• Full Screen
  • Wide Screen
  • Narrow Screen
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size
Cameroun: autopsie d'un Etat naufragé - La tyrannie de la corruption, par Fabien Eboussi Boulaga

Cameroun: autopsie d'un Etat naufragé - La tyrannie de la corruption, par Fabien Eboussi Boulaga

Envoyer Imprimer PDF
Note des utilisateurs: / 0
MauvaisTrès bien 
Index de l'article
Cameroun: autopsie d'un Etat naufragé
Trois décennies blanches et sèches, par Souley Onohiolo
Visage de la pauvreté : une vie-misère, par Jean-Bosco Talla
Santé : le coma avancé, par Simon Patrice Djomo
Le Renouveau en rupture d’eau, d’électricité et de logements, par Olivier Ndenkop
Infrastructures de communication: Des desseins aux actes manqués, par Joseph Keutcheu
parJean Paul Sipadjo
Plus de 50 ans de politique macabre et d’assassinats,par Olivier Ndenkop
Le Cameroun, malade de sa justice, par Junior Etienne Lantier
Une justice aux ordres,par Jean-Bosco Talla
L’humanité emprisonnée, par Hipolyte Sando
Le conservatisme politique du Renouveau:Entre instinct, intérêt, censure et expression, par Mathias Eric Owona Nguini
Le management politique à dispense, à suspens et à distance de Paul Biya, par Mathias Eric Owona Nguini
Une diplomatie au service du pouvoir personnel, par Georges Noula Nangué
La tyrannie de la corruption, par Fabien Eboussi Boulaga
Jeux et enjeux de la manipulation dans la propagande électoraliste au Cameroun, par Louis-Marie Kakdeu
50 ans après : quel avenir pour nos forces de défense?, par Adrien Macaire Lemdja
La crise des valeurs au miroir de l’école camerounaise, par Hilaire Sikounmo
Financement: Une politique obstinée de la pénurie, par Roger Kaffo Fokou
Coût de l’éducation et déscolarisation massive, par Roger Kaffo Fokou
Le calvaire des enseignants depuis 1993, par Roger Kaffo Fokou
Du plomb dans l’aile de la réforme, par Roger Kaffo Fokou
Une Urgence : sauver le système universitaire camerounais, par Fogue Tedom
Universites : Meformes comme resultantes des reformes, par Leger Ntiga
Professionnalisation de l’enseignement superieur, par Luc Ngwe
Réforme Lmd dans les Universités camerounaises: virage manqué?, par Ambroise Kom
Eglises et création d’universités privées au Cameroun: Enjeux stratégiques de l'investissement dans la formation supérieure
Privatisations: Un véritable marché de dupes, par Jean-Marc Bikoko
Le règne des idoles et l’athéisme camerounais, par Ludovic Lado sj
Médias sous le Renouveau : L’épreuve d’une liberté contrôlée, par Christian Kaffo
De Augustin Kontchou Kouomegni à Issa Tchiroma Bakari
Désacrilisation de la figure du pontife présidentiel et autopsie d'un Etat zombifié, par Jean-Bosco Talla & Maheu
Toutes les pages

La tyrannie de la corruption, par Fabien Eboussi Boulaga

Interrogé sur la corruption, je suis tenté de répondre : « le mieux est que nous n’en parlions plus ». Au-delà d’un mouvement d’humeur, d’agacement ou de lassitude que pourrait trahir cette réaction, il est permis d’en attendre davantage, de la prendre plus au sérieux, plus qu’une boutade, à titre d’hypothèse, d’exercice ou de jeu de la pensée.

1) C’est Spinoza qui nous avertit que les affaires humaines iraient bien mieux si nous avions une capacité égale de parler et de nous taire. Nous sommes diserts et intarissables sur la corruption. Imaginons un instant que la rumeur, les papotages de cabarets ou de salons, les journaux et les médias (sauf ceux de l’Etat) fassent silence sur les méfaits que l’on attribue à la « corruption », sur ceux .qu’on soupçonne ou accuse de s’y adonner. Supposons que nous en fassions un mot tabou, dont on s’excuse lorsqu’il nous échappe (en se purifiant les lèvres). Et si, nous étions parallèlement comme atteints de surdité sélective à son endroit, à ses équivalents, à ses désignations métaphoriques, argotiques, cryptées, périphrastiques ? Ce qui se passerait, je le laisse à votre sagacité ou à votre fantaisie. Quant à moi, je ne doute pas un seul instant des vertus de cette cure de silence. Bien des conversations déjà fort rabougries portant sur notre société seraient criblées de trous et de vides et subiraient un amaigrissement drastique. Nous découvririons que nous n’avons rien à dire sur nos hommes politiques si nous soustrayons ce par quoi ils se distinguent dans l’opinion courante. Nous découvririons parallèlement et simultanément que nous n’avons pas de remède à cette endémie que l’impuissante et dérisoire inanité de la morale individuelle et de la fin de l’impunité L’angoisse ne manquerait pas de gagner dans certaines face à ce que ces solutions révèlent de la toute puissance du règne de la pensée magique parmi nous. Heureusement le football, les autres sports sont là pour meubler nos conversations ainsi que les potins du village hexagonal. Pour combattre votre prurit de parler, de gloser, de faire l’important en étant celui qui est au courant des dessous de tables et de toute chose, vous pouvez vous livrer à l’exercice suivant qui vous amusera tout en accroissant le malaise de bavards sur des clichés prudhommesques du genre : il n’y a pas de corrupteurs sans corrompus, nous sommes tous également coupables de la corruption. Je l’emprunte à Roger-Pol-Droit. Pendant qu’ils dissertent, pérorent, déploient ses projets et programmes d’éradication de la corruption, injuriez-les copieusement sans arrêt, mais en silence et in petto. Certains se sentiront mieux, des êtres de courage incognito, sans péril et sans gloire. Beaucoup se sentiront soulagés et découvriront que leur forteresse intérieure est imprenable et comporte de nombreuses cachettes. Mais le bienfait le plus précieux serait la réflexion émergeant dans le reflux des paroles et des mots. Nous nous rendrions compte que les flots de discours et de textes sur la corruption nous emportent et nous ballottent en tous sens, nous confirmant dans notre impuissance et dans notre désarroi, nous empêchant de poser la question aux réponses multiples et d’orientation stratégique à savoir : « De quoi s’agit-il ? » Sommes-nous condamnés au dilemme entre le bavardage et le silence, si stérile pour la plupart d’entre nous ? D’autres approximations sont suggérées par cet impératif d’évitement. Elles nous entraînent dans la traversée du vide sonore du mot « corruption », nous libérant des réflexes purement verbaux et des simulacres d’actions stéréotypées qu’il déclenche. Ce sont : la traduction, des conséquences, le système.

2)Traduction/Transposition
Quant on évite un mot tabou, l’esprit de sérieux ou l’absence d’humour peut conduire à s’empêtrer dans des circonlocutions emberlificotées et ridicules. L’instituteur anticlérical ou athée du XIXe siècle français censure chez La Fontaine l’expression toute faite « Si Dieu lui prête » et enseigne aux enfants à réciter « Si on lui prête vie ». Heinrich Bölle, si ne me trahissent mes souvenirs déjà très lointains d’apprenti de la langue allemande, raconte l’histoire du politicien qui veut se ménager des soutiens des Maçons, des libres penseurs qui ne reconnaissent que le « Grand Horloger » ou l’« Etre Suprême » sans s’aliéner les croyants en usant sans failles dans ses discours de cette tournure encombrante, riche d’inextricables embarras syntaxiques : « Celui que tout être vénère ». Je ne vous invite pas à appliquer une procédure similaire à notre mot tabou. Sinon pour rire de ceux qui y recourent par opportunisme, terrorisés par l’idée d’être confondus avec ceux qui estiment que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes actuels ou que la corruption chez nous atteint des « hauteurs béantes ». Je convie à une démarche plus enrichissante, parce qu’elle nous impose de nous « dépayser dans le langage », en rompant avec des habitus et des façons de parler qui vont sans dire, avec des révérences à des valeurs convenues, dont nous n’avons ni l’expérience, ni le concept. Que répondez-vous à ceux qui vous défient de trouver le mot de « corruption » dans une des langues maternelles quelconque du Gabon ? Ne répondez pas avec légèreté en recourant à un emprunt ou un décalque mécanique d’une langue accidentelle. Vous risquez de passer à côté du sujet, d’être naïf, victime d’une forme d’inculture très répandue. Elle s’exprime dans la croyance selon laquelle les langues « officielles » disent les choses comme elles sont et doivent être dans le monde moderne auquel nous aspirons ou accédons avec difficulté. Vous pensez qu’il ne nous reste qu’à nous ajuster à ce qui est, qu’à nous soumettre à une longue inculcation.
Or la notion de corruption est d’abord une métaphore empruntée au monde physique pour dénoter un comportement d’ordre moral. Si vous gardez cet ancrage culturel dans un phénomène physique pour caractériser une conduite éthique, vous ne vous ferez pas entendre, vous perdrez les harmoniques répulsives et stigmatisantes véhiculées par le registre de la « pourriture ». Vous aurez à prendre d’autres détours, d’autres images. Il vous faudra faire une autre description phénoménologique de ce « fléau » qui nous afflige. Adressez-vous donc à un auditoire réel et pour de bon dans votre village. Pour dire la même chose que l’Anglais et le Français, vous prendrez impérativement d’autres détours faisant appel à d’autres références sensorielles et mentales. Mais surtout, vous vous situerez au sein d’autres formations historiques et sociales où des phénomènes semblables ont des positions, et des valences différentes. Ils ne font pas appel aux mythes et aux figures qui sont au plus profond de la sphère de nos principes derniers de motivations. Essayez donc de prêcher l’évangile de l’anti-corruption, vous verrez. Plusieurs issues sont possibles :
a) Vous pouvez tomber dans l’aphasie ou le bégaiement maladroit ;
b) Vous pouvez vous faire une langue artificielle qui ne sera comprise que de vous-mêmes et de ceux qui parlent français. Ils vous écouteront avec gêne, dans une gêne qui dévoile leur déracinement, leur psittacisme, le sentiment qu’ils n’ont pas rebrasser et remodeler une réalité passivement subie;
c) Vous pouvez vous libérer de la langue de bois et parler à l’africaine de voleurs, de sorciers anthropophages qui se repaissent de la substance vitale des autres. Ce sera à vos risques et périls, les plus grands étant l’incompréhension et un littéralisme indigné de bonne guerre, quoique désuet et anachronique (« Il nous prend pour des sauvages et fait le jeu de ceux qui nous marqués au fer rouge de ces qualifications infamantes »).
En positif, vous pourrez poser autrement nos problèmes, les recadrer de manière à les dissoudre, à les prendre par des bouts inattendus et plus créatifs. Comment ne pas tenter d’autres approches, quand la problématique officielle et internationale semble cultiver un moralisme impuissant qui nous renvoie à une conversion impossible, à l’idéal tronqué qu’elle nous présente. La situation actuelle favorise un attentisme ou un adventisme qui nous reporte à grand bruit aux eschatologies messianiques, sans cesse différées, de la fin des temps, quand elle ne fait pas de la lutte contre la corruption une diversion et une délectation morose. La contextualisation culturelle peut rendre la « corruption » plus compréhensible et plus inacceptable eu égard à ses implications anthropologiques et à ses conséquences sociales.

3) Conséquences
Sans doute ne comprend-on pas la réalité que désigne le mot de corruption. Ce dernier est comme le doigt sage qui nous montre la lune, mais sur lequel se focalise et s’arrête le fou pour le contempler et en disserter. Ce vers quoi le mot de corruption voudrait tourner notre regard et notre attention, c’est notre condition humaine avec ses maux, ses aspects peu enviables qui ne cessent d’étonner le monde et de cultiver chez certains d’entre nous, le dégoût, le mépris et la honte de nous-mêmes.
La corruption, définie à partir de ses conséquences, se définit comme ce qui nous empêche d’éduquer la jeunesse, de soigner les malades pleinement, d’avoir des services publics adéquats, des infrastructures correctes à hauteur des ressources actuellement disponibles. Formulé plus brutalement, c’est ce qui condamne à l’ensauvagement des générations, qui envoie des milliers à la mort insensée faute de soins pourtant actuellement à notre portée, c’est ce qui frappe de décrépitude nos maisons, nos villes et villages, nos équipements et nos institutions.
Il faut aller plus loin et ajouter le dernier volet de cette définition qui remonte des bases du vécu collectif vers les formulations conceptuelles. On peut la caractériser comme ce qui nous enlève le respect et l’estime de nous-mêmes. Elle nous ôte notre dignité et nous condamne à la servitude. Des illustrations ?
« La sortie illicite de capitaux détournés et exportés en billets de banque par des Camerounais entre 1981 et 1998 se situerait autour de 1196 milliards de F Cfa. Pour une moyenne triennale de prêts Fmi-Bm de l’ordre de 200 milliards de F Cfa au titre de financement, le Cameroun aurait pu financer par lui-même grâce à cette fraction des capitaux détournés, 6 programmes triennaux d’un montant cumulé de 1196 milliards de F Cfa étalés sur 18 ans, pour assurer la transformation systémique de son économie et de ses institutions conformément à un projet de société endogène et pertinent sans avoir à recourir forcément à l’aide extérieure. » (Babissakana & Abissama Onana, Cahiers des Notes d’Analyse Technique N°1, Prescriptor, 2003, pp. 325-326)
Si l’on prend l’exercice 1999/2000, on pourrait dire que la perte totale pour le Trésor public due aux pratiques de corruption concernant seulement la ponction sur les dépenses hors salaires et intérêts sur dette est de 538,21 milliards. (Babissakana & Abissama Onana, Cahiers des Notes d’Analyse Technique N°2, Prescriptor, 2005, pp. 480-481).
On pourrait multiplier de telles coupes. Au lieu donc de parler rhétoriquement de la corruption, je vous conseille de faire, au fil des jours, des calculs de ce type, devant des dépenses somptuaires, des gaspillages de tous genres, des voyages aux délégations pléthoriques, des chiffres avérés relatifs aux détournements des fonds publics. Face aux sommes ainsi obtenues, voyez ce qu’il en coûte de gâchis humain, des maladies, de malheurs, d’ignorance, d’abrutissement et d’esclavage. C’est l’approche par les conséquences qui nous conduit, sans fard, au cœur du système de la corruption.

4) Le système de la corruption
Si nous voulons nous complaire dans une impuissante et bavarde agitation devant le phénomène qu’on appelle la corruption, continuons donc d’en faire un slogan et un mot d’ordre soufflé par les bailleurs de fonds et les normalisateurs du monde, et de nous épuiser dans des campagnes de sensibilisation, avec panneaux publicitaires, émissions radios, conférences, colloques et tables-rondes, voire avec des commissions anti-corruption dûment patentées.. Pour éradiquer ce mal, il faut le replacer dans le sol dans lequel il s’enracine profondément, dans ce avec quoi il fait corps et ce dont il est à la fois ou tour à tour l’effet et la cause. Il faut en cerner la nature spécifique et la nocivité radicale. Au terme d’un ouvrage érudit de plus de 700 pages intitulé Bribes (Berkeley, University Press of California, 1987, p.700), retraçant l’évolution de la corruption, dans différentes sociétés et cultures, de l’Antiquité à nos jours, l’historien américain J.T. Noonan conclut en disant qu’ « après la tyrannie, c’est la corruption qui est le grand mal des Etats » (cité par Robert Klitgaard, Combattre la corruption, NH, 1997, p. XIII).
Ma thèse est que tyrannie et corruption sont deux facettes ou modalités d’un même phénomène. Elles s’appellent et se soutiennent mutuellement, l’une étant le moyen ou l’aboutissement de l’autre, et vice-versa. Elles forment le mal absolu de l’Etat, parce qu’elles sont la négation ou la destruction de son principe, tout en produisant un anti-Etat avec les apparences et les instruments de l’Etat.
Posons que l’Etat est l’organe institutionnel qui, par ses décisions et ses actions, exprime, active et régule le vouloir vivre et bien vivre ensemble d’une communauté historique donnée et sa structuration pour agir efficacement dans ce sens et à cet effet de façon durable, voire dans un horizon de perpétuité. Par définition, l’Etat n’est pas une entité indépendante. Elle est une fonction d’un tout dont elle est partie intégrante (« partie totale », devrais-je ajouter). Son action est une action collective en vertu de la constitution générale de l’organisme dont elle est une pièce, mais et surtout en ceci qu’elle a pour base et substance l’actualisation de cette structure de base-comme puissance et effet de la réciprocité qui fait des individus des membres d’une communauté de destin. Sont donc politiques les actions et les activités qui sont accomplies conformément à une ensemble de règles élaborées en vue d’instaurer et de faciliter des comportements de réciprocité générateurs de pouvoir collectif spécifique dans les domaines et les sujets d’intérêt commun et d’opportunités communes. La vertu de l’Etat constitutionnel comme institution est la justice dans la mutualité des devoirs et des droits, des bénéfices et des charges de la coopération sociale, comme et par la mise en œuvre de la force propre du groupe émanant de la réciprocité et de la cohésion de ses membres et qui est précisément le pouvoir politique : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle; il appartient a un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé » (Hannah Arendt).
A présent, il est clair que corruption et tyrannie s’approprient le pouvoir que détient un peuple de se faire et de s’accomplir au moyen d’une action concertée. Cette dépossession s’opère par la destruction du lien social, en brisant les nœuds de la réciprocité de base, selon des mécanismes similaires et une logique qui fait passer de l’une à l’autre sans solution de continuité. Une funeste passion d’argent et de biens, dévorante et destructrice jusqu’au crime et au sacrilège, possède les dirigeants cupides tout comme les tyrans : « Ils prennent des gains considérables, ceux qu’il ne faut pas, là où il ne faut pas, comme les tyrans quand ils pillent des villes ou qu’ils dépouillent les temples.. » et méritent les noms « de scélérats, d’impies, d’injustes ». Dépossédant les autres de leurs biens et de leur pouvoir pour les concentrer en leurs seules mains, ils divisent le corps politique, en ouvrant entre eux et le reste le gouffre de l’inégalité fatale à la réciprocité et à la justice politique : « Le juste politique, c’est celui qui règne entre des hommes dont la communauté de vie a pour but une existence indépendante, hommes libres et égaux, soit d’une égalité proportionnelle, soit d’une égalité arithmétique. En sorte que, pour ceux chez qui ces conditions ne sont pas réalisées, il n’existe pas de justice politique réglant leurs rapports mutuels ». Ce n’est plus l’autorité de la loi qui règne mais l’arbitraire égotique et par là tyrannique des individus : « Voilà pourquoi nous ne souffrons pas que ce soit un homme qui commande, mais nous voulons que ce soit la loi ; parce qu’un homme ne commande que dans son propre intérêt, et devient tyran ». Le dirigeant qui prend pour soi une part excessive des biens, des avantages de la coopération sociale, le fait au détriment des autres, laissant le poids des maux les écraser est injuste, accapareur du bien d’autrui. Il n’est plus le gardien de l’égalité, en ne se contentant pas du salaire, de la considération et de l’honneur qui lui sont alloués du fait de sa charge: « Quant à ceux à qui cela ne suffit pas, ce sont ceux qui deviennent des tyrans » (Aristote, Ethique à Nicomaque, liv.5, chap.10, 1134a 25-b 7. Le qualificatif d’impie leur sied parce qu’ils brisent le lien sacré qui tient ensemble et fonde la communauté politique, à savoir la réciprocité ou la solidarité des égaux.
Pour assurer leur impunité, il leur faut accéder à une sorte d’invulnérabilité, par un double mécanisme : d’un côté, rendre les dominés incapables de sentiments nobles et généreux, de révolte et d’une réaction efficace et de l’autre, se protéger sans cesse, de plus en plus, coûte que coûte. Le premier mécanisme comprend la culture de la médiocrité et de la bassesse, de la délation, et la méfiance généralisée. A quoi il faut ajouter l’entretien d’un climat d’insécurité, d’une sorte de guerre larvée permanente (subversion, contre-révolution, terrorisme), « afin que les sujets n’aient pas de loisirs et sentent toute leur vie le besoin d’un chef. Enfin et surtout, il y a « l’appauvrissement et l’abrutissement des gens obligés à trimer et à gagner leur vie au jour le jour », au point qu’ils ne songent plus qu’à s’étourdir pour oublier leurs peines et leur fatigue et non à rêver de changer la vie. Ceci tend à leur inculquer la résignation et le renoncement, « l’impuissance à agir; car nul n’entreprend l’impossible; et, par conséquent, on n’entreprend pas non plus de renverser la tyrannie quand on n’en a pas le pouvoir ». En bref, les buts visés par la tyrannie sont effectués pratiquement par une corruption prédatrice, sous-tendues qu’elles sont l’une et l’autre, par les mêmes principes : « Car on peut ramener aux trois principes suivants les procédés de la tyrannie : pas de confiance entre les citoyens, pas de pouvoir, et l’âme basse » (Aristote, Politique, liv. V, chap. 9, 1314 a 15-29).
On devrait s’appesantir sur ces trois principes et les mécanismes de leur pratique. On ne peut que les évoquer sous de redite insistante 1) la délation organisée et généralisée rend impossible la confiance et l’amitié politique susceptible de desseins et de dévouements nobles et désintéressés.2) la société devient une communauté d’impuissance où les individus atomisés ahanent à survivre, laminés par la misère et l’incoordination des actions, là où toute concertation devient suspecte de nourrir tout à la fois des ambitions d’efficacité et un projet d’émancipation ; 3) la conséquence est l’enfermement de l’esprit dans des préoccupations qui sont celles des esclaves, sans perspective ni hauteur.
Reste le prix de la protection. Il est très élevé. Il s’achète en livrant le pays à la convoitise des étrangers (ressources et territoire stratégiques), à des réseaux en tous genres,en bradant ses richesses, sa sécurité et sa souveraineté. Le pillage, pour le tyran, a pour but de « s’assurer sa garde et ses plaisirs ». Sa « garde est faite d’étrangers », d’origine et d’adoption, de ceux n’attendent ou n’espèrent rien de la loi et de quelque bien commun. Les principaux ennemis du tyran cupide sont ses propres concitoyens contre l’intérêt desquels il s’enrichit et fait son bon plaisir. Il est plus impitoyable à leur égard que le plus cruel des étrangers, pour qui il agit par procuration et par anticipation Le second cercle de sa protection, c’est la police et l’armée. Elles jouissent de l’impunité et ne doivent jamais être désavouées ; elles peuvent piller et se conduire comme en territoire conquis. Et tous les partisans, qui reçoivent récompense «chacun selon son mérite », c’est-à-dire, selon sa contribution plus ou moins directe à maintenir le régime, à le défendre. Ils ont leur part de passe-droits, de fiefs et de prébendes, qu’ils soient des fonctionnaires, des magistrats, des professeurs, des hommes d’affaires, des pseudo-membres de l’opposition. On a ainsi une pyramide hiérarchique de rentes de situation et d’impunité, avec ses étages, chacun ayant ses parrains, ses réseaux, ses hommes de main, ses clients, ses monopoles, ses fiefs et ses prébendes. Tel est le système de la corruption. Comment demander à son chef de l’assainir, sans le condamner à se retrouver sans bases, à tomber dans le vide et le néant. Il argue donc en ces termes « Si iniquitates sectatorum meorum observaverim, qui me sustinebit , Si je m mets à tenir rigueur à mes partisans de leurs iniquités, qui m’accordera encore son soutien » ?
En résumé, pour signifier l’unité, voire l’identité de la tyrannie et de la corruption prédatrice dans leur puissance de destruction et de confusion chaotique, sa perversion de toutes les valeurs, il n’y a rien de mieux que l’expression de « tyrannie de l’argent ». Ecoutons Shakespeare nous le dire avec force, dans ces paroles mises dans la bouche du noble Timon ruiné par ses extravagances et accédant enfin à la lucidité concernant la nuisance ou la puissance négative de l’or : « Voici de quoi rendre blanc le noir, beau le laid, juste le faux, Noble le vil, jeune le vieux, vaillant le lâche .Il peut détourner de vous vos serviteurs, vos prêtres, et priver de secours celui qui, bien portant, suffoque. Cet esclave au teint jaune noue et dénoue les sectes, fait bénir les maudits, aimer la lèpre blanche, promouvoir les voleurs, en leur accordant titres, déférence et crédit. » (Timon d’Athènes, IV, 3, in Tragédies, tr. fr., Paris, Bouquins, 1995). Quand l’Etat est l’hypostase de l’argent, comme le nôtre, il est, littéralement, « la perversion généralisée des individualités [et des institutions], qu’il change en leur contraires, en leur attribuant des qualités qui ne sont pas le moins du monde les leurs. Il apparaît alors comme la puissance corruptrice de l’individu, des liens sociaux qui passent pour être essentiels ». Il exige et obtient, par ses pratiques et sa doctrine, qu’on « transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le valet en maître, le maître en valet, la bêtise en intelligence, l’intelligence en bêtise ». Je paraphrase cette fois un texte célèbre de Marx (Manuscrits de 1644, in Œuvres, t. II Economie 2, trad. fr. , Paris Gallimard, p.117-118). L’Etat argent devient alors une des grandes figures, la plus redoutable et la plus criminelle, « de l’imposture, et cela à plusieurs niveaux : 1) imposture sur la valeur ( il peut rendre précieux ce qui ne l’est pas..) ; 2) imposture sur la relation ( il peut donner de l’importance ou du respect a qui n’en mérite pas en procurant une position) ; 3) imposture sur le temps (en acquérant en un instant ce qui exige autrement de très longs efforts). – Ce qui permet une telle imposture, c’est le pouvoir de l’argent d’être un substitut. Il peut tout remplacer et donc prendre toutes les places. Il est l’usurpateur par excellence, l’usurpateur ubiquitaire. Aussi est-il toujours lié au drame de la trahison. » (Marcel Hénaff, Le prix de la vérité, Seuil, Paris, 2002, p.25).
Que faire, devant la toute-puissance de cette incarnation de l’Agent de l’universelle trahison, face à la Tyrannie de l’argent, la seule possible aujourd’hui, sous des formes multiples plus ou moins grossières, mieux, sous des espèces aseptisées et rationalisées dans le capitalisme, avec ses moyens, ses collusions et ses propension à la maximisation du profit par tous les moyens efficaces. A quoi il faut ajouter son irrésistible penchant pour des rentes de situation, la production des inégalités et de la rareté, leur exploitation pour induire la différence de potentiel et le désordre qui permettent une croissance indéfinie ?
Il suffit d’ouvrir cette question sur trois faits élémentaires de notre condition : «les humains attachent une valeur très grande à certains des buts qu’ils poursuivent ; ils sont capables de calcul stratégique, c’est-à-dire de choisir les moyens qui leur semblent les plus efficaces pour atteindre leurs buts et pour déjouer les manœuvres de leurs adversaires ; et ils sont capables d’anticiper l’avenir afin de se prémunir contre toutes les menaces imaginables » (J.-P. Derriennic, Les Guerres Civiles, Presses de Sciences Po, Paris, 2001, p.14-15). A quoi s’impose un quatrième fait à créer : il faut réserver ses énergies à discuter, à proposer de construire à ceux qui acceptent le principe de la discussion, la possibilité d’apprendre et de changer dans le sens du plus rationnel, à la fois plus juste et plus efficace, sans la croyance mégalomaniaque qu’on a les moyens et la charge de convertir ceux dont la première et l’ultime raison est la force ou la violence. Il admettre l’éventualité banale que nous pouvons vivre dans un espace commun, sans constituer un corps politique, sans être tenus ensemble par un lien social, de contrat ou d’alliance.
Il ne reste qu’à croire que parmi ceux, très nombreux, qui sont encore des humains, des Camerounais ont la liberté coriace, qu’elle n’a pas été annihilée par « l’habitude du malheur » et de l’impuissance à agir, qu’ils sont prêts à affronter le démon tyrannique de la corruption, dont le nom est Légion ou Système. Ils savent désormais exactement à quoi ils ont affaire et à quoi s’attendre. Ils ont à déplacer les champs de bataille, à recadrer autrement toutes les questions, tous les problèmes. En restant dans le même cadrage, plus ils prétendront changer, plus ils feront la même chose, toujours moins bien que ceux qui ont blanchi sous le harnois du système de la corruption tyrannique ou de la tyrannie de la corruption.

Fabien Eboussi Boulaga

*Philosophe
Ce texte, publié dans les Cahiers de Mutations, a été amélioré par l’auteur