Reconstruire la citoyenneté et le Cameroun

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Le 14 septembre dernier à Yaoundé, dans la salle de conférence de son département ministériel, et en présence de nombreux journalistes, de Maurice Kamto, ministre délégué auprès du Minjustice, d’Issa Tchiroma Bakary, ministre de la Communication et d’Amadou Vamoulké, directeur général de la Crtv, le garde des Sceaux, Amadou Ali, a rendu public  le résultat de l’enquête prescrite par le chef de l’État après la mort, dans des conditions troubles, dans la nuit du 21 au 22 avril 2010 à l’infirmerie de la prison centrale de Yaoundé (Kondengui), du journaliste Germain Cyril Ngota Ngota, alias Bibi Ngoto. Au cours de ce point de presse, Amadou Ali a ânonné ce qui avait déjà été débité par son collègue de la communication, à savoir que Bibi Ngota était mort de maladie, notamment du Sida. Comme il fallait s’y attendre, ce rapport partial qui a occulté plusieurs pans de ce qui est désormais appelé « affaire Bibi Ngota », a laissé les journalistes et les observateurs avertis dubitatifs. Aux dernières nouvelles, même celui qui avait ordonné l’enquête n’y a pas  cru. Le chef de l’État aurait ordonné la reprise de l’enquête. Les parents du de cujus, sa mère, Edima Essiane Georgette, veuve Ngoulou et son oncle Ngota Essiane Emmanuel qui avait adopté Bibi Ngota, seront entendus dans les prochains jours à la Direction de la police judiciaire.

Ce que nous n’avons ni lu, ni vu après la sortie du ministre de la Justice, c’est la plus petite critique sur les conditions inhumaines de vie dans le milieu carcéral au Cameroun. Presque tous les médias se sont contentés de donner l’information sans s’attarder sur cet aveu du garde des Sceaux selon lequel la prison centrale de Kondengui, comme presque toutes les autres prisons camerounaises d’ailleurs, est un mouroir où il faut avoir une santé de fer pour y survivre.
En effet, dans son propos liminaire, le garde des Sceaux avait déclaré : «Des investigations menées par la Direction de la police judiciaire et ponctuées par des constatations, des auditions et une réquisition aux fins d’autopsie, il ressort que Ngota Ngota Germain Cyrille a été interpellé, déféré au parquet et écroué à la prison centrale de Yaoundé au quartier 9 dans le local 94, d’une superficie de 15 mètres carrés, qu’il partageait avec 28 autres codétenus. Ce local ne contenait que cinq lits disponibles, c’est sur  un matelas posé à même le sol que le défunt passait ses nuits » (C’est nous qui soulignons). 29 personnes dans un local de 15 mètres carrés, de surcroît encombré par cinq mandats (les  «lits» d’Amadou Ali), des sortes de cages d’animaux d’environ 190 cm x 75 cm, soit environ 0,52 mètre carré pour un détenu, quelle horreur !!!
Au regard de ce qui précède, Amadou Ali peut-il encore avoir l’outrecuidance de dire, comme il affirmait, toute honte bue, dans son droit de réponse adressé à l’hebdomadaire Jeune Afrique, que les prisons camerounaises ne sont pas des goulags tropicaux ? Les autorités camerounaises, qui font semblant d’ignorer que même en prison, les détenus conservent tous leurs droits sauf celui d’aller et de venir, peuvent-elles encore dire que le Cameroun est un pays où les droits de l’homme sont respectés ?
En tout cas, nos dirigeants ne sont pas à une contradiction près. Eux qui, comme nous le disions dans un hommage rendu à Fabien Eboussi Boulaga,  ont transformé le Cameroun en République monarchique drapée dans des oripeaux de démocratie, dans laquelle  le roi Paul Biya nous avait promis qu’il réaliserait l’intégration nationale, stade suprême de l’unité nationale et a fait exploser la nation en offrant à ses concitoyens, visiblement considérés comme des « sujets », le tribalisme, le régionalisme, le népotisme. « Partisans de la politique du verbe, [nos dirigeants] proclament qu’ils apporteront la démocratie, le développement mais confisquent le patrimoine commun tout en offrant à leur peuple la dictature, les élections truquées, la misère, [les robinets secs sans eau depuis des semaines en pleine saison des pluies, le choléra, l’insécurité], le pillage systématique. Ils déclarent du bout des lèvres qu’ils veulent conduire leur peuple vers la prospérité et transforment leur pays aux énormes potentialités en pays pauvres très endettés (Ppte). Ils proclament qu’ils sont contre toutes formes de discriminations et constitutionnalisent les notions de « minorité » et d’« autochtone ». Ils ambitionnent d’œuvrer pour la réalisation des libertés et offrent les fers, les incarcérations, le muselage des voix dissidentes, sortent chars d’assaut, armes de guerre, pour réprimer dans le sang les manifestations pacifiques. » (Talla, 2010 :145).
Toutes ces contradictions sont révélatrices de la faillite d’un système qui tient les Camerounais captifs de leur instinct de conservation,  déconfiture qui s’est installée dans la durée au point où les Camerounais dans leur majorité n’envisagent les voies de sortie qu’à travers le départ organisé et/ou forcé d’une classe dirigeante vieillissante qui a atteint le seuil de l’incompétence. Pourquoi ? Parce que depuis 28 ans, tous les discours lénifiants, toutes les promesses électoralistes et  toutes les politiques de « redressement » n’arrivent pas à créer les conditions permettant à la société camerounaise de renouer avec la croissance. On assiste plutôt à un approfondissement des crises, à un accroissement du chômage des jeunes et de la paupérisation des couches sociales, à une augmentation dommageable de la marginalité qui ne permettent pas d’envisager le bout de sortie du tunnel.
Au stade actuel de la pourriture très avancée de la société et de la banqueroute de l’économie camerounaises, du pillage systématique, de la gestion inconséquente, hasardeuse et à l’emporte-caisse de notre patrimoine commun, ce pays a besoin d’une autre politique, du sang neuf,  d’autres acteurs pour réhabiliter la citoyenneté démocratique.
A quelles conditions et sous quelles formes le Cameroun est-il encore capable d’élaborer des politiques sociales, éducatives, économiques ou sanitaires qui répondent aux défis actuels et futurs ? À travers quels débats d’idées et d’intérêts nos gouvernants vieillissants et croulants vont-ils se constituer en acteurs de modernisation capables de répondre favorablement et de manière originale à des changements qui très souvent s’imposent à eux du dehors ?
Il s’agit là de la recherche concrète des conditions de survie et de redressement d’un pays frappé par des crises multiformes, qui, s’il n’accroit pas sa capacité d’initiatives, risque fort d’être emporté par la putréfaction.
Pendant ce temps, que fait le monarque présidentiel dont la meilleure façon de régner est de rester coupé de son peuple ? Il est en transit au Cameroun. Il est  permanemment en villégiature soit dans son Mvomeka’a natal, soit à l’hôtel Intercontinental à Genève, soit enfin à la Côte d’Azur et autres Edens de l'argent et du luxe. Le vacancier au pouvoir depuis 28 ans déserte chaque fois le Cameroun et l’abandonne aux mains de certains réactionnaires du troisième âge, malades comme lui et devenus amnésiques qui, dans les pays normaux devraient faire valoir leurs droits à la retraite.
Répétons-le quitte à choquer : le Cameroun est un véritable Unmanned Aerial Vehicle (UAV), un Drone, un aéronef sans pilote humain à bord, les institutions ayant été programmées pour fonctionner de manière automatique.
Que font les citoyens et les populations lorsqu’ils se rendent compte que (presque) tout a été détruit, qu’ils vivent au milieu des ruines et des gravats,  lorsqu’un système politique et son gouvernement éléphantesque et budgétivore sont incapables d’apporter des réponses pertinentes à leur galère et aux maux qui minent la société toute entière ? Que font-ils lorsqu’ils se rendent compte qu’une opposition insouciante, aphone, tiraillée par des querelles byzantines de préséance, de leadership et de dividendes politiques à tirer qui prouvent qu’elle n’est pas encore sortie d’une enfance politique et est en panne d’alternatives crédibles ? Ils s’organisent, élaborent des stratégies et organisent la riposte pour reconstruire leur existence.
Les patriotes camerounais, les citoyens épris de changement qui s’opposent à l’abolition de la République ne doivent plus se contenter (1) de constater et de dénoncer de manière non pertinente la déliquescence, la pourriture généralisée, les dérives institutionnelles, bref le biyaïsme, (2) d’accumuler ad nauseam des arguments à l’antibiyaïsme. Ils doivent prendre leur destin en main et reconstruire le Cameroun. C’est l’unique voie de salut.

Jean-Bosco Talla