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Politique Le spectre du Léviathan

Le spectre du Léviathan

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Il règne depuis quelque temps comme une atmosphère délétère au voisinage nord de la latitude zéro. Elle pèse sur les jours, les gens et les choses, tel un ciel très bas et grisâtre. Le genre de ciel sinistre dont le cinéma de l’horreur raffole et qui préfigure une suite cauchemardesque à souhait. Il y manque seulement les usuels grincements des huisseries vermoulues et des gonds rouillés, les corbeaux croassant dans le vent furieux et la brume idoine. Même si la routine continue d’expédier à tous les niveaux les affaires courantes dans les secteurs public et privé, même si le pays fonctionne dans son ensemble, quelque chose ne tourne cependant pas rond : le nouveau cycle politique vert-rouge-jaune commence dans une épaisse et visqueuse morosité.
Le moral ne vole en effet pas franchement haut au large du minuscule canton des happy few, la minorité privilégiée qui jouit ouvertement et fièrement de son allégeance à l’ordre de l’iniquité établi aussi bien localement que globalement, cet ordre du Marché, du Lucre et du Profit qui suscite moult indignations sous les latitudes européennes où il prit sa source naguère avant de se répandre sur la planète et prendre pied de ce côté du monde avec la colonisation, un ordre cynique qui stimule les inégalités sociales et l’injustice qui va avec. Comment le moral pourrait-il voler haut quand le pouvoir d’achat de la majorité fait du rase-mottes depuis plus d’un quart de siècle ? Personne n’a encore vu, ni ne verra jamais d’avion s’arracher à la pesanteur terrestre sans réacteurs pour développer la poussée nécessaire à cette performance.
La plupart des ménages vert-rouge-jaune croupissent dans une épineuse incommodité et ils tirent le diable par la queue pour tenir de l’aube au crépuscule, sans savoir de quoi sera précisément fait leur lendemain. Chaque jour que le Soleil fait et qui passe est une pénible galère. L’existence, dans ces éprouvantes conditions, tient davantage du labyrinthe obscur et sans issue, que de la rieuse plage ensoleillée et bordée d’arbres fruitiers qu’il suffirait juste de secouer pour se gaver de vitamines bénéfiques sans modération. La lourde incertitude ambiante empêche, partant, de se projeter vers un à-venir qui demeure alors fortement hypothétique. Que reste-t-il donc à un être humain comme perspective, quand demain ne veut absolument plus rien dire du tout, quand l’espérance est une tragique illusion ? Réponse : des frustrations qui s’accumulent au fil du temps comme le magma dans un volcan.

Notre société fracturée s’accommode ainsi sans vergogne des inégalités profondes entre les "have" et les "have not", entre les nantis et les démunis, entre l’opulence et le manque chronique l’abîme se creuse inexorablement. Les actionnaires du Fiasco se pavanent dans leur suffisance au nez et à la barbe de ceux qui pataugent dans la précarité et qui les regardent caracoler, leurs yeux chargés d’envie. Voire même de sourde haine. De sorte que le quotidien baigne dans une violence aveugle qui explose lorsque les circonstances s’y prêtent comme à Deido récemment. Au nom de quoi les uns devraient paisiblement jouir de la vie pendant que les autres bouffent du chiendent à longueur d’heures ? En vertu de quelle vision simpliste et insupportable du monde ? Force est de constater que la communauté de destin qui est au principe du concept de nation n’est guère la chose la mieux partagée sous nos cieux. La rivalité diffuse entre ethnies y fait plutôt fureur sur fond de clientélisme, comme au bon vieux temps du monolithisme politique : chacune croit voir midi à sa porte du sud au nord et de l’est à l’ouest. Comment ne pas redouter à cette aune que les vilains démons d’hier soient apparemment de retour ?
Sauf bien sûr à vouloir marcher résolument sur la tête, l’aspiration démocratique contemporaine ne saurait logiquement se satisfaire d’injustices sociales fissurant une société sur cette échelle. Réduire drastiquement ces asymétries fauteuses d’indignité fait partie du programme minimum de tout Etat lucide et responsable devant l’Histoire : lui demeure et les gouvernements passent. De l’un à l’autre, c’est de facto une tâche à poursuivre inlassablement. En mode longue course de fond où les commis de l’Etat, petits, moyens et grands, se passent le relais pour le bien commun. Problème : est-ce que cette idée de "bien commun" renvoie encore à une réalité plausible dans l’esprit des Camerounaises et des Camerounais today ? On peut au minimum en douter et les multiples incivilités qui affectent durement le vivre-ensemble en font amplement foi.
Que dire de cette kyrielle d’abreuvoirs où coule à flots la bière et qui beuglent jusqu’au petit matin, au grand dam des riverains privés du droit élémentaire à la quiétude et au repos ? Que dire de ces soiffards qui se soulagent de leurs libations n’importe où, lorsqu’un pressant et impérieux besoin les prend, femmes et hommes, sans scrupules aucun ? Que dire encore de ces voisins dans un immeuble qui lancent leurs sound system à l’assaut des murs et des oreilles des autres, lesquels sont obligés de subir leurs goûts musicaux et une tornade de décibels? Que dire donc de ces familles élargies qui confisquent et fracassent impunément la nuit avec la sarabande assourdissante d’un lamento pour une aïeule décédée ? Que dire de ces pasteurs du réveil et faussaires qui opèrent soi-disant des miracles en cantiques, toute une nuit durant ? C’est tellement rare dans notre pays qu’une plainte pour tapage nocturne ou trouble de jouissance débouche sur une action correctrice. Les "chefs de terre" peuvent toujours prescrire la tranquillité dans le périmètre de leurs résidences : quid de leurs administrés livrés à cette démesure sonique et sans recours ? Mais peut-être bien que le jour où un citoyen excédé optera pour une solution autrement extrême, alors les pouvoirs publics sortiront de leur complaisance et mettront bon ordre à cette nuisance, source de grave stress.
D’ici à là, le mépris a encore de splendides jours à tirer devant lui. Le mépris crasse qui dégouline en permanence de ceux et de celles qui se retrouvent un beau matin à la tête d’une parcelle de pouvoir et qui font baver leurs semblables. Sans parler du cancer de la vénéneuse rivalité des ego qui ronge le corps social et entretient des rancunes, des animosités, ouvertes ou sourdes c’est selon, qui le traversent comme autant de failles sismiques qu’un banal évènement est susceptible de mettre en branle. Le quidam ordinaire n’a bien souvent que ses yeux pour pleurer à chaudes larmes quand ce système odieux lui signifie sans ambages, sans recul, son insignifiance d’insecte microscopique. Du coup, la bagarre pour la visibilité et l’influence fait rage sur tous les paliers, de bas en haut. Comme le champ mondain et l’espace politique se recouvrent peu ou prou, les affinités sélectives séparent le bon grain de l’ivraie, les élus du rebut. Et il faut montrer patte blanche pour accéder à la citadelle des enflures, lieu d’abondance garantie : les exclus n’ont qu’à aller se plaindre les jours ouvrables au Ciel, chez Dieu. Le sens de l’Autre est fort mal en point chez nous.
La liquéfaction irréversible de la so called opposition laisse le champ libre au discours répétitif du" R" de se déployer irrésistiblement dans l’espace public et il n’en faut certes pas plus pour se retrouver en régime de parti unique avec ce que ce monopole politique de fait peut comporter sur le terrain de tentation autoritaire, faute de contre-pouvoirs effectifs. Ses chantres et affidés font en permanence l’apologie du matérialisme, ce "piège grossier" que le Pontife catholique en exercice pointe depuis son arrivée au Vatican, exhortant les Africains à l’éviter. Mais qui donc de ces ouailles subjuguées, hommes et femmes, par les miroitements de l’avoir, entend le propos avisé de Benoît XVI, alors que les mêmes bipèdes se pressent tous les dimanches aux eucharisties ici et là, devenues des hauts lieux d’ostentation, dans leurs plus beaux atours ? L’arrogance y est volontiers exhibitionniste et ne se prive pas d’afficher les signes extérieurs de l’idée si précieuse qu’elle se fait d’elle même. Les autres jours de la semaine, il ne faut surtout pas attendre de ce contingent on ne peut plus compassé de bigots et de bigotes, des comportements très chrétiens envers leurs compatriotes : dans la lice de leur monde, Dieu n’existe pas. Ou alors, il est soigneusement mis pour le coup entre parenthèses, hors jeu. Et la Vanité mène le théâtre des apparences, en étroite connivence avec la Duplicité. Ainsi vont les jours au voisinage nord de la latitude zéro…
Faire cavalier seul procure généralement et inévitablement, tous contextes confondus, une puissante sensation d’ivresse. Laquelle est susceptible de monter à la tête et d’embrumer quelque peu les vues autant que les jugements portés sur la réalité. Une société battant pavillon "pensée unique", qui fait fi de la complexité intrinsèque du réel et de l’intelligence critique, ne saurait en aucun cas atteindre au développement durable qui est le prochain horizon historique de notre civilisation sur la planète. Cette perspective inédite requiert une profonde inflexion intellectuelle dans le rapport au temps, à l’espace, aux ressources (humaines, matérielles, financières, naturelles, énergétiques) ; elle impose de reconsidérer sous tous les aspects notre arrimage, par la force des choses( ?), à un modèle économique quantitatif obsolète et qui n’en finit pas de montrer ses limites d’une crise à l’autre. Ce n’est pas franchement très sage de vouloir s’installer dans une habitation vermoulue que ses précédents occupants songent de plus en plus à abandonner.
L’unanimisme sur 360° ou presque est une autoroute infernale qui mène tout droit au trou noir du Léviathan, soit la catastrophe totalitaire, et nulle part ailleurs. Il se pourrait que certains en rêvent en haut lieu secrètement, le regard tourné vers la Chine post-communiste qui s’impose et en impose. Un adage valant avertissement énonce qu’à force d’esquisser le Diable sur un mur, il finit souvent par prendre forme dans la réalité. L’époque n’est plus à l’absolutisme même dilué dans une démocratie en demi-teinte. Ce pays a déjà eu sa dose de despotisme et ses séquelles intimes font des ravages majeurs. Or, ce si beau pays, notre pays vert-rouge-jaune, suffoque, suffoque, à court de rêve, d’un vrai, à long terme, où s’inscriraient au moins trois générations de Camerounaises et de Camerounais. L’enrôlement permanent dans la vulgarité consumériste ne peut guère en tenir lieu indéfiniment et creuse surtout une tombe de plus en plus profonde.

Lionel Manga,
Ecrivain