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La crise anglophone

La crise anglophone

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Depuis bientôt deux ans, les médias publics et privés nous inondent d’analyses diverses sur ce qu’il est convenu d’appeler la crise anglophone, sans y apporter un regard neuf. Comme à leur habitude et dans la tradition de la pensée unidimensionnelle qui les caractérise, les pouvoirs publics et leurs thuriféraires s’évertuent subtilement à codifier la manière dont il faut parler de la crise anglophone ainsi que de la façon d’en identifier les protagonistes. C’est leur droit. On a même vu d’anciens hauts commis de l’État postcolonial sortir du bois et se vêtir, toute honte bue, du manteau de consultant, pour proposer des analyses qui se veulent magistrales et des solutions miracles à ladite crise. Et il ne semble y avoir personne pour leur demander des comptes sur leur bilan du temps où ils étaient aux affaires et plastronnaient comme chefs de terre. Certes, le Cameroun traverse des secousses socio-politiques multiformes mais peut-on véritablement parler de “crise anglophone”? Ne faudrait-il pas parler d’une “QUESTION ANGLOPHONE” à l’intérieur de la crise globale de gouvernance ? La "QUESTION ANGLOPHONE"

n’est-elle pas qu’une autre facette de la crise généralisée qui couve et qui rythme en quelque sorte le quotidien de la société camerounaise du fait d’une gestion catastrophique du pays depuis la chute du mur de Berlin (multipartisme et démocratie en trompe-l’œil) pour ne pas dire depuis notre accession à la souveraineté ?
La “Question Anglophone “ a été traitée de diverses manières par les spécialistes de tous horizons (historiens, politistes et politologues, démographes et sociologues, psychologues, psychopédagogues et que sais-je encore) et on peut se demander quel regard neuf on peut encore jeter sur la question aujourd’hui. Raison pour laquelle je crois que la “Question Anglophone” ne peut se comprendre que si on l’inscrit dans l’évolution globale de la société camerounaise depuis les années 1960. Tout se passe comme si la Fédération n’a jamais été véritablement assumée par aucun des partis signataires. La manière dont on passe de l’abrogation de l’appellation, « République du Cameroun » au lendemain de la réunification à la résurgence de la même appellation « République du Cameroun » à l’avènement du Renouveau, après avoir liquidé entre-temps les dénominations « République Fédérale du Cameroun » et « République unie du Cameroun » est significative à cet égard. Les protagonistes francophones semblent avoir manœuvré avec une extraordinaire dextérité face à un partenaire anglophone qui n’a pas opposé de résistance à son apparente assimilation. Sinon, comment expliquer le passage du KNDP(Foncha)/UC(Ahidjo) à l’UNC, parti unifié/parti unique ? Où sont les traces des mémorables coups de semonce des Foncha/Muna ou de leurs acolytes et héritiers, face à l’hégémonie affichée et au désir d’assujettissement du pouvoir néocolonial francophone ? Comme je l’ai écrit ailleurs, viol et consentement sont antinomiques. Tout se passe comme si toute l’élite politique anglophone avait été totalement séduite ou plutôt subjuguée par le “pouvoir charismatique” de leurs partenaires francophones qu’incarne le régime d’Ahidjo/Biya. Même l’apparent sursaut du Social Democratic Front (SDF) en 1990 apparaît moins, ainsi qu’on a pu le penser à un moment donné, comme participant à une revendication de l’identité anglophone qu’une banale aspiration à un meilleur partage du gâteau national. C’est en cela d’ailleurs que peut s’expliquer la rapide marginalisation/exclusion et le quasi assassinat d’un Siga Asanga, qui fut le véritable cerveau du SDF. Par la suite, le parti est rapidement confisqué par des tribuns, des assoiffés de pouvoir dont on se rend compte qu’ils n’étaient qu’en quête de prébendes et de positionnement social.
À y regarder de près, on peut se demander si les anglophones qui ont milité pour la réunification l’ont fait avec un projet suffisamment élaboré du vivre-ensemble et de la construction d’une nouvelle identité nationale avec la partie francophone. Tout se passe comme si la partie francophone, sous la houlette de ses experts, avait rapidement mis au point un projet de société visant avant tout à assimiler les anglophones perçus nécessairement comme une minorité linguistique. Et il est malheureux que l’élite anglophone soit, elle aussi, tombée assez facilement dans le piège en s’enfermant dans le syndrome du minoritaire, réduisant pour ainsi dire son espace de vie en une espèce de bantoustan. Il est en effet significatif que nos compatriotes anglophones se soient pendant des années, contentés de quelques privilèges que le pouvoir voulait bien leur concéder au titre de leur origine. Un exemple suffira. Il me souvient vivement qu’à la création de l’Université de Buea en 1993, nombre de collègues anglophones étaient venus me demander si je ne voulais pas aller avec eux pour réaliser à Buea ce que le système francophone de l’Université de Yaoundé ne me permettait pas d’accomplir. Invitation que j’avais déclinée poliment en leur rappelant que l’Université de Buea, prétendument anglo-saxonne, relevait, elle aussi, du ministère de l’Enseignement supérieur dont les patrons, tous férus de jacobinisme, n’avaient aucune idée du modèle anglo-saxon et ne me semblaient pas prêts à s’ouvrir à cet autre concept. Pour moi, leur avais-je répondu, le label “anglo-saxon” n’était qu’un nouvel hochet ou qu’un attrape-nigaud si l’on préfère !

Construire un nouvel espace de vie
Il est significatif aujourd’hui que la question anglophone ait pris la dimension qu’on lui connaît, non point sous l’impulsion des hommes politiques qui ont tous montré leurs limites depuis la réunification jusqu’à nos jours mais du fait des corporations professionnelles (syndicats des enseignants, ordre des avocats, etc.) et de la société civile qui ont sonné l’alerte d’un insoutenable mal-être. Les hommes politiques et l’élite administrative ont su tirer leur épingle du jeu en navigant avec une extraordinaire habileté dans le système politico-administratif postcolonial de Yaoundé. Les élites professionnelles anglophones des secteurs périphériques ont fini par comprendre qu’en réalité, leur espoir de ne jamais jouir du même traitement et des mêmes prérogatives que leurs autres compatriotes de la sphère politico-administrative se réduisait comme peau de chagrin, avec le temps. Raison pour laquelle ils pensent y arriver en revendiquant une singularité “anglophone”, une prise en compte de la culture héritée de la colonisation. Mais se sont-ils jamais posé la question de savoir en quoi leur condition est pire que celle de leurs pairs francophones ? Leur condition est-elle une conséquence de leur anglophonie ou de la gouvernance globale du pays à jamais confisquée par une coterie politique ? Aussi légitimes soient-elles, les revendications qui sont les leurs peuvent-elles se résoudre essentiellement au sein de leurs différentes corporations, en anglophonie ou faut-il plutôt songer à une autre manière de gérer le pays, en promouvant des valeurs d’un autre type ?
C’est véritablement à ce niveau que la question anglophone devient un enjeu d’une importance sans précédent. Le Cameroun ayant hérité des cultures anglo-saxonne et française/latine, cultures qui sont venues se greffer sur une mosaïque de savoirs ethniques et de langues locales, notre élite, anglophone et/ou francophone s’est-elle jamais posé la question de savoir comment nous pouvions construire un nouvel espace de vie, en tenant compte ou plutôt en mettant à plat, en reconfigurant nos divers héritages? Il me semble plutôt entendre les anglophones revendiquer une prétendue anglo-saxonnie et les francophones se réclamer d’une certaine francophonie alors que de part et d’autre, nous en sommes tous, tellement éloignés. Où est donc le blueprint d’un Cameroun culturellement intégré, qu’importe qu’il se gouverne comme une fédération ou comme un ensemble unitaire, plus ou moins décentralisé? De ce point de vue, on pourrait presque reprocher aux compatriotes anglophones de prêcher dans le désert en soulevant des problèmes dont ils savent pertinemment que les gouverneurs postcoloniaux qu’ils prétendent interpeler n’ont aucune compétence pour y faire face. Au Cameroun, nous n’avons presque jamais eu affaire à des politiques au sens noble du terme, mais essentiellement à des politiciens qui rusent constamment avec le peuple qu’ils sont censés gouverner et conduire à un mieux-être. Leur seul intérêt est de durer. Jamais, ils ne se posent de question sur ce que l’histoire retiendra de leur règne. Certes, nous nous souvenons du coup de poing de Ndam Njoya, qui, en tant que ministre de l’Education nationale en 1977 donna quelques soucis au régime lorsqu’il se permit de mettre en question la mécanique de l’examen du Brevet d’Etudes du Premier Cycle (BEPC). Hormis cet événement plutôt anecdotique dans la vie d’une nation, quel autre ministre, anglophone ou francophone a-t-il jamais proposé une mesure mettant fondamentalement en cause le paisible quotidien du régime postcolonial qui gouverne le Cameroun depuis 1958?  S’il vous arrive en revanche de faire un crochet au marché de l’enrichissement illicite, vous les trouverez se bousculant à mort et rivalisant de génie. On dirait qu’ils n’ont pas passe-temps plus favori. Prédation quand tu nous tiens !

Diversité multiforme du pays à prendre en compte
Nombre de problèmes majeurs de notre société et de notre pays dans son ensemble sont constamment jetés sous le boisseau avec l’aide des médias publics dont on nous rappelle constamment qu’ils ne sont que les tam-tams du signataire des décrets qui nomment leurs animateurs. Ainsi en va-t-il de la diversité multiforme du pays qui n’a jamais été prise en compte dans une perspective dynamique de construction nationale. On en tient presque toujours compte dans une conception coloniale. On invoque la diversité pour la contrôler, pour l’apprivoiser et éventuellement la nier. L’attitude constamment répressive l’emporte sur l’écoute ou toute autre stratégie de gouvernance positive. On se souviendra à ce propos que le seul moment où le pouvoir s’est résolu à faire semblant de dialoguer fut la Tripartite de 1991. Et ce ne fut qu’un guet-apens, comme le sont d’ailleurs nombre de promesses ou de résolutions de négociation du gouvernement. Depuis que la crise des villes mortes a été jugulée, la machine répressive s’est perfectionnée. Voilà pourquoi le régime semble sourd à tout appel au dialogue puisqu’il se croit invincible. Mais ne nous éloignons pas trop de la Question Anglophone.
A la lecture de ce qui précède, d’aucuns pourraient se demander où donc est-ce que je me situe par rapport à la cause anglophone. Mais on l’aura compris. La question anglophone est inséparable des problèmes globaux qui assaillent la société camerounaise dans son ensemble. Et il me semble difficile de la résoudre isolément. Au risque de me répéter, le Cameroun a besoin d’une véritable révolution culturelle. Et eu égard à l’évolution du monde actuel, les anglophones devraient se guérir du syndrome du bantoustan qui semble les habiter pour participer pleinement au leadership de ladite révolution. Il s’agit d’élaborer un véritable blueprint pour le Cameroun de demain. La cohabitation avec leurs compatriotes francophones depuis 1961 est une expérience qui leur donne un savoir à nul autre pareil. Certes, nous ne devons rien négliger de nos héritages culturels, qu’il s’agisse de notre africanité ou du double legs européen. Toujours est-il que dans le monde tel qu’il va, force est de constater que les anglo-saxons, qu’on les estime ou pas, proposent des viatiques qui permettent le mieux d’entrer dans la lutte pour la survie dans une postmodernité vertigineuse, toujours plus technocratique, toujours plus compétitive. C’est dire qu’au lieu de revendiquer un héritage anglo-saxon que nous avons tendance à tropicaliser en n’en gardant que les aspects superficiels ou même résiduels, il nous faudrait, à l’instar des Asiatiques, nous inspirer de l’âme de l’anglo-saxonnie, de ce que cette culture offre de salutaire pour construire une société camerounaise à notre mesure. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder le problème de notre système scolaire pour montrer à quel point le pays aurait dû presque littéralement “s’angliciser”. Nombre de parents francophones ont compris l’enjeu puisqu’ils accourent naturellement vers ce que les pouvoirs publics appellent étrangement “sous-système anglophone”. Notre système judiciaire aurait dû en faire de même en intégrant davantage la Common Law à l’échelle nationale. Et peut-être aurions-nous vu naître une société civile plus responsable, plus autonome, ne rêvant plus au quotidien des miracles des décrets !  
Il est dommage que nombre de nos compatriotes anglophones pensent que la solution au blocage social du pays soit le repli communautaire ou la recherche d’une identité de ghetto. Comme je crois avoir essayé de le démontrer, nous, “anglophones” comme “francophones” sommes tous comptables de la situation actuelle et il nous revient d’y faire face de manière collective. La vraie bataille consiste à trouver les voies et moyens pour permettre à notre imaginaire de s’exprimer. De ce point de vue, l’enjeu du moment consiste à se soustraire à la propagande du régime qui, par la force de ses nombreux tam-tams nous abreuve de discours qui ne laissent pas beaucoup de place au débat contradictoire. Par ailleurs, nous devons prendre acte de ce que la plupart de nos hommes/femmes politiques ne sont que des politicards, c’est-à-dire de dangereux opportunistes, prêts à faire feu de tout bois, pour constamment se repositionner et ne jamais s’éloigner de la mangeoire. Il est peut-être temps pour l’intelligentsia camerounaise d’aller au-delà de l’indignation attentiste pour prendre l’initiative et contribuer par des propositions concrètes à la recherche des solutions aux problèmes que suscite la question anglophone. Suite au stupéfiant discours de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en juillet 2007, les intellectuels africains indignés n’ont pas hésité à lui répondre en commettant des textes plus percutants les uns que les autres. Pourquoi les intellectuels camerounais ne feraient-ils pas la même chose, non pas en écrivant pour commenter les discours des satrapes qui nous narguent au quotidien mais pour montrer comment le Cameroun peut se réinventer. Il s’agirait de faire preuve d’audace et de montrer que si l’on peut/doit désespérer des politiciens sous les tropiques, il ne faut jamais cesser de rêver et de travailler à l’avènement d’un monde meilleur. Les générations futures nous en sauront certainement gré.
Pr Ambroise Kom (mai 2018)
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Source : L’Estafette, n° 36 du 28 mai 20-18, pp. 6-7