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Cameroun: autopsie d'un Etat naufragé - Infrastructures de communication: Des desseins aux actes manqués, par Joseph Keutcheu

Cameroun: autopsie d'un Etat naufragé - Infrastructures de communication: Des desseins aux actes manqués, par Joseph Keutcheu

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Index de l'article
Cameroun: autopsie d'un Etat naufragé
Trois décennies blanches et sèches, par Souley Onohiolo
Visage de la pauvreté : une vie-misère, par Jean-Bosco Talla
Santé : le coma avancé, par Simon Patrice Djomo
Le Renouveau en rupture d’eau, d’électricité et de logements, par Olivier Ndenkop
Infrastructures de communication: Des desseins aux actes manqués, par Joseph Keutcheu
parJean Paul Sipadjo
Plus de 50 ans de politique macabre et d’assassinats,par Olivier Ndenkop
Le Cameroun, malade de sa justice, par Junior Etienne Lantier
Une justice aux ordres,par Jean-Bosco Talla
L’humanité emprisonnée, par Hipolyte Sando
Le conservatisme politique du Renouveau:Entre instinct, intérêt, censure et expression, par Mathias Eric Owona Nguini
Le management politique à dispense, à suspens et à distance de Paul Biya, par Mathias Eric Owona Nguini
Une diplomatie au service du pouvoir personnel, par Georges Noula Nangué
La tyrannie de la corruption, par Fabien Eboussi Boulaga
Jeux et enjeux de la manipulation dans la propagande électoraliste au Cameroun, par Louis-Marie Kakdeu
50 ans après : quel avenir pour nos forces de défense?, par Adrien Macaire Lemdja
La crise des valeurs au miroir de l’école camerounaise, par Hilaire Sikounmo
Financement: Une politique obstinée de la pénurie, par Roger Kaffo Fokou
Coût de l’éducation et déscolarisation massive, par Roger Kaffo Fokou
Le calvaire des enseignants depuis 1993, par Roger Kaffo Fokou
Du plomb dans l’aile de la réforme, par Roger Kaffo Fokou
Une Urgence : sauver le système universitaire camerounais, par Fogue Tedom
Universites : Meformes comme resultantes des reformes, par Leger Ntiga
Professionnalisation de l’enseignement superieur, par Luc Ngwe
Réforme Lmd dans les Universités camerounaises: virage manqué?, par Ambroise Kom
Eglises et création d’universités privées au Cameroun: Enjeux stratégiques de l'investissement dans la formation supérieure
Privatisations: Un véritable marché de dupes, par Jean-Marc Bikoko
Le règne des idoles et l’athéisme camerounais, par Ludovic Lado sj
Médias sous le Renouveau : L’épreuve d’une liberté contrôlée, par Christian Kaffo
De Augustin Kontchou Kouomegni à Issa Tchiroma Bakari
Désacrilisation de la figure du pontife présidentiel et autopsie d'un Etat zombifié, par Jean-Bosco Talla & Maheu
Toutes les pages

Infrastructures de communication: Des desseins aux actes manqués, par Joseph Keutcheu
La construction de la proximité entre les lieux de pouvoir et les espaces qui leur sont dévolus se pose comme une catégorie de l’action politique de construction de l’État en Afrique en général et au Cameroun en particulier. Concrètement, l’appropriation matérielle et symbolique du territoire camerounais par le pouvoir politique se pose comme la condition sine qua non de la viabilité et de la viabilisation de l’État postcolonial.
Un principe : le cercle vertueux entre maillage du territoire et diffusion de l’« esprit d’État »
Un principe : le cercle vertueux entre maillage du territoire et diffusion de l’« esprit d’État » 

La construction de la proximité entre les lieux de pouvoir et les espaces qui leur sont dévolus se pose comme une catégorie de l’action politique de construction de l’État en Afrique en général et au Cameroun en particulier. Concrètement, l’appropriation matérielle et symbolique du territoire camerounais par le pouvoir politique se pose comme la condition sine qua non de la viabilité et de la viabilisation de l’État postcolonial.
L’émergence d’un pouvoir central transcendant et maîtrisant son environnement est en grande partie conditionnée par la construction des infrastructures de communication. Celles-ci facilitent la mise en place du couple centre/périphérie, couple qui apparaît comme consubstantiel à la configuration géopolitique de l’État au Cameroun, au « système organisé » camerounais, selon la formule de Crozier et Friedberg (1977 : 399-400). La construction des infrastructures telles que les routes, les aéroports, le chemin de fer s’inscrit dans le cadre de l’accumulation par l’État d’un capital spatial qui lui permet de subjuguer les autres formes d’organisations politico-territoriales qui existent en son sein. En effet, l’accession à l’indépendance, l’acquisition formelle de la souveraineté internationale ne font pas automatiquement de l’État camerounais un « déjà-là », un « prêt-à-gouverner ». Qu’est-ce en effet que le territoire étatique sans la dissémination spatiale du logo de l’État ? Qu’est-ce que l’État si le centre a de la peine à être présent de manière effective dans sa périphérie ? C’est en observant l’investissement concret et silencieux de l’espace social par les détenteurs des fonctions de gestion politique qu’on peut comprendre la transformation de l’espace en territoire et comprendre la construction de l’État au Cameroun. L’intégration optimale du territoire, le contrôle total de la population qui s’y trouve restent des Graals que les États poursuivent de manière perpétuelle.
En favorisant la mise en place de ces infrastructures, l’État postcolonial camerounais cherche à construire et à préserver un ordre politique spécifique contre le désordre qui l’environne (Chevallier, 1985 : 50), contre les flux moléculaires qui, en permanence, travaillent à sa corrosion, à son effritement. On citera notamment l’irrépressible manifestation de l’ethnicité, l’ébullition de particularismes locaux. Le maillage du territoire par les voies de communication est donc envisagé comme le déploiement d’un mode de pouvoir, le pouvoir de l’État qui entend se diffuser sur l’espace de compétence qui lui est reconnu par le droit international. Le rôle des transports devient primordial dans cette dynamique en ce sens qu’ils constituent le support, voire le vecteur des flux de produits, de personnes ou de biens immatériels comme les transactions financières ou l’information administrative. L’intégration au « système État » se réalise par cette innervation du territoire. Sa densité et son efficacité accroissent l’importance relative de l’espace considéré au sein d’un ensemble plus important, de même qu’elles permettent au centre de gagner en puissance par rapport à la périphérie intégrée. Pour les détenteurs de la compétence dirigeante légitime, l’articulation centre/périphérie n’est possible que par la mise en échec de la distance qui sépare les deux lieux, mieux, par leur rapprochement.
Les travaux publics sont engagés dans le sens de la « gouvernementalisation » du territoire. C’est là que réside en grande partie la construction de l’État au Cameroun, dans les techniques de gouvernement, les actions et les pratiques qui constituent sa matérialité tangible (Foucault 1984). Au-delà de toute conception anthropomorphiste ou mécaniste de l’État camerounais, il est intéressant de l’envisager sous l’angle de ses actions, des travaux publics visant à le rendre effectif, à le rendre présent dans l’espace géographique du Cameroun. Comment en effet « diffuser le pouvoir » dans un espace astructuré du fait des impedimenta géoculturels qui s’y manifestent avec acuité ? A ce niveau, on doit noter que l’entité géographique et politique Cameroun résulte de l’intégration de noyaux de peuplement excentrés et très souvent divergents compte tenu de la riche histoire des migrations en Afrique centrale. La figure du « puzzle de terroirs » permet de rendre compte de la situation, une situation qui fait raisonnablement penser à un Cameroun éclaté entre plusieurs tendances culturelles. Le désir d'en finir avec ce « chaos », ou du moins d’en réduire la portée, anime un grand nombre de politiques publiques relatives aux voies de communication. Les interrelations entre ces groupes sont supposées réduire la différence et renforcer le sens de l’État.
La lecture de la proximité induite par les réseaux de communication peut donc être faite dans une logique interactionniste. Il s’agit cependant d’une logique qui est contrariée par l’inégal maillage du territoire en voies de communication.
La réalité : des carences criardes des infrastructures de communication et la mise en évidence de la logique incantatoire du discours politique
L’observation empirique permet de dire que le discours politique lénifiant sur les « réalisations du renouveau » a fini par être rattrapé par une réalité moins belle : l’offre est largement insuffisante pour répondre à une demande de mobilité sans cesse grandissante.

1. Demande de routes, irrépressible demande de commutation territoriale
Plusieurs indicateurs permettent de mesurer la demande en infrastructures de communication au Cameroun. Au titre de variable de premier ordre de la demande de routes au Cameroun, on retrouve l’explosion de la mobilité des populations. L’agriculteur est fortement concerné par l’écoulement de ses produits de sa localité de résidence vers les villes voisines, les envies de déplacement sont le lot quotidien des entreprises à la recherche de matières premières ou de débouchés commerciaux dans l’hinterland, des individus en quête d’emploi,… La Banque de données routières (BDR) de la Cellule de la programmation (CdP) au Mintp contient des résultats édifiants des campagnes de comptage routier effectuées entre 1999 et 2003 . L’unité de mesure du trafic est le Trafic moyen journalier par an (Tmja) ou le nombre de véhicules par kilomètre de route (véh-km). En comparant les volumes (véh-km) pour les campagnes de 1999 à 2003, on se rend à l’évidence de ce que la demande de routes au Cameroun va crescendo. Le taux de croissance annuel du trafic est toujours positif et tourne autour de 7 % en moyenne.
L’évolution du parc automobile au Cameroun constitue un autre site pertinent d’observation de la croissance ou non de la mobilité. Les données de la Direction des transports terrestres (DTT) du Ministère des transports révèlent une augmentation de 4% du parc automobile camerounais entre 1999 et 2000. Le fort taux de véhicules de particuliers est une indication de ce que le nombre de ménages possédant un véhicule est en augmentation, de même que le besoin individuel de déplacement (Mint/Dtt, 2002).

Graphique 1: Volume de arc automobile camerounais de 1993à 2000
Il convient de mentionner que l’évolution du parc automobile est corrélée à la croissance démographique que ce soit au niveau national en général ou au niveau urbain en particulier. De fait, la croissance démographique ressortit des variables de deuxième catégorie de la demande des routes, c’est-à-dire celles qui sont directement corrélées au phénomène des transports. La population camerounaise s’accroît à un rythme rapide ; le taux d’accroissement annuel moyen estimé à 1,9 % en 1950 a été évalué à 2,9 % en 1987. A ce rythme de croissance, estime-t-on, la population doublerait en moins de 24 ans. La demande de transport n’est pas insensible à cette dynamique démographique. L’accélération de l’augmentation de la population impose des besoins nouveaux dont les moindres ne sont pas un ensemble de déplacements pour des raisons économiques et sociales. La croissance de la population induit donc un accroissement du flux de trafic du fait de l’augmentation du besoin de se déplacer.
La croissance de la demande de routes au Cameroun se présente ainsi comme la manifestation d’un potentiel en termes de mise en contact des composantes spatiales et humaines de l’Etat. Il y a simplement là appel objectif à construction ou à renforcement de la visée panoramique dudit État sur son espace de mouvance. Le tout est de savoir si cet appel rencontre l’écho qu’il faut pour parler d’optimum de l’État territorial au Cameroun.

2.L’offre insuffisance des infrastructures de circulation et la crise de l’Etat territorial au Cameroun
a)Insuffisance criarde de l’offre de routes et fragilité de la cohésion du système territorial camerounais
L’offre des routes exprime la volonté et la consistance de la construction physique et symbolique de l’État, elle met en avant la fructification par celui-ci de son capital spatial. Les observations sur le terrain, complétées par les données administratives ne laissent pas d’inquiéter quant à la possibilité de transformer le potentiel ci-dessus mentionné en réalité palpable sur l’ensemble de la république. Deux sites d’observations permettent de rendre compte de ce décalage entre le potentiel et la réalité de la construction de l’État territorial au Cameroun : la construction et l’entretien des routes. Des études révèlent que le réseau routier est fortement dégradé. Les chiffres officiels suivants sont plus explicites sur l’état du linéaire routier camerounais (Mintp, 2005a : 2) :
‒ 26 % des routes bitumées sont en bon état, soit 1 300 km sur 5000 disponibles,
‒ 21 % de routes en terre sont en bon état, ce qui représente 3 900 km sur les 19 000 disponibles,
‒ 14 % de routes rurales sont en bon état, soit 3 600 km sur les 26 000 disponibles.
Au constat de la dégradation des routes construites, s’ajoute celui, non moins inquiétant pour l’entreprise de territorialisation de l’Etat, de la faible étendue géographique du réseau routier. On relève ainsi un déficit de 11 500 km de routes de dessertes dans les zones enclavées ! Au titre de la littérature sur le déficit ou sur l’insuffisance, on peut convier AAA AAA la mesure de ladensité routière par habitant (km/1000 hab) qui permet d’estimer la demande en infrastructures routières dans le territoire considéré. A ce propos, une comparaison entre le Cameroun et d’autres pays en développement, notamment ceux de la sous-région d’Afrique centrale et la Côte-d’Ivoire qui se situe à un niveau de développement comparable à celui du Cameroun du point de vue du PIB par habitant (environ 700 $US en 2001), contribue à renforcer l’idée de retard ou de déficit. Selon la Banque mondiale, les densités routières se présentent comme suit dans ces pays :

Tableau 1; Comparaison des densités routières en Afrique centrale

          Pays Densité routière (en Km/1000 hab)
Cameroun 2,6
Congo 4,8
Gabon 6,9
Guinée équatoriale 7,0
RCA 7,0
Tchad 4,8
Moyenne Afrique centrale 5,5
Côte-d’Ivoire 3,5

Source: World Bank, African Development Indicators, 2003
Le tableau révèle que le Cameroun reste encore assez éloigné de tous les pays de la sous-région. Le gap entre le standard minimum sous-régional et le niveau actuel du Cameroun est aussi grand révélant des contraintes pour l’opération de totalisation étatique de l’espace. En d’autres termes l’appel à construction des routes reste important. L’analyse indique clairement que presque ¾ du réseau bitumé et encore plus du réseau en terre nécessitent un entretien urgent, car les entretiens faits jusque-là n’arrivent pas à maintenir la qualité du réseau qui continue à se dégrader. Grosso modo, 8 890 km de routes sont en bon état sur un linéaire total de 50 000 km. L’entretien du réseau routier est si mauvais qu’il est susceptible d’influencer négativement le processus d’intégration physique du territoire.

Le graphique ci-dessous restitue mieux cet écart entre l’offre et la demande des routes.
 Graphique n°2 : Ecart entre l’offre et la demande des routes ou écart entre l’offre et la demande de commutation territoriale

Source : Mintp, 2005b

b)Le train qui passe difficilement
La demande de chemin de fer est forte sur les plans politique et économique. Sur le plan politique, le principe d’unité qui est au fondement de la consistance de l’Etat nécessite la circulation de flux de biens et surtout des hommes entre le nord et le sud. La vitalité de la liaison nord-sud, érigée en démiurge du développement politique au Cameroun, est en effet tributaire de ces flux. On n’a point besoin ici de s’étendre outre mesure sur le rôle économique du rail, qui permet de créer dans une certaine mesure l’entité « marché camerounais », cadre d’échange de produits typiques du nord vers le sud et vice versa, acheminements des produits agroindustriels du Nord, de l’Est, du Moungo et du Sud-ouest vers le port d’exportation de Douala. Pourtant, le chemin de fer colonial et celui hérité de l’indépendance n’a guère été amélioré. Pire, la question du prix du ticket de voyage constitue aujourd’hui l’une des grosses pierres d’achoppement dans la mise en concession du chemin de fer du Cameroun. Si l’on peut comprendre la nécessité d’un ajustement périodique des tarifs, l’on ne saurait justifier des hausses de plus de 50%. Ainsi le tarif Yaoundé-Ngaoundéré est passé de 6000 francs cfa à 10 000 Francs soit une augmentation de 66% pour la 2e classe, la classe la plus prisée par les voyageurs. Sur la ligne Douala-Yaoundé, du fait de leur influence négative sur la propension des populations à voyager, les prix ont tendance à renforcer l’enclavement ou à inverser le désenclavement de certaines localités riveraines du chemin de fer . Sur les tronçons Yaoundé-Eséka, Yaoundé-Bidjoka, Eséka-Bidjoka (Hikoa-Malép), Yaoundé-Edéa les griefs des usagers du rail sont similaires : le surenchérissement démesuré des prix des places dans le train par rapport à la période pré-concession.
Par ailleurs, on ne peut s’abstenir de relever que le chemin de fer camerounais génère son chiffre d’affaires majoritairement à partir du trafic de marchandises : depuis le début des années 1980, le fret représente chaque année entre 75 % et 85 % du chiffre d’affaires total. Le bois, les hydrocarbures, les conteneurs, les céréales/farines, et le coton constituent les principales marchandises transportées. En 2006, leurs proportions respectives dans le chiffre d’affaires de la Camrail se présentent sommairement comme suit : hydrocarbures (21,1 %), bois en grumes (14,5 %), conteneurs (12 %), coton (8 %), céréales et farines (11,7 %),… La Camrail a donc tendance à privilégier le transport de marchandises plus rentable que celui des voyageurs qui, très souvent, se sentent abandonnés, en particulier ceux de la ligne Ngaoundéré qui n’ont pas, comme ailleurs, le deuxième choix que constitue le voyage par route.

c) Le transport aérien domestique entre éveil de la demande et offre chloroformée
Le projet colonial de structuration du territoire prenait en considération l’importance des échanges aériens. Le projet territorial de l’Etat postcolonial ne dérogeait pas à cette tendance. C’est que l’avion apporte une dimension et une souplesse dans ces relations entre lieux. Il joue un rôle complémentaire des transports terrestres, il pallie leurs carences en termes de rapidité et participe à l’élaboration de l’organisation spatiale de l’Etat. L’héritage colonial de la production du territoire à partir du transport aérien est assez riche au lendemain de l’indépendance. Le Cameroun compte alors une quinzaine d’aérodromes dont les plus en vue sont : Douala, Yaoundé, Bafoussam, Bamenda, Garoua, Maroua, Bertoua, Ngaoundéré, Koutaba et Tiko, autant de structures d’encadrement du territoire que le nouvel Etat entend capitaliser. Si théoriquement de nos jours le pays est desservi par huit aéroports dont trois aéroports internationaux (Douala, Yaoundé-Nsimalen et Garoua) et 5 aéroports secondaires (Maroua-Salak, Ngaoundéré, Bertoua, Bafoussam et Bamenda) (Mint, 2009), la réalité fonctionnelle est toute autre et laisse voir cinq aéroports fonctionnels : deux aéroports permanents (Yaoundé, Douala) et trois « aéroports intermittents » (Garoua, Ngaoundéré et Maroua) ; Bafoussam, Bamenda et Bertoua étant tout simplement tombés dans l’abandon du fait des difficultés financières auxquelles l’État est confronté. Que les aires d’atterrissage de l’aéroport de Bafoussam aient été transformées en séchoir d’aliments et de vêtements par les populations riveraines en dit long sur l’état d’abandon.
L’entreprise Adc ne gère effectivement que les cinq aéroports évoqués avec peu ou prou de succès dans l’entretien des installations nécessaires au bon fonctionnement d’un aérodrome. Yaoundé et Douala bénéficient sans doute de la qualité d’entretien liée à la permanence de leurs services tandis que Garoua, Maroua et Ngaoundéré sont conservés à l’aune de l’intermittence de leurs services. Les bâtiments en décrépitude, les aires d’atterrissage rafistolées ça et là sautent à l’œil du premier observateur et lui rappellent le gap entre la demande et l’offre de service, le gap entre les déclarations officielles sur la priorité à accorder au transport aérien et la réalité dudit transport.
Le bât de l’intégration territoriale blesse davantage au niveau de l’existence et de la consistance des compagnies aériennes utilisatrices de ces infrastructures. Créée le 1er novembre 1971, la Cameroon Airlines (Camair) jouit du monopole du marché intérieur de transport aérien et constitue un puissant instrument dans la politique d’intégration nationale. Progressivement, la compagnie est entrée dans le quotidien de certains voyageurs du nord mais surtout dans les représentations de la nation camerounaise tant et si bien qu’on parle affectueusement de la Camair en termes de « onzième province ». Toutefois, la tourmente économique dans laquelle le Cameroun entre à la fin des années 1980, combinée à une gestion catastrophique ont raison de la Camair qui rend finalement l’âme le 29 juin 2006 après moult tentatives de sauvetage plus mues par des considérations affectives et politiques que des par raisons de rentabilité économique. De fait, c’est depuis le milieu des années 1990 que la compagnie ne répondait plus que péniblement à la demande du marché intérieur, notamment à la demande venue du nord. Le service se caractérisait alors par les annulations et les suspensions fréquentes de vols, des retards à répétition, des avions en surcharge,…
Plusieurs compagnies privées de transport aérien ont pris le relais de la Camair en ce qui concerne la desserte du territoire national, mais toujours avec des offres en deçà des attentes des voyageurs : National Airways Cameroon (Nacam) voit le jour en 1999, Air Service Cameroun qui dessert le nord à partir de 2006, Elysian Airlines et Toumaï Air Tchad qui se lancent dans l’aventure camerounaise respectivement en août 2007 et juillet 2008. On a ainsi assisté à une libéralisation de plus en plus grande de l’espace aérien camerounais qui entraîne bon an mal an une privatisation relative de la politique d’intégration du territoire national par la voie aérienne.

Un constat : l’inégalité face aux infrastructures de circulation
Le réseau d’infrastructures de communication actuel est révélateur des logiques politiques et sociales productrices d'espace au Cameroun. Le territoire camerounais est en effet remarquablement organisé selon un schéma qui laisse transparaître, au gré de son maillage par les réseaux de circulation, les lignes de force de la gouvernementalisation de l’Etat (Lascoumes et Laborier, 2004). Le verdict de l’irrigation du territoire par les routes, le chemin de fer et les aéroports permet de dire que la respiration du système politique camerounais dans sa périphérie, loin d’être uniforme, est saccadée et spatialement asymétrique. Par ces temps de mémorandum, de récrimination et de contre-récrimination des politiques publiques où les « portes paroles » de régions « lésées » prennent la parole pour évoquer leur mal être dans la République et où les « défenseurs » de ladite République montent au créneau contre ces fauteurs de division , l’objectivation statistique, pour peu qu’elle soit faite dans les règles de l’art, permet de dépasser les contingences individuelles et conjoncturelles pour construire un discours général sur les infrastructures au Cameroun . Cette perspective objectiviste ouvre la possibilité de donner forme au chaos que présente la multitude de sorties singulières que l’on a relevées ces derniers temps sur la place publique .
Le tableau suivant nous permet de faire une comparaison de l’offre de création de routes sur l’ensemble du territoire national et de mettre en évidence de manière irréfragable l’existence d’espaces marginalisés du fait d’une offre particulièrement insuffisante de routes. Ce faisant, on voit naître une opposition de fait entre des espaces dynamiques, marqués par l’énergie des échanges multiformes qui y ont lieu ; et des espaces déprimés, en proie à l’enclavement et à l’isolement. La densité routière au kilomètre carré exprime l’offre en infrastructures routières dans une partie donnée du territoire national. Précisément, le tableau donne de manière particulière les différentes densités routières au kilomètre carré (km/100 km2) par province, suivant les différents types de routes.

Tableau n°2 : Densité routière au km2 pour l’année 2005

Province Superficie Routes bitumées Routes en terre prioritaires Routes rurales prioritaires Total
Linéaire Densité Linéaire Densité Linéaire Densité Linéaire Densité
Adamaoua 64000 441 0,69 1350 2,11 605 0,95 4255 6,65
Centre 69000 921 1,33 1555 2,25 3725 5,40 11036 15,99
Est 110000 346 0,31 1590 1,45 868 0,79 4974 4,52
Extrême-Nord 34000 589 1,73 1011 2,97 1195 3,51 5384 15,84
Littoral 20000 478 2,39 773 3,87 708 3,54 2979 14,90
Nord 66000 645 0,98 1044 1,58 867 1,31 4787 7,25
Nord-ouest 16000 205 1,28 841 5,26 1231 7,69 4504 28,15
Ouest 13000 459 3,53 983 7,56 1473 11,33 4391 33,78
Sud 47000 574 1,22 1512 3,22 698 1,49 4501 9,56
Sud-Ouest 25000 260 1,04 942 3,77 740 2,96 2991 11,96
TOTAL 464000 4918 1,06 11601 2,50 12110 2,61 49802 10,73

Source : Compilation d’après les données tirées de Mintp, 2005a, annexe A ; Mintp, 2005b : 46.

Du tableau, il ressort que la densité routière moyenne nationale est de 10,73 km/100 km2, ce qui laisse entrevoir les efforts à réaliser dans le sens de la construction physique de l’Etat. Les régions de l’Adamaoua, de l’Est, du Nord et du Sud ont des densités en dessous de la moyenne nationale, ce qui ne laisse pas d’inquiéter quant à leur véritable intégration dans le territoire camerounais. Toutefois, cette vision, pour globale qu’elle reste, a tendance à masquer les vrais tendances de la dynamique territoriale au Cameroun ; une analyse moins marquée par les découpages administratifs permet de rendre davantage justice à la situation sur le terrain.
Ces difficultés permettent de mettre en lumière deux logiques opposées ou une intégration physique à multiple vitesse dans laquelle se distinguent une tendance à la « territorialisation dure » et une tendance à la « territorialisation molle » de l’espace dévolu par le droit international. On peut aussi l’analyser comme la consécration de l’inégalité des camerounais face à la possibilité de circuler. Dans le triangle Yaoundé-Douala-Bafoussam (Yadobaf), l’existence d’une arborescence relativement dense de voies de communication témoigne de l’élargissement des possibilités de déplacement. Le trafic journalier moyen (Tjm) ici renforce cette idée. Le tableau suivant permet d’en témoigner.

Tableau 3Trafic sur quelques routes du pôle de Douala en 2003

Routes Tronçon TJM (en véh./jour)
Nationale n° 1  Yaoundé-Obala 4400
Nationale n° 3  Yaoundé-Nomayos (vers Mbankomo) 3500
Boumnyebel-Ndoupe 2700

Nationale n° 3

Pouma-Edéa 2700
Edéa-Douala 3800
Douala-Bekoko 8800
Bekoko-Pont sur le Moungo 3500
Pont sur le Moungo-Mutengéné 3000
Mutenguné-Limbé 5600
Limbé-Idenau 1500
Nationale n° 4 Obala-Pont d’Ebebda 2200
Pont du Ndé-Bagangté 1500
Bagangté-Bandjoun 1700
Bandjoun-Bafoussam 7000
Nationale n° 5 Bekoko-Loum 4700
Loum-Nkongsamba 3000
Nkongsamba-Melong 2600
Melong-Bafang 2600
Bafang-Bandja 2500
Bandja-Bandjoun 2500
Nationale n° 6 Bamenda-Santa 1800
Bafoussam-Limite NW 2000
Bafoussam- Pont du Noun 1500
Nationale n° 10 Yaoundé-Awaé 1200


Dans la partie septentrionale du pays, le couple Garoua-Maroua peut aussi, dans une certaine mesure, être considéré comme un pôle de communication même si l’effet de la distance kilométrique par rapport au centre yaoundéen et la qualité approximative des infrastructures de communication ont tendance à affaiblir le tropisme yaoundéen des échanges locaux. Il s’agit donc en tout point d’un pôlede communication tronqué, d’où la persistance et le renforcement des géotypes « nordistes » et « sudistes » qui renforcent la distance entre les Camerounais.
Quid précisément des espaces extérieurs aux pôles de communication ? Ce sont des espaces marqués par l’enclavement, donc par une certaine neurasthénie de leur système de communication avec le centre politique. On peut citer principalement:
• l’ensemble Djoum-Batouri, cet espace forestier qui couvre la partie sud-est de la région administrative du Sud et s’étend en diagonale jusqu’à Batouri, prenant en échales localités de Ngoila, Moloundou, Yokadouma et Mbang ;
• le triangle Ngoro-Ngambé Tikar-Yoko,
• le grand vide de l’Adamaoua sud,
• le département du Nkam ;
• le triangle Bipindi-Lolodorf-Akom II dans le département de l’océan.
Pour la plupart, ces espaces sont depuis très longtemps entré dans l’imaginaire des camerounais comme des territoires de pygmées avec tout ce que cela comporte comme stéréotypes liés au caractère atypique de ce groupe et surtout à son éloignement par rapport aux Camerounais « normaux ». Ces espaces sont déjà enclavés dans cet imaginaire avant de l’être dans la réalité. Cependant l’écart entre l’imaginaire et le réel est ténu si l’on s’en tient aux données liées à sa connectivité sur le système territorial national : l’état de décrépitude des routes locales. Le trafic journalier moyen dans ces espaces n’atteint que péniblement 15 véhicules par jour. Toute réflexion sur les logiques de l’enclavement est indissociable d’une réflexion sur la mise en difficulté de l’ensemble des processus par lesquels le centre politique, administratif et judiciaire de l’État camerounais établit une présence effective de son autorité dans ces périphéries. On ne peut manquer de s’intéresser à la mise à mal de la capacité d’extraction et de mobilisation des ressources que l’État déploie dans ces lieux pour mettre en œuvre ses politiques. Il y a aussi lieu de mentionner l’échec de l’intégration de ces espaces dans le marché économique national. La panne de circulation implique en effet le développement des logiques économiques d’hinterland que nous définissons comme l’amplification de comportements économiques marginaux propres aux territoires isolés à l’intérieur du pays. Ces comportements vont du retour de la pratique du troc, au renforcement de l’autoconsommation ; l’approvisionnement ou la vente vers d’autres espaces étant relativement fermé par le mauvais état des routes.
Au total, l’observation des voies de communication à l’heure actuelle au Cameroun permet de constater la dilapidation des énormes potentialités économiques et politiques que présentaient ces infrastructures au lendemain de l’indépendance.
Joseph Keutcheu
* Ce texte est tiré de la thèse de doctorat de l’auteur
Notes:
1- La Cellule de programmation (CdP) du MINTP est chargée de la programmation de l’entretien routier sur le réseau prioritaire, de la mise à jour des données nécessaires à la programmation, du classement et de la nomenclature des routes ainsi que de la gestion de la BDR. C’est donc la cheville ouvrière de la politique des routes au Cameroun.
2- Il faut dire que la CAMRAIL semble ainsi s’engager dans la compensation du manque à gagner dû à la concurrence que les bus livrent au train dans le transport interurbain.
3- Depuis quelques années, le Cameroun est marqué par l’accentuation d’un phénomène encore résiduel il y a quelques temps, celui des mémorandums portés par des « élites » ressortissant de régions qui s’estiment être des oubliées de la république. Au rang des revendications, on retrouve en grande place la question des infrastructures de communication, notamment des routes. Face à ces mémorandums, une autre catégorie de récriminations a vu le jour, les récriminations contre les mémorandums qu’on estime truffées d’inexactitudes et contraires aux principes d’unité et d’intégration nationale chères à la république. Pour des informations développées à ce propos, on pourrait lire, La Nouvelle Expression, 10 juin 2009 ; Le Messager, 28 mai 2003 ; Cameroon Tribune, 02 juin 2003.
4- Le lecteur attentif pourrait cependant nous opposer le fait que les statistiques officielles portent la « marque idéologique » des gouvernants qui les « arrangeraient » de temps en temps au gré de leurs intérêts. A cette objection, on répondrait que les données exploitées ici proviennent de la base de données brute conçue par le cabinet AIC Progetti S.A., données utilisées pour la conception du Plan directeur routier. On ajouterait en plus que ces statistiques ne sont pas une fin en soi dans l’étude et que pour donner une plus grande assise empirique à l’étude, on devrait confronter à d’autres sources, notamment aux données qualitatives.
5- C’est le linéaire de routes sur la superficie d’une région donnée.
6- Nombre de véhicules circulant sur un axe par jour.