Tunisie -Egypte: Si loin, si proche du Cameroun

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Alors que la société internationale assistait amusée à l’écroulement du mur de Berlin, et, dans certains pays de l’Est, à l’avènement de la démocratie dont le principe de l’alternance en constitue un des fondements ontologiques, un conglomérat de formations étatiques, qualifié d’« Etat confisqué », « fictif » ou « virtuel », réussissait, sous le paravent de la démocratie dictée par les institutions financières internationales (Fonds monétaire international (Fmi) et Banque mondiale), à faire main basse sur le principe de la démocratie comme gouvernement pro tempore (1) (Democratie as government pro tempore, Ling, 1998, p.19). Cette tendance a surtout été observée dans les Etats périphériques d’Afrique où les temporalités de la démocratisation sont alors exploitées dans une perspective conservatrice. C’est ce que le sociopolitiste camerounais Mathias Eric Owona Nguini nomme « gouvernement perpétuel » (Owona Nguini, 2009 :259) qui n’est rien d’autre qu’un « gouvernement à durée indéterminée » (Ibid) au sein duquel «  les entrepreneurs politiques et étatiques dont les stratégies d’action sont modelées par le souci d’une (re)production éternelle et pérenne de leur machine de pouvoir immunisent leurs positions présidentielles gouvernementales contre « le processus de renouvellement politique » en canalisant les chances institutionnelles et transactionnelles d’ « une relève totale par l’élection d’un nouveau gouvernement ou d’un nouveau parti en faveur d’un processus électoral (Joseph, 1990, 46-47) » (Idem).

Dans cette mouvance, la Tunisie, configuration sociale et historique jadis considérée sous Habib Bourguiba puis sous Ben Ali comme le modèle ambiant le plus achevé de la logique de perpétuation du pouvoir en Afrique, se trouve dans une phase critique du fait de la « Révolution de Jasmin » sans trop savoir si les lendemains qu’elle augure seront meilleurs.

Au-delà des approches de type téléologiques faisant sens dans des amphithéâtres et autres lieux de recherche qui célèbrent sans nuance, comme une prophétie réalisée, l’hypothèse digne d’intérêt si chère au sociologue Jean-Marc Ela à savoir que « L’innovation sociale », mieux les changements en Afrique sont « les défis du ‘’monde d’en-bas’’ », il s’agit d’une reconnaissance de « l’irruption des pauvres » dans la vie politique et institutionnelle des Etats en Afrique.

« La Révolution de Jasmin » et ce qui se passe en Egypte imposent une introspection conduisant à une problématique et une problématisation comparatives.

Sommes-nous si loin des scénarii tunisien et égyptien au Cameroun ?

Sans vouloir faire l’apologie d’un effet domino en perspective ou jouer les oiseaux de mauvaises augures, environnement et contexte étant différents, remarquons néanmoins qu’il existe, en dépit de l’éloignement géographique, une identité des situations qui pourrait aboutir un jour au scénario tunisien ou égyptien. Selon le principe qui veut que jamais d’effet sans cause et, les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, un certain  nombre de dérives observées dans le fonctionnement du régime en place au Cameroun nous conforte dans cette conviction.

La totémisation de la figure présidentielle

Elle consiste à surdimensionner l’ego du monarque présidentiel en lui attribuant des forces égales au Dieu créateur, maître du temps, de l’espace, l’alpha et l’oméga de toute chose…alors qu’en tant qu’être humain, il est soumis au principe de la finitude.

Tous ceux qui ont côtoyé les humanités dans les séminaires et lieux indiqués pour la connaissance des choses divines le savent très bien. Ils savent comme le souligne Lansiné Kaba(1995 :99-100) que : « L’être humain, n’occupe qu’une portion de l’espace et du temps. Son existence est limitée. Toutes ses actions, y compris les merveilles de sa créativité, la puissance et la gloire, sont éphémères ; à la longue, elles représentent, toutes, un rien dans le temps et l’espace. Comme passe l’orage et la tornade, ainsi s’efface la gloire. »

Cette manière de sacraliser la figure du pontife présidentiel se fait de manière (in)consciente par quelques zélateurs opportunistes, pour qui toutes les occasions sont bonnes pour magnifier, le plus souvent hypocritement,  les qualités d’homme providentiel ou exceptionnel du monarque présidentiel.

Le dernier anniversaire de l’accession de Ben Ali à la magistrature suprême de son pays, organisé avec faste et solennité en novembre dernier, a donné l’occasion à ses partisans, militants et sympathisants de son parti, de démontrer l’invulnérabilité du guide clairvoyant. Où est-il aujourd’hui ? Qu’est devenu le Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd) ? Où est Hosni Moubarak après 30 ans d'un règne sans partage?

Cette dynamique de totémisation se manifeste également à travers l’adjonction des noms qui ne laissent aucun doute sur les tentatives de divinisation de certains despotes et/ou tyrans. Ce ne sont pas les dictatures africaines des premières années post-indépendantistes et même post-démocratie, encore moins  celles fascistes de la période de la guerre froide qui nous démentiraient.

Certains cas sont parmi les plus emblématiques : Joseph Désiré Mobutu a pris en 1971 le nom de Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, c’est-à-dire Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter ; Jean Bedel Bokassa devient président à vie le 2 mars 1972, se promeut maréchal le 19 mai 1974 et est courronné empereur le 04 décembre 1977 ; Masié Nguema Biyogo Ñegue Ndong, entendu, le miracle national, le miracle unique, le grand maître des sciences, de l’éducation et de la culture ; Ras Teferi Mekonnen, plus connu sous le nom de Hailé Sélasié 1er, considéré par les Rastas comme étant « le dirigeant légitime de la terre », le Negusa Nagast (Roi des Rois), le Seigneur des Seigneurs, le Lion Conquérant de la Tribu de Juda, l’Empereur d'Éthiopie, l’Élu de Dieu, Le Messie, le Défenseur de la Foi, la Lumière du Monde , le Chef de l'Ordre Ancien de NyaBinghy, le Grand Prêtre selon l'Ordre de Melchisédech ; Idi Amin Dada Oumee qui s’était fait appeler l’omniprésent roi ; Omar Bongo Odimba, né Albert Bernard Bongo ; Idriss Déby Itno Hitler, le Führer, le guide ; Benito Amilcare Andrea Mussolini, Le Duce, le roi, le chef ; Nicolae Ceauşescu, le «Génie des Carpates » ou encore le « Danube de la pensée », etc.

Le point commun de ces attitudes caractéristiques des dictateurs et/ou des despotes en fin de règne, que l’on pourrait qualifier d’idiotisme mental, est la confusion entre l’instant et l’éternité qui puise dans la méconnaissance de cette vérité de Pascal qui avoue humblement que « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » ou de celle de Voltaire qui s’écrie «  Je ne puis m’imaginer une horloge sans horloger ».

Cet état de conscience a emporté plusieurs dictateurs. Hosni Moubarak est  le dernier en date. Il a été précédé quelques semaines plus tôt par le monarque tunisien Ben Ali.

Sans exagération, on peut penser que Paul Biya, en acceptant sans modestie, même s’il s’en défend, son élévation au rang de « nnom nguii », entendu, Grand maître de la science et de la sagesse millénaire, marque son entrée dans ce cycle qui a déjà emporté plusieurs ignobles despotes et leurs lugubres dictatures, même celles sorties des urnes.

Une intronisation qui n’a d’ailleurs rien d’ennoblissant puisque, par ailleurs, orchestrée et animée par de lugubres individus à la légitimité traditionnelle contestable et contestée, pour ne pas dire fictive, et dont le seul mérite est d’avoir été initiés à la confrérie de Jacques Fame Ndongo qui a fait de la flagornerie hypocrite, de la manipulation des chefs traditionnels, de la rédaction et de la distribution des  motions de soutien sans conviction ses seuls instruments de positionnement auprès de Paul Biya.

La fracture sociale

Le jeu dangereux de la totémisation conduit généralement à la dichotomisation de la société. D’un côté et autour du couple providentiel ou d’un monarque divinisé, à qui illusionnistes et autres prestidigitateurs font croire qu’il est immortel, se développent des réseaux clientélistes et prédateurs qui contrôlent les circuits d’argent et d’enrichissement. De l’autre, le peuple affamé de démocratie et de bonne gouvernance, une plèbe en guenilles, impuissante qui croupit dans la misère, sans espoir des lendemains meilleurs.

La crise, ressasse-t-on à longueur d’années et de discours, traverse le Cameroun. Depuis 1986, « elle a plongé les élites dirigeantes dans un état d’ébriété sans fond et la piétaille dans l’hébétude. Condamnés à dormir debout dans le tombeau brûlant qui est devenu la vie de tous les jours, les gens du commun se battent pour se protéger. Et d’abord des intempéries. Ensuite des forces du mal qu’ils voient surgir partout. Fragilisés, démunis et appauvris, ne sont-ils pas fouettés par les démons de l’impécuniosité ? » (Mbembe, 1997 :29).

En Tunisie par exemple, l’arrogante richesse de la famille Trabelsi jure avec la paupérisation de la population jeune, bien formée, mais pourtant en majorité sans emploi. Les Tunisiens, désespérés après des décennies d’assoupissement et de musèlement, se révoltent aussi quand on leur refuse avec morgue la moindre attention.

En sommes-nous si éloignés au Cameroun ? Le Roi du Cameroun ne vit-il pas dans un tabernacle inaccessible ? Paul Biya n’est-il pas toujours en transit au Cameroun ? L’entrée dans les grandes Ecoles dans cet Etat privatisé n’est-elle pas confisquée par la clique au pouvoir ? N’assiste-t-on pas dans ce pays de cocagne à l’anéantissement des générations de jeunes par des politiques de courte vue, une gestion à l’emporte caisse et à l’enrichissement insolent et scandaleux des pontes du régime qui contrôlent tout, y compris le secteur agricole, considéré par l’homme du Renouveau comme un secteur porteur pour une jeunesse à la formation approximative et sans emploi?

Malgré les mesures incitatives annoncées à Ebolowa lors du comique agropastoral, il est à parier que les jeunes ne pourront rien en tirer. Puisque l’accès aux crédits agricoles, aux engrais, aux tracteurs sera toujours confisqué par l’oligarchie gloutonne au pouvoir. A combien de jeunes débrouillards a-t-on attribué les prix d’excellence agricole à Ebolowa ? Ces prix n’ont-ils pas été attribués aux adeptes de l’agriculture publicitaire dont la notoriété dans le domaine est le fait des positions occupées dans l’administration, quand bien même ils se cachent derrière leurs mamans ?

Inéluctablement, l’autisme de Paul Biya et la cupidité de son clan pousseront les Camerounais les plus désœuvrés dans la rue, malgré la création, le 1er février 2011, de la Mission de régulation des approvisionnements des produits de grande consommation (Mirap), « structure d’alerte et d’achat, d’importation et de stockage des produits de grande consommation, en vue d’un approvisionnement du marché dans les meilleures conditions » (art.2 (1), Décret n°2011/019, portant création, organisation et fonctionnement de la Mirap). La volonté d’éviter les pénuries des produits de grande consommation semble être manifeste. Il reste que c'est une autre poudre jetée aux yeux des Camerounais pour mieux les aveugler. Car, les Camerounais ne peuvent rien  consommer tant que leurs poches demeurent désespérément vides ?

La désarticulation des mouvements d’opposition

« La Révolution de Jasmin » et la "révolution égyptienne" n’ont pu faire émerger jusque-là à la tête de l’Etat et des structures de commandement un groupe capable de constituer une alternative à l’ordre gouvernant. Une situation comparable à celle du Cameroun où certains leaders d’opposition et d'opinion ventriloques et pouvoiristes ont tôt fait de conduire leur parti et/ou leurs camarades autour de la mangeoire, et d’autres, à court de stratégies, nombrilistes, ethnocentristes, faire-valoir démocratiques, égoïstes, incapables de proposer des alternatives crédibles tournent en rond comme des bêtes sauvages encagées et se contentent d’aboyer pour signaler le passage de la caravane de Biya et du Rdpc. De sorte que parler de certains leaders de l’opposition aujourd’hui revient à évoquer avec amertume les déchets du système du Renouveau qui se surprennent quelquefois à avoir des ambitions présidentielles à chaque approche des élections, principalement de l’élection présidentielle.

Ce qui induit que, si aucune structuraturation des organisations de la société civile camerounaise, si la diaspora camerounaise ne prend pas conscience du rôle qui est le sien, bref, si aucune synergie d'action et d'association n’est envisagée entre les forces du changement, on se retrouverait à coup sûr, au cas où la rue faisait partir le lion vieillissant, sous la coupe d’une élite politico-administrative corrompue sans foi ni loi et solidement implantée dans le système actuel.

Une telle analyse ne saurait être une simple vue de l’esprit, puisque si les émeutes de la faim de février 2008 avaient été soutenues par une organisation structurée de ce type ou par certaines puissances qui manœuvrent dans l’ombre en Tunisie et en Egypte, il est évident que de nos jours on ne parlerait plus du régime du Renouveau. Loin de nous la gestion des arguments en faveur de la thèse selon laquelle l'appui des puissances étrangères est décisif pour la réussite de la révolution au Cameroun. Les Camerounais ont  l'obligation de penser la révolution qui couve depuis au moins 5 ans.

Il n’est point besoin d’insister sur l’hypocrisie, très souvent stigmatisée dans les colonnes de Germinal, des « hommes du président » qui, c’est un secret de polichinelle,  le soutiennent le jour, affûtent leurs armes et complotent contre lui la nuit. Jacques Fame Ndongo, Professeur es Intrigues, n’avait-il pas déclaré, en présence de témoins, à un homme politique camerounais aujourd’hui exilé aux Etats Unis, que Paul Biya ne sera pas là en 2011 et qu’ils auront un duel de chevalier ? Comme tous les autres hypocrites de l’entourage présidentiel, il ne pensait pas moins que « Massa a ne nnôm, aye ke a 2011 » (traduction : « Massa, le chef de l’État,  est vieux, il va partir en 2011 »

Somme toute, ce qui vient de se passer en Tunisie, tout comme d’autres événements ailleurs en Egypte, bien que considérés par des thuriféraires hypocrites du régime Biya comme des épiphénomènes, des non-événements, - une attitude qui partage quelques homologies avec les gens de l’Arche de Noé qui continuaient à savourer les délices de la vie malgré le déluge annoncé - mérite d’être pris au sérieux. Et pour parodier Paul Valérie, les régimes politiques naissent, vivent et meurent.

Jean-Bosco Talla, source, Germinal, n°070.