La définition du « citoyen » par Maurice Kamto ou la « recette du désastre »

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Pendant son interview sur Equinoxe TV le 23 septembre 2013, pour justifier sa candidature dans le Mfoundi que l’on pourrait expliquer autrement, leader du MRC a choisi de mettre en avant une conception caricaturale du citoyen comme être individuel dépourvu de toute attache ethnique, religieuse ou linguistique (1) susceptible de conduire à ce qu’un auteur appelle « politically deracinated legal power »(2). Maurice Kamto fait ainsi abstraction de la théorie de la citoyenneté multiculturelle défendue par le canadien Will Kymlicka.
Dans sa conception de la citoyenneté indifférenciée, les groupes sont inexistants ou condamnés à l’hypocrisie des réunions nocturnes ou au factice de l’intégration des pygmées dans les listes de candidats du MRC. Les citoyens ne sont rattachés qu’à l’Etat et à la nation. Dans cette conception archaïque, monolithique, horizontale, souverainiste et univoque de la citoyenneté, l’intégration régionale elle-même, cet objet de désir qui a par exemple donné naissance à la « citoyenneté communautaire » ici et là n’a plus sa place à côté de la « citoyenneté étatique » classique. Les citoyens de la République de Kamto sont perçus comme « de pures abstractions juridiques asexuées, sans race ni origine, sortes de `clones´ »(3).
Cette conception a réuni contre elle un déluge de critiques. A la suite de Chateaubriand, Tocqueville fulminait ainsi contre « une société abstraite composée d’individus atomisés et égaux, indifférenciés et interchangeables »(4). L’on pense aussi à celui qui incarnait à sa mort la figure de la culture universelle, laïque et républicaine : le philosophe français et historien des religions Joseph Ernest Renan (1823-1892), qui se gaussait déjà de la consécration, par les révolutionnaires français de 1789, de « l’individu considéré en lui-même et pour lui-même, cet être abstrait né orphelin, resté célibataire et mort sans enfant »(5).
L’Universitaire togolais Koffi Ahadzi fait le constat que « les politiques d’uniformisation [fondées sur le principe d’indivisibilité du peuple et de la République et sur] la négation des particularismes […] ont partout échoué »(6). Will Kymlicka estime pareillement que « [l]’idée d’une République centralisée indivisible, porteuse d’une citoyenneté unitaire et non différenciée a été, dans la plupart des pays d’Europe de l’Est et d’Afrique, une recette du désastre ». Il fournit ensuite nombre d’exemples d’« échec spectaculaire » aux « conséquences désastreuses » des politiques d’uniformisation fondées sur le principe d’indivisibilité du peuple et de la République, sur la négation des particularismes ou sur la stratégie de la citoyenneté commune concernant les millets dans l’Empire Ottoman au XVIIIème siècle, le Canada pendant la colonisation anglaise, les Amérindiens, les autochtones d’Alaska, les résidents de Hawaï, les Kurdes, les Basques, les Croates, les Slovènes, les Ukrainiens ou d’autres minorités.
Dans son ouvrage fondamental, l’éminent spécialiste canadien du droit des minorités Will Kymlicka tient fermement que « les principes démocratiques et libéraux sont non seulement compatibles avec l’attribution à des minorités ethnoculturelles de toute une série de droits spécifiques à des groupes, mais qu’ils peuvent également requérir la reconnaissance de tels droits ». Il invite par conséquent au « dépassement de la conception ancienne de l’Etat centralisé unitaire, en vertu de laquelle les citoyens disposent d’un même statut, juridiquement non différencié, au bénéfice de conceptions nouvelles de l’Etat et de la citoyenneté […] différenciée »(7).
Will Kymlicka éclaire particulièrement la partialité des principes de dignité politique que l’on présente comme aveugles aux différences, lorsqu’il note qu’« [u]n Etat multinational qui accorde des droits individuels à tous ses citoyens, indépendamment de leur appartenance à des groupes, peut sembler adopter une position de neutralité par rapport aux divers groupes nationaux. Mais en fait, il peut (et c’est souvent le cas) privilégier systématiquement et de manière fondamentale la nation majoritaire »(8). Il en déduit que « l’idéal de «neutralité bienveillante» n’est pas, en fait, bienveillant. […] L’idée selon laquelle un gouvernement pourrait adopter une position de neutralité par rapport aux groupes ethniques ou nationaux est manifestement erronée », assène-t-il.
Cette conception veut que certains citoyens soient inclus dans la communauté politique non seulement à titre d’individus mais également en tant que membres de différents groupes et qu’ainsi la citoyenneté soit définie à travers des identités multiples (9). Une citoyenneté unique et individuelle, appliquée dans un contexte de pluralisme ethnique, entraîne parfois des conséquences oppressives et injustes, parce qu’elle oblige les minoritaires à s’aligner sur le modèle hégémonique de la majorité; elle leur refuse la reconnaissance de leur identité.  L’État démocratique et libéral ne peut satisfaire le besoin de reconnaissance des individus en reconnaissant uniquement l’universalité de l’identité mais il doit le faire aussi pour les composantes communautaires de cette identité.
Sous ce rapport, une citoyenneté unique et individuelle, appliquée dans un contexte de pluralisme ethnique, n’est rien d’autre que le stigmate de la « fausse universalité, négatrice de la diversité »(10). C’est aussi l’expression de « la recherche d’une uniformité qui masque les inégalités » (ibid.).
Les tenants de l’illégitimité de cette protection justifient notamment leur position par l’exemple de la France, pays où les identités spécifiques, communautaires ou minoritaires, sont subsumées dans l’identité juridique de la citoyenneté, dont la définition s’articule autour du principe d’égalité. Il n’y aurait donc pas de minorités dans la communauté nationale, ce qu’affirme bien la Constitution de 1958 : « La République est indivisible », « l’égalité de tous devant la loi interdit les distinctions d’origine, de race ou de religion ». C’est pourquoi le gouvernement français s’est systématiquement opposé, par le passé, aux clauses des conventions et déclarations internationales qui tendent à conférer des droits aux minorités. En 1999, le Conseil constitutionnel français a ainsi décidé que les dispositions de la Constitution portant sur l’indivisibilité de la République, l’unicité du peuple français et l’égalité devant la loi, ainsi que celles relatives au statut de langue officielle du français, empêchaient la France de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (11). Quelques années auparavant, en 1995, le Conseil d’État était arrivé à des conclusions similaires en ce qui concerne la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe. Enfin, dès 1991, le Conseil constitutionnel avait conclu que l’indivisibilité de la République s’opposait à la reconnaissance par le législateur de l’existence du « peuple corse, composante du peuple français ». L’on constate donc que le refus de la reconnaissance des minorités, et a fortiori de leur protection par des mesures spéciales, apparaissait total en France, avant les importantes évolutions récentes.
La conception indifférenciée de l’élément humain de l’Etat est d’autant plus blâmable que la réalité, celle du quotidien des adeptes de l’illégitimité de la protection des minorités et des peuples autochtones y comprise, est bien celle de l’ethnodiversité et, par conséquent, celle de la multi-appartenance, de la « multi-positionnalité » et de la « multi-allégeance »(12) des individus, à la fois comme sujets de droit interne, d’un droit régional ou sous-régional et du droit international (sujet à capacité limitée), mais aussi de micros-sociétés au sein de l’Etat dont ils sont originaires(13).
C’est donc à juste titre que Charles Maurras fustige à son tour la conception éthérée de la citoyenneté qui prédomine encore dans les milieux académiques français (14), en raison de ce qu’elle perçoit l’individu comme « le bohème des grandes routes […] sans foi ni loi, sans feu ni lieu, sans traditions ni religion » et « détrui[t] par l’école primaire tout ce que l’enfant tient du sol, de la nature et des ancêtres »(15). Ce modèle de République indifférenciée se donne à voir comme cet agrégat de « solitudes agglomérées » qui peuplaient l’Allemagne du Führer après l’abolition des différences et des médiations, évoqué par Olivier Jouanjan (16). L’on rejoindra par conséquent Jean Rivero qui a proclamé la mort contemporaine de l’homme abstrait créé par les révolutionnaires français : « l’Homme abstrait a disparu de son horizon, les hommes, avec l’infinie diversité de leurs situations, l’occupent tout entier »(17).
Il y a cependant lieu de craindre que, pour Maurice Kamto, qui a fait toutes ses études post-universitaires en France, les Républiques africaines ne devraient pas s’inscrire en rupture avec le modèle référentiel français progressivement abandonné par la France elle-même. L’on a tout motif de craindre qu’il ne se trouve dans la « fuite en arrière » stigmatisée par le grand historien Joseph Ki-Zerbo aujoud’hui disparu. Une fuite qui serait en l’occurrence le fait d’un Maître fasciné par un archétype qu’il croit « figé quelque part et momifié », dès lors qu’il appelle à la « répétition mécanique d’un modèle que nous chercherions à atteindre par une sorte de fuite en avant, téléguidés par nos maîtres à penser, à danser, à philosopher, etc. ».
Joseph Ki-Zerbo met expressément en garde contre la reproduction de ce modèle archétypal qui équivaudrait à « sombrer dans le mimétisme du singe, avec tous les dangers que cela implique »(18). Cet éminent historien africain, aujourd’hui disparu, se désolait par ailleurs que « [b]eaucoup d’intellectuels africains (et de non-intellectuels), préfèrent consommer en rentiers ou en parasites les résultats acquis par d’autres sous forme de biens, de services, de concepts, plutôt que d’appréhender les principes qui sont à la racine de ces performances exotiques, afin de produire et d’inventer à leur tour »(19).
James Mouangue Kobila

Notes
(1) La critique de cette conception de l’homme est indissociable de celle de la décision du Conseil Constitutionnel n° 99-412 DC du 15 juin 1999, relative à la Loi de ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui s’inscrivait pourtant dans le sillage des décisions sur la Loi relative au statut de la Corse du 9 mai 1991 et sur la Loi Toubon relative à l’emploi de la langue française du 24 juillet 1994. La décision du 15 juin 1999 fut en effet décriée par certains comme révélatrice d’une « crispation révolutionnaire » ; elle fut qualifiée de « national-républicaine », « archéo-jacobine », « centraliste », « uniformisatrice » et même de « césaro-papiste » par O. Duhamel et B. Etienne (« L’intégrisme césaro-papiste », Le Monde, 24 juin 1999). Cités par D. Turpin, « La question des minorités en France », in Territoires et libertés, Mélanges en hommage au Doyen Yves MADIOT, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 477-509 (spéc. pp. 489, 491 et 495). Cf. Aussi Hugues Moutouh, « Contribution à l’étude juridique du droit des groupes », Revue du droit public, n° 2-2007, p. 487.
(2) Stephen Tierney, Constitutional Law and National Pluralism, New-York, Oxford University Press, 2004, p. 13
(3) Dominique Turpin, op. cit., pp. 491 et 497.
(4) Voir S. Pierré-Caps, « Le Conseil constitutionnel et la question du demos », in : Renouveau du droit constitutionnel, Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, pp. 387-397 (spéc. p. 388).
(5) Cité par Hugues Moutouh, op. cit., p. 487.
(6) Koffi Ahadzi, « Réflexions sur la notion de peuple », Afrique juridique et politique, vol. 1, n° 1, Janvier-juin 2002, p. 128-129.
(7) Cf. Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, titre original : Multinational Citizenship : a Liberal Theory of Minority Rights (Oxford University Press, 1995), trad. Patrick Savidan, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/politique et sociétés », 2001, p. IX. Sur l’orientation profonde du libéralisme en faveur du droit des minorités, voir pp. XII, 18, 61, 79-80, 103-104, 138, 150, 155, 158-159, 176 et 180. Sur les errements des libéraux hostiles à la protection des minorités, voir p. 185-186. Enfin, sur la différence entre les droits collectifs et les droits des groupes liés à l’idée de citoyenneté différenciée, voir p. 58.
(8) Ibid., p. 80. Voir aussi p. 158. Barack Obama observe en ce sens que « l’intégration, c’était une rue à sens unique. La minorité s’assimilait dans la culture dominante, ce n’était pas l’inverse » (Les rêves de mon père, l’histoire d’un héritage en noir et blanc (titre original: Dreams from my Father, 1995), trad. Danièle Darneau, Paris, Nouveaux Horizons, 2008, p. 118).
(9) Charles Taylor, «The Politics of Recognition», in: Amy GUTMAN (dir.), Multiculturalism.  Examining the Politics of Recognition, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1994, p. 25.
(10) Voir G. Gosselin, « Ethnicité au-delà, régionalisme en deçà », in Afrique plurielle, Afrique actuelle, Hommage à Georges Balandier, Karthala, 1986, p. 77.
(11) Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, S.T.E. no 148 ; entrée en vigueur : 1er mars 1998.
(12) Ces termes sont empruntés à Luc Sindjoun. Voir Luc Sindjoun, « La démocratie plurale est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? Eléments pour une discussion politiste de la démocratie dans les sociétés plurales », in Organisation internationale de la Francophonie/The Commonwealth, Démocraties et Sociétés plurielles, Séminaire conjoint Francophonie – Commonwealth, Yaoundé 24-26 janvier 2000, pp. 22-45 (spéc., p. 28 in fine). Dans le même sens, voir Bernard Ngango, Le droit des élections politiques au Cameroun : suffrage universel et démocratie, Thèse, Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, Diffusion ANRT, 2003, pp. 138-139.
(13) Dans le même sens, voir Luc Sindjoun, ibid.
(14) René Otayek, « Le débat français sur la citoyenneté et ses implications en termes de perception de l’autre », Polis (Revue camerounaise de science politique), vol. 12, Numéro spécial 2004-2005, pp. 7-41 (spéc., p. 20).
(15) Cité par Dominique Turpin, op. cit., p. 489.
(16) Olivier Jouanjan,  « Nazisme », in ALLAND (Denis)/RIALS (Stéphane), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy/PUF, 2003, pp. 1058-1061 (spéc., p. 1058).
(17) Jean Rivero, « Les notions d’égalité et de discrimination en droit public français », Travaux de l’Association Henri Capitant des amis de la Culture juridique française, t. 14, Journées du Luxembourg, 31 mai – 4 juin 1961, Les notions d’égalité et de discrimination en droit interne et en droit international, Paris, Dalloz, 1965, pp. 343-360 (spéc., pp. 359).
(18) « Identités culturelles africaines », in : KI-ZERBO (Joseph), Repères pour l’Afrique, éd. Panafrika/Silex/Nouvelles du Sud, Dakar Fann, 2007, pp. 62-80 (spéc., p. 79).
(19) Joseph Ki-Zerbo, « Les trois dimensions d’une intégration authentique », in : Joseph Ki-Zerbo, Repères pour l’Afrique, Dakar Fann, éd. Panafrika/Silex/Nouvelles du Sud, 2007, pp. 152-165 (spéc., p. 162).