ses homologues et contemporains, pour établir tantôt des similitudes presque convergentes (Aké Loba comme Camara Laye, L. S. Senghor, …) ou de saisissants contrastes (Mongo Beti, Sembène Ousmane, Chinua Achebe, Roger Dorsinville, Jacques Roumain, …) sur le même contexte colonial français à travers le Continent Noir et ailleurs dans le monde.
A chacun de défendre de sa plume tranchante ou émoussée, plus ou moins ouvertement sa vérité, une cause, individuelle ou de groupe, dignement populaire ; pour se servir personnellement en douce ou prendre des risques considérables, se sacrifier carrément à plus ou moins long terme à la sollicitation pressante d’un lendemain espéré moins dramatique pour son peuple continuellement martyr. Des témoignages d’historiens - camerounais en l’occurrence - vont pareillement dans ce sens, à l’instar de l’abbé Thomas Kethoua (4)et du R. P. Engelberg Mveng(5).
S’il y a finalement tendance réciproque au démenti entre la fiction oyonesque et la vérité socio-historique au Cameroun et en Afrique, il y a également quelque part une coïncidence marquante entre le louvoiement artistique parfois caractériel de ses narrateurs comédiens des années 50 et une certaine indifférence, le silence passablement éloquent de l’auteur puis du diplomate, et plus tard du politique sur des événements historiques décisifs, le concernant cependant au premier chef.
Comme la guerre avortée de libération nationale dans son pays natal, le calvaire de Lumumba et du Panafricanisme au Congo dès 1960, la crise économique, des Institutions, de la solidarité citoyenne comme de la gouvernance sous le Renouveau du Président Biya. On continue de chercher en vain l’intellectuel Oyono homme de grande culture (classique), à la lumière des actions publiques (et de coulisses surtout) de l’écrivain diplomate, du ministre-vice-roi.
Monsieur Sikounmo prétend détenir la clé de la controverse. A découvrir et à apprécier, à tête franchement reposée, dans son captivant essai qu’il a commis chez Edilivre, cette année même. Il s’agit d’une réécriture adaptée de son mémoire du Diplôme d’Etudes Supérieures soutenu dans un contexte kafkaïen - il y a exactement quarante années de cela - à l’Université Fédérale du Cameroun, Fondation Française.  
Ikemefuna Oliseh

Repères
Titre de l’ouvrage : Du Défaitisme dans l’œuvre de Ferdinand Oyono : Tare ou philosophie ?, Paris, Edilivre,  2012.
Editeur : Edilivre
Collection : collection universitaire
Genre : essai
Nombre de pages : 153
Date d’édition : le 31 juillet 2012
Prix : 25 euros
Point de vente : les librairies Edilivre et celles de ses associés et correspondants
Nom de l’auteur : Hilaire Sikounmo
Nationalité : camerounaise
Profession : enseignant
Charge : écrivain

Du même auteur
- Sur les Traces d’une vie en demi-teinte. Œuvre-mémoire d’un enseignant camerounais, Edilivre, Paris, 2012, récit
- Au Poteau, L’Harmattan, Paris, 2010, roman.
- Afrique aux épines, L’Harmattan, Paris, 2010, nouvelles
- Débris de rêves. Pensées à la carte, L’Harmattan, Paris, 2010, essai.
- Ousmane Sembène, écrivain populaire, L’Harmattan, Paris, 2010, essai.
- Jeunesse et éducation en Afrique noire, L’Harmattan, Paris, 1995, essai.
- L’Ecole du sous-développement. Gros plan sur l’enseignement secondaire en Afrique, L’Harmattan, Paris, 1992, essai.
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Les bonnes feuilles: Une lecture en filigrane de Ferdinand Oyono,« Homme Mûr »

(Avant-propos à l’édition)
Je revisite aujourd’hui ce travail fait, il y a une quarantaine d’années, sur Ferdinand Oyono et son œuvre romanesque. Au point de vue informations sur l’évolution de sa vie, sa maturation intellectuelle et humaine, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis lors ; il y a assurément de nombreux paramètres nouveaux à prendre en considération. Le onzième et dernier chapitre, d’une douzaine de pages, a été ajouté pour recueillir l’essentiel de ces rallonges : « Le Diplomate et l’homme politique ». De même que le quatrième (8p. environ) – « La Symbolique du défaitisme » - prolonge en faisceaux l’analyse des principaux indices de l’incrustation du phénomène dans le subconscient collectif.
Il permet de vérifier si le « défaitisme » et la vision apparentée du monde, relevés chez les protagonistes du romancier et leurs proches sont plus franchement devenus des aspects majeurs de la personnalité de l’écrivain camerounais ; à travers des monceaux sédimentaires de sa conduite sociale, de grand commis de l’Etat comme d’un froid manœuvrier de la politique nationale ainsi que de la diplomatie camerounaise.
Il y a lieu aussi d’évoquer, au passage, un certain fatalisme de l’échec final consubstantiel à la violence coloniale, envisagée dès l’origine pour se perpétuer à jamais – l’endormissement anesthésique du christianisme intégriste, de l’Assimilation Culturelle, d’une roublardise sociopolitique spécifique, s’étant révélés, à l’expérience, de plus en plus insuffisants pour parachever la déjà multiséculaire Pacification de l’Empire.
Même après l’octroi perfide d’une Indépendance des plus frelatées, tout le temps essoufflée, anémiée par une diplomatie hexagonale d’apparence constamment mutante, mais avérée de tout temps d’encerclement, d’émasculation progressive des peuples négro-africains. Cette tendance à la criminalisation souterraine - toujours verbalement enjolivée, de l’âme damnée des relations Nord Sud  - se fait aujourd’hui appeler d’un doux euphémisme, la Françafrique, après ceux tout aussi ensorcelants d’Alliance ou de Communauté franco-africaines.
Comme la soif inextinguible de liberté constitue l’indispensable boussole de tout peuple trop anciennement dominé, à la dynamique culturelle non encore totalement broyée, la bien feutrée férocité néocoloniale en cours a nécessairement une fin plus ou moins proche – même à partir du jour où il faudra que la libération commune des peuples (africains et français) concomitamment floués passe par l’indispensable assainissement des mœurs politiques à la Métropole.
Ce fut d’ailleurs le cas, historique des temps modernes, du Portugal et de ses colonies d’Afrique en 1974. L’implacable logique de la dialectique du maître et de l’esclave ! Ils se noient ou parviennent ensemble, main dans la main, au bon port d’une véritable communauté de leurs intérêts, conjugués à l’aune d’une mondialisation humanitaire des peuples.
Le recours aux napalms et aux missiles en Côte-d’Ivoire puis en Libye, peut-être bientôt en Syrie et ailleurs dans de « scandaleux » réservoirs de matières premières industrielles ou à des nœuds stratégiques relativement peu armés, ne constitue que de vaines gesticulations (bien que des plus cyniquement meurtrières) pour se hasarder à contrebalancer la loi de série par celle d’airain. Parce que tous les empires issus de la force des armes à feu de l’Histoire ont pris fin, connu un terme passablement précipité, du fait surtout de leurs contradictions internes, de l’inhumanité de leur conception, de leurs mœurs et pratiques contre nature, au quotidien.
Ce travail de recherche est plus librement effectué ou configuré aujourd’hui, loin de tout académisme à l’eau de rose idéologique qui m’avait amené autrefois à devoir produire une seconde version édulcorée de mon mémoire de Diplôme d’Etudes Supérieures, pour espérer conforter mes chances de pouvoir obtenir, trois mois plus tard, le diplôme convoité, et retrouver l’harmonie relationnelle avec des encadreurs pédagogiques jusque-là très estimés.
A la critique universitaire de savoir un jour  comment nous départager : deux membres du Jury – les Professeurs Joseph Awouma et Joseph Ngoue, aussi méconnaissables dans leur argumentaire ce jour-là que s’ils avaient eu des atomes crochus avec le grand diplomate écrivain - d’un côté, et de l’autre mon Tuteur le Professeur Thomas Melone, son bras droit Louis-Marie Ongoum et moi.    
Par maints endroits, le style de l’ouvrage a été retouché, dans l’optique de redresser d’éventuelles faiblesses ou lourdeurs passées inaperçues au regard de l’étudiant de l’année de maîtrise que j’étais en 1972. Des paragraphes successifs ont été refondus, de quoi éviter des redites ou exprimer moins banalement certaines idées thèmes, ou encore pour présenter avec plus d’éclat quelques notions - par des raccourcis stylistiques dont je ne disposais pas pleinement à l’époque.  
Dans l’ensemble, le texte a été réécrit à près de 75% - à travers des modifications (phrases, paragraphes, têtes de chapitres, titres de la 1ère et de la 3e parties), des suppressions et des additions, par le biais d’un effort de reformulation aussi, notamment au niveau des passages de réflexion conceptuelle, d’analyse psychologique ou de prospective.
H. S.
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En plein dans le petit ventre mou de l’œuvre romanesque de Ferdinand Oyono
(Avant-propos à l’écriture)
C’est la seconde fois que nous soumettons ce travail à l’appréciation du Jury. Cette édition diffère de la première  sur un certain nombre de points : la notice biographique a été substantiellement enrichie grâce aux cours du Professeur Joseph Awouma sur la vie de F. Oyono, leçons recueillies par Monsieur Tamfack Thomas. Ces mêmes sources nous ont permis de remplacer le chapitre VIII intitulé « Le Poids de la tradition » par « La Tradition et ses métamorphoses », qui est en quelque sorte un bref aperçu des entorses subies par les mœurs africaines, bulu plus précisément, sous la multi facette férule coloniale.
Forts de nouvelles informations, ainsi que des observations faites au cours de la première soutenance par le Jury, nous avons pu nuancer certaines affirmations d’ethnologues sur les sociétés traditionnelles fang. Il semble que la plupart du temps, ces grands voyageurs de l’information culturelle « archaïque » n’aient pas pu fouiller jusqu’au tréfonds des structures sociétales étudiées.
De même que la formulation de leurs découvertes a dû rester en deçà de leur juste conscience des réalités considérées, se contentant d’une vue approximative, partielle et par trop globalisante du milieu « primitif » à faire connaître à un public européen qui a ses fantasmes, ses préjugés, de lourds handicaps psychologiques, de vieilles convictions séculaires, à l’origine même de la croisade coloniale.
Il aurait fallu que nous confrontions leurs écrits à l’ondoyante et complexe réalité spécifique fang. Malheureusement, nous devons avouer notre actuelle incapacité à effectuer des recherches de ce genre-là sur le terrain, ne disposant ni du temps nécessaire ni des moyens financiers subséquents, comme n’ayant pas reçu la formation pointue appropriée.  
C’est ce qui explique que nous continuions à prendre appui, dans une certaine mesure, sur des assertions d’anthropologues, quitte à les recouper à la lumière de quelques informations récentes – elles aussi fragmentaires, malheureusement – recueillies au cours de nos descentes en bibliothèques si ce n’est au hasard de quelques échanges entre apprentis chercheurs. L’idéal de la rigueur scientifique au service d’une libération efficiente de la recherche fondamentale africaniste aurait été pour nous de pouvoir nous rapprocher de la démarche radicale de Ahmed Nara, jeune ethnologue zaïrois, doctorant ayant pris un sujet sur une tribu de son pays.
« J’aimerais, dit-il, repartir de zéro, reconstruire du tout au tout l’univers de ces peuples : décoloniser les connaissances établies sur eux, remettre à jour des généalogies nouvelles, plus crédibles et pouvoir avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire. .»(6)  En fervent disciple probable de Cheikh Anta Diop de Nations nègres et cultures (7).
Toutes ces considérations ont imprimé à notre travail une nouvelle dimension dont l’allure est assez fidèlement reflétée dans la conclusion, qui a été en grande partie modifiée.
 H. S.

Chapitre IV
La symbolique du défaitisme
La fascination de la forfaiture, quand elle perdure, finit par acquérir une dimension psychologique permanente et se révèle pratiquement irréductible. Le sujet ainsi affecté en a rarement conscience, ne prête que peu d’attention aux images brouillées y afférentes, émanation de son subconscient. L’univers romanesque de F. Oyono fourmille de ces situations à l’ambiguïté globalement significative.
La famille africaine se trouve chez lui en menus lambeaux, beaucoup plus minée qu’ailleurs sous la colonisation européenne de l’Afrique. Comme vestige humain d’une société en perdition d’apparence irréversible. Dans la vision nègre de l’existence, la toute première puissance qui vaille la peine d’être constamment consolidée est démographique – que ce soit celle de la famille de base ou de l’énergie vitale à redynamiser le plus souvent possible, à l’échelle de la communauté ethnique. Pour des raisons de sécurité multidimensionnelle, de prestige, religieuse, en quête d’éternité humainement possible, par un effort soutenu de perpétuation biologique de la lignée, de la race comme du genre humain, dans le temps et dans l’espace.
Quelques clichés oyonesques sur les dimensions on ne peut plus élastiques de la famille nègre. « Il est mon beau-frère par mon beau-frère (parce qu’il est de la tribu du beau-frère de Meka) » (N, p.34), explique l’auteur en note de bas de page. « Essomba était le neveu de l’arrière-grand-oncle de Meka […] Les Essomba comme les Engamba étaient venus quand ils apprirent que Meka allait recevoir une médaille. Interminablement Meka serra les mains qu’on lui tendait dans l’obscurité. Il y avait tous les cousins et les cousines. Il y en avait qu’il n’avait pas vus depuis dix ans. Ils étaient là avec leurs enfants. Tous ceux qui se rattachaient à Kelara de près ou de loin étaient aussi là. Il y avait par exemple une vieille femme dont Kelara avait oublié le nom et dont elle ne se souvint même pas quand elle le lui rappela, en racontant qu’elle avait soigné un jour la mère de Kelara, morte bien avant la Première Guerre Mondiale. » (N, p.94-95)
A ne pas perdre de vue l’élargissement possible, habituel de la famille par les liens du mariage ou par un quelconque service rendu dans des conditions d’exception. Procréer est la meilleure façon individuelle et collective de lutter raisonnablement contre la fatalité de la mort, de reculer indéfiniment l’échéance de la fin du monde pour le genre humain, relevant ainsi le défi majeur du destin collectif à l’échelle de la Planète. Sur ce plan la société africaine, telle que perçue par F. Oyono, s’est depuis longtemps laissée vaincre, aliéner.
Elle se trouve en miettes parcellaires, hantées d’individus esseulés, prisonniers enchantés d’un égoïsme tentaculaire ; la cellule  familiale à l’européenne sert ici de modèle attrayant pour les ambitieux de la toute nouvelle mobilité sociale. Dorénavant, la famille se limite, sauf exception rarissime, au couple homme-femme, ordinairement sans enfants vivants tels que chez les Meka, Engamba, Essomba, les Moreau, les Salvain, le Commandant de Doum et son épouse, etc.
Toundi et Aki ont eu envie de tuer leur père. Celui-là est précocement devenu orphelin complet, et ne s’est pas déplacé pour l’inhumation de ses géniteurs – même s’il n’a jamais rien eu à reprocher à sa mère. On tombe ensuite sur des vieillards célibataires sans enfants : Ignace Obédé, Paul Nti, Mbogsi, sans oublier les prêtres catholiques. Aucun Européen de Doum ou de Dangan n’a procréé. Tous semblent « fonctionner » aux préservatifs – à moins que la stérilité biologique collective ne relève d’un choix symbolique du narrateur. Dans Chemin d’Europe, la fille unique de M. Gruchet est un monstre de caprices, et évolue dans un cadre familial dévitalisant.
En milieu autochtone, la polygamie relève d’un passé lointain. Elle n’est plus prudemment perpétrée que dans quelques villages très éloignés de brousse comme celui de Nkolo Mendo, qui s’apprête, lui, à « briser les pattes de l’antilope pour la sixième fois. » (N, p.56). Même quand l’écrivain doit évoquer au passage un souvenir de polygame, c’est avec un évident dédain d’homme « civilisé ».
Engamba, lorsqu’il disposait encore de son « village de femmes », avant l’irruption du christianisme à Zourian, n’était pas un être de nos jours enviable. Il « passait des journées dans la case à palabre, assis entre les jambes de l’une de ses femmes, en discutant des mille choses dont est faite la vie d’un polygame africain. C’était une vie facile, oisive, où il était le grand bénéficiaire de l’émulation qui opposait ses femmes. » (N, p.55)
Le colon et ses « bons Nègres à leur bon maître » (A. Césaire) qualifient de péché mortel tout détail mal connu de la loi locale de circulation des femmes, principalement le grand écart d’âge entre les époux, ainsi qu’une opportunité émotionnelle de l’hospitalité africaine quand un riche polygame accueille le plus chaleureusement possible un vis-à-vis, ou tout autre hôte de marque. « Ils commettent toute sorte de péchés ; ils prennent pour épouses de jeunes petites filles. Ils commettent l’adultère et s’échangent des femmes entre amis.(8)»
La maternité est bridée, implicitement condamnée, sous la plume de Oyono : les mères « pondeuses » n’existent pas, aussi loin que l’on puisse remonter dans les souvenirs des vieillards. Les enfants de Meka tant pleurés par leur mère, perdus à la guerre chez les Blancs, n’étaient que deux. Il n’en a plus eu d’autres. Et semble ne pas regretter grand-chose. Même quand on évoque le harem des Grands Meka, rien n’est mentionné de la foule d’enfants normalement subséquente.
Comme si seul le versant sexuel de la grande polygamie devait compter, de quoi mieux faire prévaloir le côté « bestial » de l’institution ancestrale africaine. Au passage l’histoire littéraire francophone reste bouche cousue, dans le monde moderne, sur le bien connu Parc aux Cerfs de Louis XVI, les légendaires débordements sexuels du Roi Soleil (Madame de Montespan, Madame de Maintenon, …) autant que sur la Rue des Demoiselles, haut lieu d’une sorte de mini sérails à la permanente disposition des anciens maîtres de Toulouse.
Ce furent quand même de grands chrétiens, tout ce beau monde, des catholiques distingués dont le plus vanté aujourd’hui était fier d’avoir révoqué l’Edit de Nantes, détruit l’abbaye de Port Royal (qui avait produit Jean Racine, Pascal, et autres sommités intellectuelles de l’Age d’Or de la littérature française), dans le vain espoir d’en finir une fois pour toutes avec le jansénisme : un seul Roi, un seul peuple, une seule religion aux dogmes uniques et éternellement immuables.
On ne trouve que de faibles traces d’enfants dans la société fictive, rêvée de F. Oyono. On n’y assiste pas à un mariage ; les fiançailles mêmes y sont chose inconnue. Bien sûr, en un éclair, le narrateur glisse sur « une foule de gamins nus qui criaient avec frénésie » (N, p.28) pour accueillir le Commandant Fouconi venu en voiture déposer Meka devant son domicile. Par la suite, jusqu’à la fin de l’œuvre, black-out total sur les moindres faits et gestes de ces êtres tout naturellement remuants.
En tout cas il n’y a pas de gosses comme personnages. Les « nombreux » enfants emmenés par leurs géniteurs dans la case du futur médaillé pour fêter entre parents la médaille historique, n’ont donné aucun signe de vie en deux jours de promiscuité relative, même pas dans la cour ni à travers champs, ces milieux d’ordinaire fascinants pour tous les gosses du monde, en quête d’espace libre où laisser pétiller leur trop-plein d’énergie.
Alors que c’est par des protagonistes du genre qu’un romancier visionnaire pourrait laisser entrevoir sa représentation de l’avenir, d’une société humaine, ou tout court du monde (9) ; notamment après deux Guerres Mondiales qui ont eu le mérite de rappeler à l’homme – entre autres graves avertissements - que la fin du monde, il la porte désormais dans son cœur plein d’égocentrisme haineux, sur sa conscience de forcené judéo-chrétien qui s’est depuis la nuit des temps projeté en diable dans les Saintes Ecritures, pour un monde de plus en plus infernal ; comme suite au traumatisme méconnu de l’esclavage des Nègres, puis de la colonisation du Continent Noir.
Si Oyono se permet de montrer dans toute son œuvre, à trois reprises, sur des tableaux successifs, une société disloquée, sans progéniture, donc sans espoir fondé de survie collective, il paraît plus ou moins convaincu qu’il n’y a plus rien comme valeurs culturelles spécifiques à sauvegarder. Un peu à la manière de ces sectes messianiques qui, dans leur stratégie du bord de l’abîme, arrêtent d’envoyer leurs derniers enfants à l’école républicaine, de se faire soigner dans les hôpitaux, limitent leurs activités essentielles à faire secrètement fortune pour leurs prophètes guides ; elles imposent aussi l’abstinence sexuelle en vue d’empêcher la naissance de nouveaux pécheurs, pour ne plus offrir d’occasions idoines de prospérer à la misère spirituelle.  
A moins que des formes appropriées de perversion sexuelle ne surgissent massivement de temps en temps, depuis Sodome et Gomorrhe, pour faire parvenir au même but : le dernier Déluge, en trombes d’eau atomique, probablement. N’oublions pas que Aki Barnabas a été chassé du Séminaire pour penchants homosexuels ; que la défense des droits (à la perversion) des homosexuels engloutit de nos jours des fortunes d’origines diverses en Occident.
Il se dit que ce fut aussi dans cette perspective que le catholicisme moyenâgeux avait prescrit le célibat des prêtres. Une institution de quasi gratuite mortification collective, en vaine décoration d’une moralité sacerdotale voulue plus crédible ; vertu heureusement plus affichée que respectée dans « l’Eglise qui est en Afrique », en attendant très probablement l’avènement d’une véritable inculturation en profondeur initiée d’en bas, parmi la foule continuellement montante des laïcs engagés, souverainement décomplexés.
Depuis lors continue de se perpétuer le cercle vicieux de la misère religieuse à l’échelle de la Planète, où une secte ne devient – n’est admise comme - religion qu’appuyée de sa puissance politico financière pour, par la suite, traiter dédaigneusement de sectateurs ses propres condisciples tant soit peu réformistes. Jusqu’à ce que les nouvelles Eglises ainsi snobées réunissent les moyens de parler d’égales à égale avec la Foi Universelle.
Nombre de jeunes adultes ont négligé de se laisser initier aux connaissances tenues secrètes de la cosmogonie ancestrale africaine. Ils ont préféré le baptême chrétien et assez docilement se laissent manipuler, le restant de leur vie, depuis le Vatican dans le vague espoir de pouvoir pêcher une place dans les vols charters qui vont évacuer au Ciel les derniers survivants de la très prochaine fin eschatologique du monde. Toundi n’a pas pu atteindre cette fatidique échéance, lui qui a vu en quelques jours sa vie arrachée par ses Patrons en rut débridé dans la petite ville coloniale de Dangan.
Le protagoniste de Une Vie de boy a connu une enfance en toile de fond perturbée, violentée. Du fait d’un père grossièrement sadique, pour qui un enfant issu de ses œuvres ne peut être qu’un banal objet de supplice à sa permanente disposition, manipulable à souhait, qu’il peut battre à loisir, quand il est quelque peu irrité. « Si tu fais encore un pas, je considérerai cela comme une injure et que tu peux coucher avec ta mère […] Pardonne-moi, Père ! suppliai-je, je ne le ferai plus…Tu dis toujours cela quand je commence à te battre. Mais aujourd’hui, je dois te battre jusqu’à ce que je ne sois plus en colère […] Je ne t’ai pas insulté et je ne peux pas coucher avec ma mère ni avec la tienne ! Et je ne veux plus être battu et c’est tout ! Tu oses me parler sur ce ton ! Une goutte de mon liquide  qui me parle ainsi ! Arrête-toi ou je te maudis ! » (B, p.16-17)
Même si les personnages de Oyono avaient une volonté manifeste de tenter quelque chose pour leur mieux-vivre, la plupart seraient également handicapés de déficiences physiques diverses – au-delà des contraintes inhérentes à leur condition d’assujettis résignés de la situation coloniale : Meka et ses proches ou voisins sont presque tous du troisième âge sans pouvoir souvent bénéficier d’un entretien approprié : ils ne mangent pas à leur faim. Aki a de sérieux problèmes de vue. Son père, en plus d’être âgé et acariâtre, est bossu. A ces principaux handicaps s’ajoutent le tabagisme, l’abus de l’alcool (à l’occasion), en mimétisme du comportement suicidaire de colons relativement incultes. Des fous du sexe, travers qu’ils attribuent aux Nègres, par goût de la dérision animalisante.
Le manque de personnalité est la carence la mieux partagée chez les personnages, toutes races, toutes conditions sociales confondues. Le Régisseur de prison, amant attitré de l’épouse du Commandant, tue Toundi Ondoua, le domestique de ce dernier, sur recommandation de l’Ingénieur agronome ; le Commandant et son épouse laissent assassiner le Négrillon, juste parce qu’il se trouvait, de par son métier d’employé de maison, en première loge comme témoin oculaire de leurs ébats immoraux, et de leur sourde inclination à la mesquinerie.
De même, Meka ne peut exprimer d’un regard soutenu sa colère (jusque-là rentrée) contre son « familier », le Père Vandermayer qu’il vient de découvrir aussi raciste que le Blanc ordinaire. Ses yeux ne laissent transparaître qu’en un éclair le reflet de sa déception, le temps que le « soutaneux » bégaye sa surprise devant ce début inattendu de « révolte ».
Le vieil homme mentalement asservi doit aussitôt inventer un lâche motif à sa nouvelle et éphémère attitude, pour laisser vite se rétablir les rapports de soumission docile avec son directeur de conscience. Pareillement, Engamba ne parvient à railler publiquement le parasitisme ravageur des gens de Doum que parce que sa prétention d’être allé jusqu’à la résidence du Commandant Fouconi, à la recherche de Meka porté disparu, est boudée par ses hôtes.
Le narrateur lui-même ne peut esquisser un portrait de femme sans laisser entrevoir si elle est encore sexuellement utilisable ou non. De toutes celles qui se sont violemment roulées par terre au retour à la maison d’un Meka sérieusement molesté, il n’y a que la femme d’Essomba dont le spectacle faisait se dilater la pupille des hommes. Mme Gruchet est gratifiée d’un commentaire plus explicite, « cette femme dont le corps aride n’avait pu retenir son mari épris des opulentes négresses » (E, p.51).
L’aliénation des comportements est générale. La gangrène du complexe d’Œdipe, d’origine grecque, s’étale. Il anime la personnalité des deux plus jeunes protagonistes de l’univers oyonesque, Aki et Toundi. Chez eux, la fonction sociale du père est des plus abjectes. L’auteur étant fils de divorcés, et ayant été très difficilement élevé par sa mère, n’a pas manqué de « contaminer » ses créatures, d’en faire de simples projections de son ego quelque part parricide.
C’est ainsi qu’il fait traîner par terre le vieil Engamba, emporté par son fougueux bouc Ebogo. L’inhumation du géniteur de Barnabas est outrancièrement caricaturée. Avec ce personnage, la haine aveugle du père tourne par moments au masochisme, « pendant [s]es sombres retours sur [lui]-même » (E, p.23). « J’étais ivre presque tous les soirs. » (E, p.52) A-t-on jamais rencontré être humain aussi acharné à se discréditer lui-même ?
«  Mon reflet émergeait de temps en temps d’une mare, me sautait à la gorge comme un chat sauvage : comment croire mienne cette tête brachycéphale qui semblait avoir mal reçu la poignée de cheveux que lui avait lancés un Bon Dieu farceur, dont les tempes et les joues étaient rentrées en elles-mêmes comme si on les avait tirées pour ne plus les relâcher de l’intérieur et dont les yeux hagards et sales brûlaient d’une flamme mauvaise comme s’ils eussent été les seuls orifices de l’enfer ? » (E, p.54)
Un syncrétisme religieux de mépris pour les valeurs africaines parcourt l’œuvre de F. Oyono. Il n’existe aucun mot de commentaire sur « la grosse dent de panthère que [Engamba] portait attachée à la taille » (N., p.64), et qu’un geste incontrôlé fait découvrir au lecteur. Un fétiche de quelque utilité objective, psychologique, ou simple trait de superstition primitive ? Le chemin de retour de Meka à la maison, après une nuit luciférienne de torture entre les mains de la police, semble prendre l’allure de celui de Damas pour Saint Paul. Tellement le repli sur les croyances païennes paraît spontané et susceptible de servir de point de départ à une salvatrice renaissance culturelle indigène.
Mais il n’en sera plus question, même en perspective, avant le dénouement de l’action romanesque. Sinon pour signifier que le protagoniste et ses congénères abandonnent toute idée de lutte, même de sauvegarde culturelle, en vue de ménager une porte de sortie aux générations futures. « Nous ne pouvons rien sur ce qui est fait, les Blancs sont toujours les Blancs …, dit Meka en jetant un regard attendri autour de lui. Peut-être qu’un jour … […] Je ne suis plus qu’un vieil homme … » (N, p.221) Ce qui reste de sa vie semble lui échapper complètement, sans l’inquiéter outre mesure : « Il n’est pas besoin de génie pour mourir ; il suffit de laisser faire le temps, la routine, les despotes.(10) »
L’allégorie du cercle de chaux où « le Vieux Nègre » va poireauter des heures durant sous un soleil caniculaire rappelle à souhait l’imposture de la politique coloniale française de l’Assimilation Culturelle, l’ancêtre très prolifique de l’Emigration Choisie, entre autres perfides euphémismes pour désigner des pièges dorés où on doit enfermer les élites africaines par leur ego, et les couper ainsi de l’accomplissement des plus vitales aspirations de leurs peuples.
L’« assimilé » « heureux élu » est donc arraché de son environnement humain, à destination du futuriste Paradis hexagonal. Mais il est arrêté « en si bon chemin », dans un inconfortable no man’s land, un cercle de chaux comme ailleurs une île lointaine (Haîti). L’inimaginable solitude autant climatique que raciale, que spirituelle, « entre deux mondes, oh ! mon Dieu ! que Tu fis totalement différents » (N, p.120), constate sur le tard Meka Laurent.
Il découle d’une patiente exploration des romans de notre humoriste un vaste tableau de regrettables incongruités, une vision d’ensemble tout à fait négative de l’humanité. Sans évidente intention d’y apporter le moindre correctif qui dure, d’esquisser un geste qui espère vraiment sauver l’homme de la dissolvante grisaille existentielle. Le lecteur vigilant, tant soit peu exigeant, aurait du mal à se trouver un modèle de conduite sociale ou d’une saine attitude intérieure dans l’univers irrespirable de F. Oyono.
Il n’y a donc presque rien de bon à vouloir préserver dans ce monde en décomposition sociohistorique avancée. Le défaitisme des personnages, celui de leur créateur fictif comme de l’auteur « en chair et en os » induit forcément le désespoir du lecteur, même celui au départ à situer parmi les plus ardemment humanistes.
Il faudrait peut-être que le Protectorat Français, hérité jadis de la si mal nommée Communauté Internationale, soit prolongé – sous une forme ou une autre - pour pouvoir imperceptiblement évoluer vers la Communauté Franco-africaine au cas où nos grandes malformations s’avèrent à la fois ataviques et irréductibles. Est-ce là la signification première, consciente que Oyono a voulu laisser transparaître de son œuvre ? L’ambivalence, l’ambiguïté même des images de fiction sont des constantes en littérature comme en philosophie. Il nous faut donc aller à la recherche d’une autre clé d’accès au cœur de l’univers oyonesque.  

Chapitre XI
Le diplomate et l’homme politique
Réussir ? Qu’appelez-vous réussir ? Etre avocat, ingénieur, médecin, ou pire : politicien ? Gagner de l’argent afin de pouvoir bien manger, avoir une auto et être membre d’un cercle. Mais de telles satisfactions exigent une inconscience animale.
Jacques Roumain (11)
L’esquisse biographique brossée à l’introduction montre F. Oyono, de l’enfance jusqu’à la fin de ses études supérieures ; au début et à la fin aussi – prématurée dirait-on - de sa si prometteuse carrière littéraire. Puis après, un assourdissant silence artistique de cinquante ans a eu le temps de déployer sa chape de plomb sur les attentes des nombreux lecteurs admirateurs. Espérances qui demeurent donc inassouvies, irréparablement.
Sauf si son exécuteur testamentaire dispose pour le moment de « quelque chose » à soumettre aux éditeurs afin de percer cette lancinante énigme, très souvent reléguée en arrière-plan, oubliée même sinon refoulée au profit du lustre des nombreux succès engrangés dans son attrayante fonction d’habile diplomate de haut rang, puis de Ministre Vice-Roi.
Il se peut pareillement que le douloureux mystère de l’interminable silence littéraire soit snobé de la grande stature, des décennies durant, du confident le plus écouté du Chef de l’Etat Paul Biya, « un domaine feutré où il détient certainement le record et des postes stratégiques et de longévité.(12) »   
1960-1961, Oyono occupe son premier poste d’importance comme Représentant Permanent du Cameroun au siège des Nations Unies. Au moment où Patrice Lumumba se trouve en ballottage très défavorable contre Joseph Kasavubu, bien que la Constitution semble accorder la prééminence au Premier Ministre sur le Président de la République du Congo Léopoldville.
En tout cas, c’est le MNC(13) , le Parti du grand martyr africain, qui avait gagné les élections générales ayant conduit à l’Indépendance. Et ce fut lui qui tint le fameux discours officiel en réponse au roi des Belges, généreux donateur de la Liberté à ses primitifs sujets tropicaux. Les  chancelleries de l’OTAN avaient eu le temps et pris soin d’infiltrer dangereusement la si jeune et forcément inexpérimentée classe politique indigène et de pirater le fonctionnement normal de l’ONU. Comme cinquante ans plus tard en Côte-d’ivoire ou en Libye. Le Suédois Dag Hammarskjöld, Secrétaire Général de l’Institution mondiale, qui n’entendait pas se prêter à l’éhontée manœuvre de sanglante récupération ne connut pas le bonheur actuel du Coréen Choï.
Le diplomate camerounais va prendre parti pour le Président congolais, c’est-à-dire en faveur du lynchage à mort du nationaliste panafricaniste, par la soldatesque mercenaire de Tshombé-Mobutu, avec de puissantes complicités nationales et occidentales que l’Histoire a retenues comme froides, cyniques dans la défense de leurs intérêts immédiats de domination et de pillage des « scandaleuses » richesses des nations africaines en gestation, prises au dépourvu.
Peut-on sincèrement, en toute honnêteté intellectuelle et citoyenne, pourfendre la colonisation dans des œuvres de fiction de grande célébrité, tout en servant d’appui décisif à une meurtrière et arrogante entreprise d’évidente et prompte reconquête néocoloniale, qui fait couler à flots du sang humain dans des contrées sans défense, saccagées de fond en comble ? Par ailleurs, n’est pas jusqu’ici connue la réaction du romancier, même allusive, au massacre (proche du génocide) en cours à l’époque des nationalistes camerounais – ses compagnons de lutte anticolonialiste.
Frantz Fanon a eu à dénoncer semblable attitude persistante de déloyauté servile, de renégat du déshonneur chez Jacques Rabemananjara, lorsque devenu Ministre des Affaires Etrangères de son pays, il prit position à l’ONU contre l’indépendance de l’Algérie, malgré sa grande réputation établie de « quatrième mousquetaire de la Négritude(14) »  (tout juste après Césaire, Damas et Senghor), du « plus grand poète de Madagascar », d’essayiste « engagé », de prisonnier politique condamné à mort comme résistant anti-colonial en 1947, de visionnaire de la décolonisation de principe, tous azimuts. Au changement tumultueux de Régime dans son pays natal en 1972, c’est en France qu’il ira trouver « refuge », passer tranquillement trente-deux ans d’exil politique volontaire, jusqu’à sa mort à Paris en 2005.
F. Oyono a été Chef de Mission Diplomatique pendant près d’un quart de siècle. Il a participé à des négociations mémorables dont celles ayant abouti à la création de l’OUA en 1963. Sans toutefois jamais songer à dormir sur ses lauriers : « C'est lui qui entame des négociations et plus tard des poursuites judiciaires à propos de l'épineux dossier Cameroun-Nigéria sur la question de la presqu'île de Bakassi. Ce dossier a abouti en 2002.(15) »  Le rayonnement remarqué du diplomate de carrière dans les couloirs de la diplomatie tiers-mondiste est indéniable.
« 1969-1974: Ambassadeur Représentant permanent du Cameroun aux Nations Unies ;Vice-président du conseil de sécurité de l’ONU ;Vice-président de l’assemblée générale des Nations Unies; Président du Conseil d’Administration de l’UNICEF; Président de la commission politique à la réunion des ministres des affaires étrangères des pays non alignés à Lima (Pérou); Rapporteur général de la même conférence à Colombo (Sri Lanka); Président du conseil des Nations-Unies pour la Namibie; élu Président de la première Commission des Questions de désarmement et de la sécurité internationale.(16) »
A l’avènement de Paul Biya en 1982, Ferdinand Léopold Oyono, après plus de deux décennies passées à la tête des Missions Diplomatiques, est définitivement rappelé au pays, pour jouer, tout au long d’une période aussi longue (28 ans), le fondamental rôle d’Eminence Grise du tout nouveau chef de l’Etat. Jusqu’à sa mort, encore en fonction officielle, à 81 ans, à la descente du perron du Palais Présidentiel, presque en mondovision. Comme Molière sur le plateau de son Malade Imaginaire, selon Charles Ndongo.
Et pourquoi ne ferait-il pas plutôt penser au martyre gratuit de Meka Laurent, sa créature sosie, dans le « cercle de chaux », le jour de sa triviale décoration ? Fallait-il absolument que l’Ombre Agissante de Paul Biya continue de jouer un rôle public de premier plan – d’ambassadeur itinérant le mieux écouté, entre autres délicates charges - même devenu depuis deux ou trois ans grabataire, et ne puisse pas se permettre d’être absent à un dîner d’Etat tout à fait protocolaire ?
La routine de l’avidité avait eu le temps d’encrasser continuellement les mentalités. Pourvu que l’ancien homme de lettres n’en ait pas oublié d’écrire ses mémoires ! Décidément une mine de précieux renseignements, de toutes les gammes, pour les générations futures, pour peu qu’il ait cette fois songé à ne plus ruser tout le temps avec l’Histoire.
De toute façon, d’un côté comme de l’autre, Oyono élève de Molière ou en rétro projection de sa grotesque créature Meka, n’a dorénavant plus rien de gai à nous offrir, de cet humour omniprésent dans son œuvre littéraire ; du rire de mépris hautain, même là où une pitié de compassion peut se révéler plus conforme aux exigences des bonnes mœurs.
Meka allant « à quatre pattes » sous la tornade, dans les torrents, au désespoir de ne pas savoir nager ; ou essayant sa veste zazou devant un tailleur Ela hilare, sinon déféquant dans un buisson derrière sa case, face à un porc en attente de son « petit déjeuner habituel » ;  fréquentes apparitions publiques des « fesses nues » de Paul Nti, qui ne tient guère à user un peu plus le fond de son vieux pagne au moment de s’asseoir à même le sol ; le petit Toundi Ondoua chassé par son père, qui rageusement l’informe que son chemin, pour rentrer dormir dans la case familiale, passe désormais par l’anus de son géniteur tortionnaire Toundi en personne, qui lui parle, etc. A moins que l’enfant ne le laisse le battre à volonté, comme d’habitude, jusqu’à ce que sa colère disparaisse complètement.
Le fromager Oyono est tombé. Immuable loi de la Nature. « Et l’image symbole d’un pilier du système BIYA qui s’écroule sur le perron du Palais de l’Unité. » (C. Ndongo) Probablement en même temps qu’un coin de voile supplémentaire se trouve levé sur l’insondable immensité de la décrépitude morale longtemps amoncelée de la classe politique de gérontocrates, tout jovialement en train de faire sombrer le Cameroun.
***
Quoi qu’il en soit, l’histoire officielle, politico diplomatique, retiendra de préférence de cette situation ambiguë l’omnipotence éléphantesque du personnage, en rapport évident avec sa si vieille complicité avec le Chef de l’Etat. « Depuis ce décret du 24 août 1985 où il est nommé Secrétaire Général de la Présidence de la République, il était l’un des visages permanents de l’entourage du Chef de l’Etat. Détenteur d’une charge officielle ou pas, au Palais, au village ou en voyage, il était très rare de ne pas voir sa stature toute de prestance et d’élégance dans la suite présidentielle.(17) »
Des indices cumulés font penser que F. Oyono n’a pas toujours utilisé pour le bien de ses compatriotes, de son pays natal, son pouvoir tentaculaire dérivant de son influence presque sans limite sur son illustre compagnon. C’est ainsi qu’à son passage au Ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat, beaucoup de titres fonciers auraient été illégalement annulés dans la banlieue de Yaoundé, frustrant ainsi une foule d’allogènes de leurs vieilles illusions d’appartenir à une nation dont les citoyens jouissent des mêmes droits autant qu’ils accomplissent des devoirs similaires. Il s’agit, au bout du compte, « d'un Homme de lettres qui a régné par la division, l'intrigue de palais et le tribalisme exacerbé.(18) »
Au plus fort de son interminable règne aux Relations Extérieures, il y a eu comme une « décamerounisation » quasi systématique de la haute administration de l’ONU et de ses organismes annexes, mouvement apparemment sous-tendu par un relent de l’idéologie tribale ; à moins que ce ne soit par pure mesquinerie. Des Camerounais ont donc dû quitter en douce de grands postes internationaux, pour devenir des chômeurs de luxe avant deux années : on leur offre un poste ministériel (ou quelque chose de semblable) à Yaoundé. Le pays a tant besoin de leur expertise rarissime, de leur légendaire patriotisme, ... ! Une fois que les ponts sont coupés avec la grosse structure utilisatrice, on les « libère ».
Il ne faut pas que quelqu’un dont on n’est pas sûr de la couleur des idées, du sentiment tribal, ou dont on est tout simplement jaloux, puisse jouir longtemps d’une situation enviable, d’un pouvoir important de décision quelque part dans le monde, méconnu des Réseaux cyniques qui endeuillent en continu le Cameroun.
Un gouvernement ordinaire, normal, est en général en train de se battre au quotidien, par de vieilles structures au rouage admirablement huilé et au personnel bien formé, pour pouvoir placer le maximum de ses concitoyens dans les arcanes des grandes organisations mondiales. Il y va du rayonnement du pays tout entier, du sain accroissement de la richesse commune, « le bien public [bien pensé] étant fait du bonheur de chacun. » (A. Camus)
Le Pr. Amboise Kom a une meilleure explication du singulier phénomène de la gouvernance sabotage du génie camerounais : « Question. Il fut un temps, au Cameroun, où la rumeur faisait état de ce qu’un ministre de la République s’activait à empêcher certains de ses compatriotes de briller dans les organisations internationales. L’avez-vous entendu, et quel commentaire cela suscite-t-il en vous ?
« Réponse. Point n’est besoin d’avoir entendu pareille information pour se l’expliquer. Nous sommes peut-être une République, mais nous n’avons pas d’Etat puisque nos chefs d’Etat successifs n’en sont pas, mais fonctionnent et veulent être perçus comme des « Pères de la nation » […]
« Tout geste qu’ils posent résulte de leur magnanimité. C’est eux qui nous créent. Accéder vous-mêmes, c’est-à-dire par votre mérite, à un poste de haut niveau de responsabilité au plan international, sans leur bénédiction, est un affront, une atteinte à leur statut divin. Normal donc que leurs mandataires s’affairent, à leur tour, à créer ou à faire croire aux Camerounais qui se « débrouillent » dans les structures internationales que c’est eux qui les créent et qu’ils ne peuvent exister sans eux […]
« Il faut éviter de confondre notre diaspora avec les rebus que notre système de gouvernance installe dans les couloirs de certains organismes internationaux, qui y prennent goût et refusent d’en partir lorsque leur mandat s’achève, alors même qu’ils n’avaient aucune compétence pour occuper les fonctions qui étaient les leurs.(19) »
De jeunes Camerounais ont eu du mal à s’inscrire dans des Facultés en Afrique Centrale et de l’Ouest, spécialement pour faire des études de médecine ; parce que le Système Biya serait intervenu dans les coulisses d’une diplomatie irresponsable afin que l’on n’admette plus les ressortissants d’une ethnie donnée, celle des « envahisseurs Bamiléké » particulièrement. Notre CUSS (20) national est né dans la politique des quotas tribaux (appliquée avec plus ou moins de roublardise, d’obscure vénalité).
Des parents dont les enfants avaient été refusés, et qui tenaient à les voir devenir médecins, ont payé cher afin qu’ils aillent faire leurs  études préférées à l’étranger ; pour se voir encore confrontés au handicap d’un mystérieux ethnisme non déclaré, exporté à leur poursuite par la valise diplomatique. Comme il se pourrait que ce soit contre un Régime que certains de ses sujets acquièrent des compétences dans des domaines aussi apparemment inoffensifs (pour la Souveraineté Confiscation Privée de l’Etat) que celui de la santé.
« Comment ne pas plaindre ces «grands hommes» camerounais, devenus de véritables monstres pour leur peuple, et qui achèvent leurs existences terrestres dans la plus extrême décrépitude intellectuelle et morale. On peut et on se doit de respecter leur deuil, mais on a aussi le droit de leur exprimer tout le dégoût, voire tout le mépris qu'ils ont pu nous inspirer à des moments précis de leurs vies. […] Souhaitons que [le Sort] se montre bien plus clément à l'égard du Cameroun , en le libérant définitivement de l'emprise diabolique de toute cette vermine de grabataires et gérontocrates scotchés au Pouvoir. (21)»
Que de ministres camerounais illustres anonymes, officiellement en charge des Relations Extérieures, ont connu l’humiliation publique, y compris sur la scène internationale du fait du sans-gêne outrancier du « Vieux Nègre (22) »  ! Le protocole d’Etat du pays visité ne prévoit en général qu’un seul siège en cérémonie solennelle pour chaque membre annoncé de la délégation hôte, en commençant par celui de ce Ministre de tout premier plan, le plus souvent placé tout à côté du Chef de l’Etat.
Quand le titulaire (pour la forme, pour rire) se pointe, c’est trop tard, le tout-puissant et incorrigible Ministre  Permanent « des Affaires du dehors (23) »  est déjà là, bien installé, au tu et à toi avec le Souverain. Et comme on ne démissionne pas au Cameroun (sans courir le risque d’aller en prison pour Haute Trahison), le ministre folklorique continue à occuper un portefeuille vidé de tout contenu, de sa « charge » institutionnelle, et à boire la coupe de l’indignité jusqu’à la lie ; c’est fréquemment que les accords avec l’étranger se négocient, se signent et se ratifient par-dessus sa tête, comme à l’insu de nombre de « ses » ambassadeurs peu estimés des Réseaux mafieux qui noyautent le Pouvoir, pour le défigurer et le plier au service privé des individus sans foi ni loi, des sectes et mouvements religieux de recolonisation à peine masquée.
« Ferdinand Léopold Oyono, [était] ami et proche collaborateur du chef de l'Etat Paul BIYA. Il [était] presque de tous les voyages privés et officiels, participait aux conférences internationales, représentait le chef de l'Etat dans certaines conférences malgré la présence d'un ministre des Relations extérieures( » , témoigne le journaliste fétiche des moments solennels de la Présidence, Charles Ndongo. A qui fait écho Honoré Foimoukom du Messager : « Ferdinand Léopold Oyono est le compagnon de tous les instants de Paul Biya. On le voit aussi bien tant dans les multiples voyages officiels et privés du couple présidentiel que dans les bivouacs et autres parties de songo au village, de jogging et de vélo avec le président Biya. »  
C’est à sa mort, au cours de ses obsèques notamment, que les Camerounais de tous bords vont s’apercevoir que F. Oyono n’était en réalité de nulle part, ethniquement parlant ; pas nécessairement dans la noble ambition de s’élever au-dessus des petites misères du tribalisme officiel, à la hauteur d’un homme d’Etat rigoureusement impartial, en vue de bien servir la nation toute entière en marche.
Il semble qu’il se soit tout le temps servi du levier du pouvoir d’Etat, des intrigues de Palais sans nombre, rien qu’à son profit individuel si ce n’est à celui de groupuscules parasitaires des ressources d’un trésor public chroniquement exsangue. L’homme de lettres « défroqué » a fatalement connu la solitude de la toute-puissance luciférienne, particulièrement au cours de ses si solennelles obsèques, mais  ostentatoirement boycottées par « les siens » de la Région du Sud et la houle virtuelle de ses victimes isolées, proches ou lointaines.
« Ferdinand Léopold OYONO a été enterré à Ngoazip 1 comme il a vécu: dans le désintérêt de ses frères, auxquels il n'a jamais témoigné la moindre attention; et la haine véhiculée par son mépris de l'autre; principalement toutes celles et tous ceux qui étaient perçus comme (in)différents, soit du fait de leur origine ethnique, sociale, soit du fait de leurs mérites ou parcours intrinsèques. »
***
Au Ministère de la Culture, F. Oyono est arrivé en homme providentiel, en Ministre d’Etat. De par son élogieux parcours universitaire, artistique, professionnel et politique, il était difficile d’imaginer quelqu’un de plus compétent, de plus humainement intéressé par le domaine, plus conscient de l’enjeu vital que comporte ce portefeuille pour le destin de la nation, à moyen et long terme : un créateur de talent, doublé d’un grand homme politique, de culture, cultivé lui-même jusqu’à la moelle des os, à en croire Charles Ndongo.
« Ecrivain de renom, conteur hors pair, […] cette exquise amabilité qu’il tenait sans doute de son long bail en diplomatie […] le miel de sa culture tentaculaire était succulent […] Ses états de service ont peu d’équivalent parmi les hommes publics camerounais […] Ferdinand-Léopold Oyono s’en est donc allé comme une mine d’or qui se referme, nous privant de ses trésors de culture, d’expérience et de secrets. »
Le journaliste chevronné se souvient, avec émotion et délectation, comment l’illustre défunt avait une nuit, de façon impromptue, passé des heures à lui « parler des grands Charles de l’Histoire (de Quint à De Gaulle, en passant par Baudelaire) »  – entre autres sujets tout aussi intéressants de grande érudition provisoirement laissés de côté, pour une autre occasion à trouver dans les méandres de son agenda renommé chargé.
Malheureusement, au bout des douze années de présence du Ministre Confident assuré du Chef de l’Etat à la tête du Ministère de la Culture, les artistes camerounais restent aussi désemparés qu’avant. L’inertie et de louables mesures à l’application gangrenée de corruption éhontée continuent de faire empirer chaque jour davantage la misère des travailleurs de la chose de l’esprit dans le pays. Manu Dibango naguère installé à la tête de la CMC  par le Ministre lui-même a fini par échanger, au grand jour, des propos peu amènes avec son ancien mentor :
« Au même titre que Ferdinand Oyono estime (sans le nommer) que Manu Dibango a échoué dans sa tâche, le musicien constate que le ministre lui-même a toujours échoué dans la gestion de la Culture au Cameroun : « Depuis 8 ans, où en est l’orchestre national ? […] La danse, le théâtre ? » demande-t-il fort à propos. « Au contraire, il s’est même arrangé à tout saccager », constate Manu Dibango, à l’endroit de « celui qui a acquis la réputation de n’être pratiquement jamais à son bureau, étant injoignable. »   
On n’est jamais mieux servi que par soi-même. F. Oyono en personne dresse son propre bilan au bout de son exceptionnellement long séjour comme Ministre tout-puissant à la tête du sensible Département de la Culture :
« L'ambitieux programme d'inventaire général du patrimoine culturel national, qui participe de la sauvegarde et de la valorisation de notre patrimoine culturel et la mise en place du cadre institutionnel de la culture, sont autant de réalisations dont le Mincult peut légitimement s'enorgueillir.
« Dans le deuxième cas, la réforme du droit d'auteur et des droits voisins du droit d'auteur, l'assainissement du cadre juridique des spectacles, la loi relative au mécénat et celles régissant les archives nationales et le dépôt légal, ont permis une amélioration substantielle des conditions de vie des artistes d'une part, et la pérennisation de la création intellectuelle nationale d'autre part. Malgré ces acquis, il importe malheureusement de reconnaître que plusieurs entraves freinent encore l'émergence d'une véritable industrie culturelle au Cameroun.
« Dans nos pays malheureusement, l'on considère encore les activités culturelles et artistiques comme de simples loisirs improductifs, un luxe pour des pays pauvres en quête de développement économique. Pourtant, la promotion d'une véritable industrie culturelle pourrait générer des ressources budgétaires importantes et promouvoir le tourisme culturel, source de devises et d'expansion des affaires. Mais pour cela, il faut que plus de moyens adéquats soient consacrés à ce secteur.
« La piraterie et la contrefaçon constituent aussi un obstacle majeur au développement des industries culturelles au Cameroun. Elles gangrènent tout et découragent à la fois créateurs, producteurs et diffuseurs. Le Ministère de la Culture a mis sur pied un comité national de lutte contre ces fléaux et s'emploie à traquer inlassablement les pirates, même si leurs réseaux internationaux qui s'appuient sur la contrebande et l'économie informelle, nécessitent la participation active de diverses administrations qui dépassent largement le cadre de notre ministère. »  
Bien qu’ayant jadis tourné en dérision la mesquine mystification faite autour de la décoration, du décernement de la médaille d’honneur du travail ou de l’amitié franco-africaine dans ses œuvres romanesques, Oyono en a accepté (et peut-être convoité) un grand nombre, probablement en échange d’éminents services rendus dont certains peuvent relever de la compromission pure et simple lorsque l’on a affaire aux maîtres de la Françafrique. Notre auteur a été à maintes reprises « distingué » à travers le monde dont trois fois par la France, avec un précieux métal reçu des mains de André Malraux en personne : « Chevalier des Arts et des Lettres ».
 S’est-il agi d’un encouragement à persévérer sur la voie de la création artistique en pleine ébauche, ou à changer de trajectoire, à quitter le domaine « des Arts et des Lettres », si l’auteur tant courtisé (par des Intérêts étrangers) peut mieux servir « la Mère Patrie » autrement ? Surtout que cinquante années de mutisme littéraire ont suivi cette solennelle – et peut-être fourbe – exhortation publique. A ne pas perdre de vue que de plus brillants et plus engagés auteurs noirs francophones n’ont jamais été l’objet de pareilles sollicitudes de la part du « Berceau des Droits de l’Homme » : Aimé Césaire, Jacques Roumain, Cheikh Anta Diop, Frantz Fanon, David Diop, Mongo Beti, etc.
Il est possible que Oyono ait sacrifié sa gloire littéraire commençante à la pleine réussite d’une ambition politico administrative qui s’annonçait somptueuse. « M. Oyono se sera davantage construit une carrière exceptionnelle de grand commis de l’Etat »  que mis au service, à la disposition d’un peuple qui avait tant de raisons de compter sur sa solide formation d’humaniste pour sortir de l’ornière. De sa part, un tel travail d’orfèvre au quotidien du concret, du cash, est des plus absorbants, mobilise toutes ses facultés nobles, pour ne rien laisser de palpable à la disposition de l’exigeante œuvre de création artistique.   
Au vu des disparités criardes entre les deux premiers livres publiés en 1956 et le troisième et dernier paru quatre ans plus tard, on est amené à penser que la décision de passer au Réalisme existentiel fut assez vite prise, dès le lendemain des premières publications à  la composition desquelles l’auteur avait consacré son temps libre de collégien et d’étudiant. Il s’est sans doute vite aperçu que la gloire littéraire n’est pas la meilleure ; qu’elle se révèle tôt ou tard ennemie du confort, du luxe, et ne fait pas souvent l’affaire des puissants de ce monde, incontournables pour accéder et se maintenir aux Honneurs, au pouvoir de décision dans tous les domaines de la vie substantiellement vécue.
Les faiblesses littéraires de Chemin d’Europe, par rapport aux deux œuvres sœurs qui le précèdent, montrent un certain tarissement de l’inspiration, un talent scriptural précocement essoufflé, un manque évident de concentration indispensable à un travail fini d’artiste sur la langue, sur l’imaginaire également. L’auteur semble n’avoir plus eu assez de temps libre, de nobles et enivrantes motivations pour continuer à créer.
- Sur le plan thématique, idéologique, il est question dans les chefs-d’œuvre de 1956 de destin communautaire entrevu dans le sillage des protagonistes (Toundi et Meka) ; tandis que Chemin d’Europe est une aventure étriquée, impliquant uniquement un irrécupérable inadapté social fils unique et sa mère. Là, harmonieuse mise en images pittoresques d’une société coloniale menacée d’effondrement, ici, obscurs, banals et maigres souvenirs d’un grand enfant esseulé, irrécupérable névrosé.

- Solitude inaccoutumée en Afrique, même déstabilisée de l’ère coloniale, du protagoniste Aki Barnabas et de sa mère – y compris au grotesque enterrement de son père.

- Tous les nombreux portraits (pour la plupart des reprises) sont invariablement de grossières caricatures, sauf peut-être celui de la mère de Aki. D’où l’antipathie crasseuse qu’elles inspirent à longueur des pages, vis-à-vis de tous, de tout, de la vie tout court. Un bien moisissant point de départ pour le bel envol futur - des décennies plus tard - de l’afro pessimisme idéologique (avant la lettre), dernier levain en date du néocolonialisme.

- Le lecteur se perd dans la longueur extrême de certains paragraphes : de quatre pages et demie, 133 lignes (p.14-19), 120 l. (p.98-102), 117 l. (p.119-122), ainsi de suite.

- Des phrases kilométriques : de deux pages, 44 lignes (p.58-59), de 37 lignes (p.74-75), etc.

- Récit trop lent, monotone, du fait de l’accumulation des descriptions et portraits interminables (de la même poignée de personnages comme de leur répugnant cadre de vie), de la rareté des dialogues, du nombre réduit de personnages (après Aki et sa mère, il n’y a plus que de rares apparitions de quelques comparses). Un seul et unique narrateur personnage d’un bout à l’autre des 196 pages. Il imprègne de son aigreur maladive tout l’univers romanesque que nous ne percevons que par l’intermédiaire de ses cinq sens.

- Niveau de langue artificiellement soutenu, fait de mots rares au maigre contenu sémantique éloigné en grande partie des réalités du terroir, une attitude de collégien des plus vaniteux, plus soucieux d’impressionner de façon arrogante son lecteur que de le séduire de son discret et « naïf » charme des œuvres antérieures.

- Pour vous donner une idée assez suffisante de ces barbarismes de luxe relevés à partir de la page 60, au moins : marotte, geyser, grog, un Introït, iodoforme, masse-poulpe, travées, onomatopéique, flapi, chambranle, lilliputienne, tavelé, quinconce, stipe, carnation, sclérotique, pituite, extatique, kilt, péronnelle, horripilant, bistré, varlope, bigoudis, xylophage, opale, glabre, varice, tamanoir, anachorète, bringuer, croisillons, vigie, stalactite, exsudant, passade, chichis, coin-coin, bourriquot, grenat, sémaphore, solipèdes, busard, affété, morigéner, boxon, postillonnant, coquinement, vasque, accoté, …Un constat du Pr. Kuitche Fonkou, à propos du style global de cet ouvrage : « La plupart des images sont exotiques, étrangères au cadre traditionnel. »  Du même Chemin d’Europe, Roger Pageard trouve le langage « plus recherché que celui des romans précédents. »

- Une occurrence inhabituellement élevée chez le même écrivain du subjonctif imparfait et du conditionnel passé deuxième forme.

- Trois pages consécutives de français petit-Nègre d’un hermétisme pointu (p. 29-32)

- Même l’éditeur, Julliard, semble s’être aperçu de la profonde décote esthétique subie par Chemin d’Europe, le dernier roman, par rapport à ses deux aînés. Cela se voit sur la différence entre les investissements consentis à des éditions chronologiquement voisines des trois ouvrages, en 1968 (N), 1969 (B) et 1971 (E). La couverture est solidement cartonnée pour les deux premiers, on dirait celle de précieux dictionnaires de chevet ou des livres d’enfants best-sellers, tandis que celle du troisième livre est tout à fait ordinaire, pliable en tous les sens, pas faite pour durer.

Si le « chemin d’Europe » s’est révélé être celui du Salut personnel pour F. Oyono, le roman éponyme apparaît au contraire comme un témoignage de stérilité artistique acquise de son géniteur. N’empêche que les deux premières créations continuent leur bonhomme de chemin, à étendre la notoriété de l’écrivain camerounais sur la Planète Lettres : « Les productions romanesques de Ferdinand Léopold Oyono ont été traduites dans une dizaine de langues : anglais, allemand, irlandais, danois, espagnol, italien, russe, tchèque, suédois, yougoslave. »
…………………………………………………………………………………………………………

[1] Il a déjà publié en 2010, aux Editions L’Harmattan, Ousmane Sembène, écrivain populaire.
[2] L’auteur de L’Aventure ambiguë, Julliard, 1961
[3] Chez le même éditeur, Julliard : Une Vie de boy (1956), Le vieux Nègre et la médaille (1956) et Chemin d’Europe (1960)
[4] KETCHUOA (Thomas), Contribution à l’histoire du Cameroun, Nkongsamba, 1960
[5] Mveng (Engelberg), Histoire du Cameroun, Présence Africaine, Paris, 1963
[6] V. Y. Mudimbe, cité par J. C. Luhaka A. Kasende, Le Roman africain face aux discours hégémoniques. Etude sur l’énonciation et l’idéologie dans l’œuvre de V. Y. Mudimbe, L’Harmattan, Paris, 2001, p.68
[7] Tomes I et II, Présence Africaine, Paris, 1979
[8] Jean-Louis Njemba Medou, Nnanga Kon, premier roman écrit par un Camerounais, Londres 1932, puis Editions SOPECAM, Yaoundé, 1989, p.103
[9] Un cas typique est celui du romancier cinéaste Ousmane Sembène, avec Adjibidji, la Noire de, Iomé, Rama, Tioumbé, Kakpo, … Il n’y a pratiquement pas d’œuvre de création de cet artiste où des enfants, la jeunesse ne jouent un rôle significatif, prometteur.
[10] Roger Dorsinville, Jacques Roumain, Présence Africaine, Paris, 1981, p.20
[11] Cité par Roger Dorsinville, in Jacques Roumain, Présence Africaine, Paris, 1981, p.43
[12] Charles Ndongo, « Hommage : Ferdinand-Léopold Oyono : une vie de commis et d’ami »
[13] Mouvement National Congolais
[14] MFI du 15/4/2005
[15] Charles Ndongo, Op. Cit.
[16] AFP, Yaoundé, 10 juin 2010
[17] Charles Ndongo, op. cit.
[18] Joël Didier Engo, op. Cit
[19] Ambroise Kom, « Notre diaspora ira en se densifiant », Les Cahiers de Mutations, vol. 069, avril 2011, p.10-11
[20] Centre Universitaire des Sciences de la Santé
[21] Joël Didier Engo, op. cit.
[22] Terme de mépris en surnom au créateur de Le Vieux Nègre et la Médaille, Julliard, 1956, depuis qu’il a commencé à tout sacrifier de sa dignité personnelle comme des intérêts vitaux de son peuple, pour réussir matériellement et en puissance manœuvrière.
[23] Charles Ndongo, Op. Cit.
[24] Charles Ndongo, op. cit.
[1] Honoré Foimoukom, « La « Résurrection » de Ferdinand Oyono », Le Messager du 14/12/2006
[1] Joël Didier Engo, op. cit.
107 Charles Ndongo, op.cit
[1] CMC (Cameroon Music Corporation)
[1] Danielle Nomba« Restructuration de la CMC : Manu Dibango/Léopold Oyono : inimitiés via les journaux », Le Messager du 11 juin 2010
[1] Ferdinand Léopold Oyono, in éditorial intitulé " Sortir du ghetto culturel", Culture Infos, édition n° 010 de mai 2007, page 6 et 7 ; repris par Le Messager du 08/10/2007
111 Charles Ndongo, Op. Cit.
[1] Gabriel Kuitche Fonkou, Aspects du langage dans l’œuvre de F. Oyono, ENS, Yaoundé, 1971, p.62
[1] Cité par J. C. Luhaka A. Kasende, Le Roman africain face aux Discours hégémoniques. Etude sur l’énonciation et l’idéologie dans l’œuvre de V. Y. Mudembe, L’Harmattan, Paris, 2011, p. 43-44
[1] Idriss Linge, « Cameroun: Décès de Ferdinand Léopold Oyono », 10/6/2010

TABLES DES MATIERES
Une lecture en pointillé de Ferdinand Oyono, « Homme mûr » (Avant-propos à l’édition) …………………………………………………………. 3
En plein dans le petit ventre mou de l’œuvre romanesque de F. Oyono (Avant-propos à l’écriture) …………………………………………….. 7
Introduction ……………………………………………………………..…............... 9
Les principaux sigles à utiliser ………………………….. ………………………. 17
Première partie : Aspects du défaitisme …………………… ……………...19
Chapitre Ier : Analyse de l’œuvre ………………………………………......... 21
Chapitre II : De la couardise au rire « gratuit »………………………………29
Chapitre III : L’œuvre et l’histoire …………………………………………………43
Chapitre IV : La symbolique du défaitisme ………………………………….. 51
Deuxième partie : Une certaine philosophie ………............................59
Chapitre V : Les insinuations de l’écrivain …………………………………... 63
Chapitre VI : L’esthétique du défaitisme …………………………………….. 71
Chapitre VII « L’indigène » face à l’existence ………………………………. 81
Troisième partie : L’habitude du malheur……………………………………. 89
Chapitre VIII : La tradition et ses métamorphoses ……………………… 93
Chapitre IX : En collision avec une civilisation exacerbée (clin d’œil sur l’idéologie coloniale) ……………………………………………………………………101
Chapitre X : La dérive ……………………………………………………………………111

M. M.