• Full Screen
  • Wide Screen
  • Narrow Screen
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size
Communauté internationale: Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable

Communauté internationale: Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable

Envoyer Imprimer PDF
Note des utilisateurs: / 0
MauvaisTrès bien 
Index de l'article
Communauté internationale: Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable
Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable
Quelques réflexions sur la notion de communauté internationale
La communauté internationale est-elle gardienne des élections présidentielles africaines ?
Communauté internationale et reconnaissance de gouvernement
Crises politiques en Afrique : Le Cas de la Côte d’Ivoire
Côte d'Ivoire : la démocratie au bazooka?
Au-dela de Gbagbo : L’Afrique
Au-dela de Gbagbo, L’Afrique et les tiers-monde de demain
Médias: Entre mercantilisme, conformisme et révérence
La face cachée de la
Ces hommes politiques adoubés par la
Communauté internationnale et les crises politiques au Cameroun de 1948 à jours
Quelle place et quel rôle pour l'Onu au sein de la communauté internationale?
Jusqu'où peut on avoir confiance en l'Onu?
Révolution arabe: quel impact sur le nouvel équilibre mondial?
Crise ivoirienne: une opinion africaine de toutes parts handicapée
L’Afrique entre Révolution et manipulations
Toutes les pages

L’Afrique doit devenir son centre propre
Les interrogations concernant le rôle de « la communauté internationale » dans les affaires africaines ne datent pas d’aujourd’hui.  Elles ont accompagné l’émergence du Continent à la vie moderne et son insertion problématique dans les relations internationales avant et après la colonisation. Les travaux des historiens aidant, l’on sait désormais que sur la longue durée, cette insertion s’est faite sur le double mode de la prédation et de l’extraversion. Ni la vague des décolonisations des années 60, ni la fin de la guerre froide ou encore la chute des régimes racistes de l’Afrique australe n’ont mis fin à ce handicap originel. Alors que s’amorce le nouveau siècle, ce handicap structurel est encore loin d’avoir été surmonté, et l’Afrique n’est toujours pas à même de négocier à son avantage son rapport au monde. Si ce rapport au monde s’est historiquement décliné sur un mode polémique, ce n’est pas simplement pour des raisons liées à la politique de puissance.

C’est aussi parce que, dès le début, l’insertion des Africains en tant que sujets souverains dans les rapports internationaux posait en termes radicaux des questions qui sont encore avec nous. La première – et sans doute la plus importante - est de savoir si l’on peut en effet définir en droit quelque chose que l’on pourrait appeler une « communauté mondiale ». Qu’est-ce qui donne à cette communauté ses attributs moraux et humains ? Qui en fait partie et qui doit en être exclu et pour quelles raisons ? À quelles conditions la violence à l’encontre de ceux qui en sont exclus (ou qui s’en excluent eux-mêmes) se justifie-t-elle moralement ? Et à quelles autres conditions se réduit-elle à un simple droit de conquête et à la politique de la force ?

Ces questions de droit moral et éthique se transformeront plus tard en questions de droit international. Mais à l’origine, on les retrouve sous diverses formes au cœur du mouvement international pour l’abolition de la Traite des nègres où elles apparaissent d’abord comme des problèmes d’ordre éthique. Ce qu’il s’agit en effet d’abolir, ce n’est pas simplement une forme inique du commerce. Il s’agit aussi de redéfinir les contours de l’humain et du monde non plus sur la base de la différence des races et des statuts, mais de ce qui est commun à tous parce que profondément inaliénable. Portée par de puissantes campagnes internationales menées par les organisations philanthropiques et stimulée par la résistance des esclaves eux-mêmes, on peut dire de la cause abolitionniste qu’elle représente le premier mouvement de défense des droits de l’homme de l’histoire moderne. Cette cause n’est pas portée par des États. Le mouvement abolitionniste se constitue précisément contre l’État tout en entretenant avec le capital marchand des liens ambigus.  Il est l’œuvre de réseaux de solidarité multi-raciaux, trans-océaniques et transcontinentaux, de filières, d’institutions, d’organisations, de personnalités charismatiques, de militants, évangélistes et propagandistes chevronnés.

La montée du mouvement abolitionniste, la poussée missionnaire de l’époque et la constitution dans les principaux centres de l’Occident de « sociétés des amis des nègres » furent par ailleurs à l’origine d’un nouvel imaginaire de la solidarité internationale et de la « communauté mondiale ». Cette dernière est envisagée comme une « communauté œcuménique » des hommes et des nations ordonnée à une mission universelle. Au sein de cette communauté, les faibles et les puissants ont égale voix au chapitre. Cette communauté n’est pas d’abord, loin s’en faut, une communauté des États ou des gouvernements. Encore moins un cartel des puissances de l’heure. Cette communauté est une coalition morale au bénéfice de ceux dont les droits inaliénables ont été blessés et  foulés aux pieds par les puissances organisées. C’est pour réhabiliter ces droits que l’intervention dans les affaires des États se justifie. L’intervention a pour  visée première d’abolir l’injustice originelle et de rétablir en humanité ceux que la puissance et la force ont déchu de leurs droits constitutionnels d’hommes pléniers.

On peut d’ailleurs voir les prémisses de cette idée d’une humanité œcuménique et cette volonté de restitution et de réparation dans l’acte de déclaration d’indépendance de Haiti, le premier État nègre moderne surgi des décombres de « la plantation ».  La montée nègre en humanité est alors indissociable de l’idée d’une fraternité humaine universelle, d’un monde commun à partager de manière équitable entre toutes les composantes de la famille humaine. Ce double lien constituera, au demeurant, le socle philosophique des tentatives ultérieures d’émancipation, qu’il s’agisse des luttes pour le maintien de l’indépendance de l’Éthiopie menacée par le fascisme italien, des raisons africaines de la participation du Continent à la lutte contre l’hitlérisme pendant la Seconde guerre mondiale, ou de manière plus manifeste encore, des combats anticoloniaux et anti-impérialistes de la deuxième moitié du vingtième siècle, ou encore des grandes luttes pour les droits civiques aux États-Unis qui culminent avec la défaite de l’Apartheid en Afrique du sud au milieu des années 90.

Ces questions de droit et d’éthique sont également au cœur des débats sur le droit à l’autodétermination. C’est que pendant plusieurs siècles, le monde a été divisé entre les peuples capables de s’auto-gouverner et ceux qui, pour toutes sortes de raisons, vivent dans la nuit de l’enfance. Ces derniers, soutient-on alors, doivent passer par une période de tutorat devant conduire, avec le temps, à leur émancipation totale et définitive. La colonisation se définit justement comme ce tutorat. Elle repose sur le droit qu’auraient les peuples civilisés de conquérir, d’occuper et d’exploiter les races inférieures.

Chaque fois donc, la question a été à peu près la même. Face à des situations dont l’enjeu est l’émancipation des Africains, voire leur survie, qui a le droit d’intervenir, comment et à quelles conditions? Les interventions externes visent-elles à accélérer le processus d’émancipation ou, au contraire, le ralentissent-ils, voire, constituent-elles des obstacles à ce but? Y-a-t-il des situations où il vaut mieux que l’on n’intervienne point?

De toutes les grandes interventions étrangères depuis la fin de la colonisation, quatre auront marqué durablement les esprits. La première est celle de l’Onu dans le drame congolais au début des années 60. Elle fut traumatique, l’organisation internationale ayant été le jouet des puissances qui voulaient préserver leur mainmise sur les richesses du Congo. S’en suivit, entre autres,  l’assassinat de Patrice Lumumba, et le pillage systématique du pays durant la période de la guerre froide. Ce cycle de la prédation se poursuit aujourd’hui encore, à la faveur d’interminables guerres de rapines, sur fonds de collusion entre acteurs locaux, régionaux et internationaux.

La deuxième fut l’implication des organisations humanitaires dans la guerre du Biafra. Dans ce cas, des acteurs non-étatiques se situant dans la lignée des mouvements philanthropiques du dix-neuvième siècle se placent aux côtés d’une population civile dans une guerre de sécession et cherchent à limiter le droit de souveraineté d’un État indépendant et sa capacité à mener une guerre contre une partie de ses propres citoyens.

La troisième fut la constitution d’un vaste réseau de solidarité mondiale autour de la question de l’Apartheid. Dans la plupart des cas, cette grande coalition morale s’opposait aux États. Grace à une forte mobilisation transcontinentale, elle obligea les gouvernements occidentaux notamment à appliquer des sanctions à l’égard de l’Afrique du Sud raciste et, ce faisant, à précipiter la fin du régime de l’Apartheid. La quatrième fut la non-intervention de l’Onu lors du génocide des Tutsis au Rwanda.

Toutes ces interventions ne se valent pas. Elles ne poursuivaient pas les mêmes objectifs et elles n’étaient pas conduites par les mêmes acteurs ni ne revêtaient la même forme.  Il faudrait y ajouter la foule d’autres, qu’il s’agisse des interventions armées (françaises notamment) à répétition; des conditionnalités imposées au titre du remboursement de la dette; ou encore de divers traités inégaux grâce auxquels les ressources du sol, du sous-sol, voire de vastes espaces aériens sont cédés à des puissances étrangères qui y exercent un droit de souveraineté.

Les courts essais réunis dans cette livraison font écho, directement ou indirectement, à ces questions historiques et contemporaines fondamentales. Elles tournent toutes autour de la capacité du Continent à devenir son propre centre, sa propre force, dans un monde qui, sous le couvert de la globalisation, ne cesse de se balkaniser. Cette tache historique requiert une profonde démocratisation des sociétés, une transformation radicale des modèles de pouvoir et l’avènement d’une culture neuve. Elle exige également une refonte des systèmes économiques et du droit, la fin des guerres internes et un nouvel âge de créativité institutionnelle. C’est en effet en devenant sa force propre que l’Afrique mettra un terme aux interventions externes, que celles-ci se réclament du «droit d’ingérence»  ou du vieux droit de conquête.
Achille Mbembe