Réflexion sur les scandales universitaires de l’ethnicisme camerounais.

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La publication récente d’une lettre de Monseigneur Tonye Bakot, Archevêque de Yaoundé et Grand Chancelier de l’Université catholique d’Afrique centrale replace au cœur du débat l’une des épines dorsales de la crise du vivre-ensemble au Cameroun : la question ethniciste. En celle-ci, j’ai vu depuis belle lurette l’une des sources vives du ravitaillement quotidien de l’obscurantisme et du dogmatisme à la camerounaise. Quelques polémiques désormais célèbres, m’ont du reste, en ces matières, opposé ces derniers mois aux prétentions des Mono Ndjana, Mouangué Kobila, Shanda Tonmé, entre autres, à nous priver du fond du débat sur l’ethnicismeRéflexion sur les scandales universitaires de l’ethnicisme camerounais.
Privés de citoyenneté par 60 ans de mascarades électorales et de bricolages politiciens, livrés à la misère rampante par 50 ans d’indépendance gérée par une élite anti-nationale, privés d’éducation, de santé et d’avenir par deux régimes violents et ivres de mensonges, les Camerounais se sont repliés dans leurs bantoustans ethniques, espérant y trouver l’ultime barrage contre la malemort et l’insignifiance sans vergogne qui les étreignent. A la misère matérielle, l’empire ubuesque de la corruption d’Etat dans les mœurs collectives a ajouté les affres d’une misère morale et intellectuelle qui désormais, s’attaque aux fondements même de la spiritualité de la personne humaine, telle que la proclament les textes les plus généreux du christianisme. Incapable de construire un paradigme d’universalité exemplaire pour la communauté nationale, voici que les universités elles-mêmes s’agenouillent devant le veau d’or du repli ethniciste. Lorsque l’université d’un pays ne pense plus l’universel, n’est-ce pas une saison de machettes qu’on prépare ? Lorsque l’Eglise, cette vocation à la communion intérieure des personnes morales, se sent prisonnière des ornières de l’ethnie, n’est-ce pas l’enfer même qui nous sourit ? N’est-ce pas ce que révèle le désarroi profond de la lettre sortie de la plume de l’Archevêque de la capitale à l’adresse d’un de ses administrés ?
J’aimerais cependant aller plus loin que les seuls cris d’orfraie qu’on entend pousser çà et là dans la plaine de l’opinion nationale et internationale camerounaise. Contrairement à la vulgate émotionnelle qui se répand dans les ondes de la médiasphère, je soutiens que paradoxalement, Monseigneur Tonye Bakot ne fait que mettre en application les principes énoncés dans les revendications ethnicistes des professeurs Kobila, Shanda, voire même dans la théorie de la « justice ethnique » élaborée par le Dr. Ernest Mbonda, professeur de philosophie à l’Université catholique de Yaoundé. Ironie du sort. Comment reprocher à Monseigneur Bakot de vouloir rétablir les quotas qu’on voudrait faire respecter par le régime impénitent de Paul Biya ? Je voudrais donc, dans la présente tribune, rappeler d’abord en quoi les principes des revendications ethnicistes renvoient à la continuation abusive de la propagande mensongère dite de « l’équilibre régional » ; ensuite, j’aimerais montrer que Monseigneur Bakot, comme tous les doctrinaires de l’équilibre régional « amélioré » par la surenchère à la majorité ou à la minorité ethnique, ou sous les concepts de justice ethnique, se trompe profondément de projet collectif pour le Cameroun ; enfin, j’insisterai de nouveau sur la seule voie de succès qui s’offre au peuple camerounais, à savoir la construction d’une nation démocratique, pluraliste, solidaire, écologique et prospère, où la question ethniciste sera liquidée par la réalisation acharnée et déterminée de l’Etat-national. C’est le projet upéciste qui est l’humanisme camerounais par excellence.
Une analyse du courrier du 12 juin, adressé par Mgr Bakot au Révérend Père Martin Briba sous le n° de référence VTB/06/12/106/2263/een, montre d’emblée qu’il s’agit de la poursuite d’une tâche que l’institution lui aurait collectivement confiée, à savoir « se pencher sur les statistiques des étudiants et des enseignants de la faculté de sciences sociales et de gestion », lesquels travaux se seraient du reste poursuivis « du 07 au 09/06/12 ». Ainsi, la question « statistique » est loin d’être une affaire taboue à l’Université catholique d’Afrique centrale, puisqu’en moins d’une année, entre 2011 et 2012, pas moins d’une demi-dizaine de réunions l’ont mise à l’ordre du jour. Mais, par quel extraordinaire phénomène de cristallisation les statistiques des étudiants et des enseignants, fait banal de monitoring éducatif, ont retenu comme unique critère de classification l’appartenance ethnoculturelle des concernés ? Pourquoi n’avoir pas, par exemple, pris en compte les critères intellectuels, économiques, géographiques, les choix d’orientation, ou tout simplement le déterminisme fluctuant du hasard ?
Il y a dans le courrier de Mgr Bakot, omission absolue de cette précaution épistémologique élémentaire en matière de statistiques appliquées au recrutement universitaire. Pourtant, je suis loin d’être surpris par cette omission. C’est un effet de la normalité ambiante au Cameroun de Paul Biya. Elle révèle le paradigme qui gouverne la moralité politique là-bas. Lequel ? C’est la notion qui veut que la citoyenneté commence chez nous par l’appartenance ethnique et que par conséquent, l’individu doive être a priori intégré dans la nation à partir de cette grille primaire. On connait le poids de plus en plus massif de la fameuse question : « tu es d’où ? » au Cameroun d’aujourd’hui. Que de Camerounais vous diront aujourd’hui encore : « je suis d’abord de mon ethnie avant d’être du Cameroun » ? N’est-ce pas que Shanda se définit d’abord comme Bamiléké, tandis que Kobila se définit d’abord comme Duala ? Combien d’entre-nous avons encore la lucidité de nous considérer simplement d’abord comme des êtres humains avant de nous attribuer comme des hérédités éternelles, les déterminismes de nos héritages culturels ? C’est dans la défense de la citoyenneté ethnique que Mgr Bakot – qui n’en est pas à son premier mouvement d’humeur ethniciste- puise son référentiel aveugle. Largement revendiquée par les Shanda et Mouangué Kobila, mais aussi par le philosophe Ernest Mbonda, la citoyenneté ethnique est le refus du plus grand mouvement de transcendance au Cameroun, ce vouloir-vivre ensemble impulsé par le projet national upéciste des années 50 qui s’engageait à fonder le pays sur les trois bases de son triptyque : la souveraineté démocratique et citoyenne, l’unité nationale, l’élévation socioéconomique et culturelle de tous.
Sans s’en rendre explicitement compte, la citoyenneté ethnique, c’est l’idéologie différentialiste et primitiviste nourrie par l’administration coloniale française au Cameroun d’une part, par les réflexes ethnocentristes propres aux groupes socioculturels humains en général, mais aussi par l’échec du projet national à répondre aux aspirations légitimes des peuples africains, d’autre part. Ce paradigme, dis-je, c’est le mythe éculé de l’équilibre régional, cette fausse bonne idée qui veut que la justice politique au Cameroun procède essentiellement d’une distribution équitable des richesses et positions sociopolitiques entre les deux cent cinquante groupes ethniques qui composent le pays, et que certains ont cru bon de compartimenter en cinq grands ensembles géostratégiques clos : le grand Nord, le grand Centre-Sud-Est, Le grand Ouest, le pays Sawa, et le Cameroun anglophone. Mgr Bakot veut justement rétablir un équilibre ethnique là où il croit percevoir objectivement un déséquilibre ethnique. Qui, des grands défenseurs d’une meilleure application de l’équilibre régional pourra légitimement le lui reprocher ? Deux hypothèses absurdes s’imposent dès lors, dans le réduit mental étriqué de l’équilibre régional, bien entendu : ou bien on présuppose que les Bamiléké sont majoritaires dans la démographie du pays, et dans ce cas il serait normal que Mgr Bakot entérine leur présence majoritaire dans les effectifs de l’Université Catholique ; ou bien on doute de cette présupposée majorité démographique des Bamiléké, et alors, Mgr. Bakot serait fondé à rétablir une péréquation des statistiques ethniques dans cette université. Mais qui ne voit pas que dans les deux cas, le réductionnisme ethniciste du problème politique national tournerait toujours à plein régime ? N’est-ce pas Mgr. Bakot qui écrit :
« A valeur égale sur le plan intellectuel, il faudrait penser aussi à recruter des enseignants venant d’autres régions, et si possible, respecter les quotas de telle manière que l’Ouest ne soit plus majoritaire en enseignants associés ni en enseignants permanents » ?
On peut seulement se demander comment un prélat de ce rang ne voit pas qu’il fout ainsi le doigt dans un bien infernal engrenage. Car si l’on doit procéder ainsi pour les enseignants de l’Université catholique de Yaoundé, comment procéder ainsi pour le recrutement des étudiants dans une université privée comme celle-là, dont la scolarité individuelle coûte près d’un million de francs cfa par an aux familles, sans compter les frais de logement, de sustentation, de santé, de transport, de documentation, etc ? Comment faire de l’équilibre ethnique entre les enseignants si au recrutement, seuls finalement sont scolarisés, ceux qui peuvent bourse délier pour une si onéreuse formation ? Singulière imprudence, Monseigneur. Les voies du Cameroun de demain vous restent décidément impénétrables.
On le sait, en soixante ans de désillusions. L’équilibre régional n’a pas été réalisé, parce qu’il est foncièrement irréalisable au regard de la distribution et de la dynamique des mixités ethniques en cours. Les ethnies ne sauraient être fossilisées, elles ont une histoire. L’Etat national, après l’Etat colonial, devait leur en donner une nouvelle, dans le cadre d’une vision cosmopolitique de l’intégration africaine. Hélas, l’Etat postcolonial a zappé cette orientation sublime et a aggravé les abîmes du repli identitaire.
On le sait, en soixante ans de dépits. L’équilibre régional a été exploité par les régimes Ahidjo et Biya pour constituer, chacun à son compte des Réseaux Oligarchiques Centraux, dont le cœur appartenait à la contrée du président, la périphérie étant assurée par des comptoirs d’oligarques de toutes les ethnies où des opportunistes efficaces étaient cooptables.
On le sait. La revendication par les élites du Nord de faveurs exclusives pour leurs cadets, comme la revendication par certaines élites Sawa d’un statut de citoyens péagistes éternels de la République, ou encore la revendication par certaines élites Bamiléké du droit à la sur-représentation politique en raison d’une prétendue majorité démographique, tout comme la revendication par certaines élites Béti du droit de préemption naturelle sur la magistrature suprême du Cameroun, renvoient uniformément à la même cécité : celle qui croit qu’on peut faire régner la justice au Cameroun en appliquant une bonne politique de quotas entre les ethnies.
La politique de l’équilibre régional doit résolument être derrière-nous, ou alors, nous lui paierons une terrible dîme de sang, de larmes et de sueurs. Mais comment, pourtant, Mgr Bakot peut-il penser autrement, si un professeur de philosophie de sa propre université, le Dr. Ernest-Marie Mbonda, sans doute obnubilé par sa prétendue citoyenneté ethnique primordiale de Bamiléké, croit avoir trouvé la panacée au problème national camerounais quand il écrit dans son livre :
« Aux revendications identitaires, il est devenu dès lors inefficace ou en tout cas insuffisant de répondre par les simples appels à l’oubli de soi, au nom de la mystique de l’unité nationale. Ce que suggère en premier lieu la notion de « justice ethnique », c’est une voie de sortie de l’ethnicité de la « clandestinité » dans laquelle elle a été longtemps tenue, donnant lieu, sous couvert des idéologies insidieuses de l’unité et de l’intégration nationales, à la manipulation clientéliste. On propose ici un plaidoyer en faveur d’une certaine institutionnalisation de l’ethnicité, qui viendrait se substituer à sa redoutable manipulation coloniale et postcoloniale. »[1]
Le propos ci-dessus est inapplicable, comme nous l’allons montrer, au cas du Cameroun et par extension, ne saurait servir de paradigme pertinent à la modernisation politique de l’Afrique. D’abord, Mbonda attribue l’épithète de « mystique » à la quête de l’unité nationale au Cameroun ? Mbonda confond sans coup férir l’instrumentalisation de l’unité nationale par les dictatures postocoloniales avec l’usage qu’en firent les combattants de la liberté et de la dignité des Africains. Je lui répondrai donc volontiers que pour Um Nyobè, Ouandié, Moumié, Ossendé Afana, l’unité nationale n’était pas une mystique, mais un combat historique et tragique pour l’émergence d’une dignité humaine partagée par toutes les populations colonisées du Cameroun. Ensuite, Mbonda estime que l’ethnicité a été tenue en clandestinité ? Il confond l’attitude des régimes héritiers de l’ordre primitiviste et différentialiste du colon, avec celle des forces civiques africaines qui, dans le cas du Cameroun par exemple, se réglaient sur la pensée suivante de l’UPC du Mpodol Ruben Um Nyobè :
« Le tribalisme est l’un des champs les plus fertiles des oppositions africaines. Nous ne sommes pas des « détribalisateurs » comme d’aucuns le prétendent. Nous reconnaissons la valeur historique des ethnies de notre peuple, c’est la source même d’où jaillira la modernisation de la culture nationale. Mais nous n’avons pas le droit de nous servir de l’existence des ethnies comme moyen de luttes politiques ou de conflit de personne. Or à quoi assistons-nous ? Nous assistons précisément à l’utilisation du tribalisme et du régionalisme comme moyen de pression politique. »
Bien comprendre le mot du Mpodol qui précède, c’est saisir, contre l’institutionnalisation des ethnies que revendiquent plus ou moins explicitement avec des originalités certes variées, Shanda, Mouangué Kobila, Mbonda et bien sûr Paul Biya et Mgr Bakot, l’essence de l’intention politique de l’upécisme. Quelle est-elle ? L’upécisme c’est la vision d’un Etat national basé sur un humanisme africain radical. Um Nyobè la comprime dans l’expression « valeur historique des ethnies ». C’est dans l’histoire que l’ethnie apparaît, non dans un ciel des Idées archétypiques. Elle est donc davantage une pâte à modeler qu’un emblème a priori consacré. On modèle une pâte pour en tirer le meilleur, ou alors on n’est qu’un bousilleur. Or, en cherchant bien dans l’expression culturelle de nos ethnies, nous pouvons rencontrer l’idée universelle de l’homme qui bâtira le Cameroun et l’Afrique. C’est la vision upéciste que certains s’empressent injustement d’enterrer avec la mystique des bonimenteries rdpcistes de « l’unité nationale ».
La vision upéciste signifie que le fait humain est supérieur au fait ethnique, qu’une personne est d’abord et surtout humaine avant n’importe quelle autre détermination. Um n’importe pas cette idée de l’Occident. Elle fait partie des possibles de la pensée africaine elle-même. On trouve, dans les terroirs camerounais d’alors, des idées de l’humain qui ne se réduisent pas au tribal ou à l’ethnique, qui échappent hélas aux ornières de nos philosophes du bantoustan. Le modèle politique upéciste fait de l’ethnie une création, une construction, une variable d’étape de l’expression humaine. Il s’agit d’une mise en valeur de la grandeur que confère la vie symbolique de l’humain. Non point que l’ethnie doive être dépassée pour accomplir l’Etat-Nation. L’humain est plus ancien que l’ethnie. Il doit aussi pouvoir lui survivre. Dans tous les cas, l’humain importe plus que tout. Il est la pierre de touche des grandes civilisations. Il s’agit donc, chez Um et ses compagnons de l’UPC, de produire un Etat qui élimine toutes les formes d’aliénation favorisée par l’historicité ethnique elle-même. Le statut des femmes, le statut des enfants en héritage, le statut régalien des chefs traditionnels abusifs, la gestion des terres et du patrimoine, la modernisation du système éducatif, la construction d’une citoyenneté égalitaire devaient passer non pas par l’institutionnalisation de chacun des 250 groupes ethniques du Cameroun, mais par la critique historique, par la transformation matérielle et théorique des pratiques régnantes au nom d’une idée de l’homme qui transcende toutes les appartenances historiques sans les nier pour autant.
Il s’agit donc d’ores et déjà de reprendre en main, le projet national camerounais. Dans la république upéciste que nous espérons, celle pour laquelle la marche de notre peuple commença il y a plus d’un demi-siècle, voici comment peuvent se résoudre les scandales ethnicistes des universités camerounaises : par une révolution de la méthode, qui privilégierait d’emblée, contre les arguties des coteries ethnicistes qui campent et se cramponnent arrogamment sur des pans entiers de nos universités, l’exigence révolutionnaire d’un enseignement supérieur de masse, mobilisant les meilleures ressources du pays à l’éducation nationale et à la formation exemplaire de tous les enfants du pays en capacité d’apprendre et d’entreprendre.
Dans le Cameroun pour lequel j’ai pris langue avec le destin, les Universités privées seront contraintes de pratiquer des taux de scolarités compatibles avec le niveau de vie moyen des populations, et pourront d’ailleurs sous des conditions équitables, bénéficier de subventions publiques qui rendront superflues les statistiques ethniques honteusement proférées sous nos yeux ahuris dans les temples du savoir. Dans ce Cameroun qui vient, l’on aura résolument choisi le projet national contre l’équilibre régional. C’est le seul choix qui nous appelle, Camerounaises et Camerounais. Et seul ce choix nous éloignera durablement des saisons de machettes que nous redoutons à bon droit.
Franklin Nyamsi Agrégé de philosophie Paris, France