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Le Dossier Quand les opposants refusent le pouvoir. Analyse des stratégies de la défaite.

Quand les opposants refusent le pouvoir. Analyse des stratégies de la défaite.

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Index de l'article
Quand les opposants refusent le pouvoir. Analyse des stratégies de la défaite.
2018: A vraincre sans péril, on triomphe sans gloire, par Jean Baptiste Sipa
Elections en 2018 au Cameroun : Faut-il déjà crier ''haro'' sur l'opposition?, par Roger Kaffo Fokou, enseignant, écrivain et chercheur
Les opposants et leurs stratégies de la défaite, par Ikemefuna Oliseh
Pour changer la donne
Le charlatanisme comme alternative politique, par Jean-Bosco Talla
Le défi de l'organisation
Les chances de succès des candidats potentiels ou déclarés sont assez limitées, par Ahmadou Sehou
Occasions manquées et myopie de l'opposition camerounaise, par Enoh Meyomess
Problèmes actuels de nos luttes actuels, Guillaume Henri Ngnepi, Philosophe
Toutes les pages

Des faire-valoir politiques
Opposition. Le mot symbolise les mutations intervenues depuis bientôt 28 ans dans la vie politique camerounaise. L'existence et la présence des partis dits de l’opposition témoignent, sinon de la réalité, du moins de la volonté de démocratisation de la vie politique nationale par les gouvernants provisoires actuels. Cela peut se jauger à la marge de manœuvre laissée aux partis d’opposition et à leurs leaders de se poser comme de véritables contre-pouvoirs
Mais, combien de Camerounais vivant, aujourd'hui, hommes de culture, leaders politiques ou d'opinion, un jeune, peut avoir envie, sinon de ressembler, du moins de s'inspirer pour son cheminement personnel ? Les exemples sont rares et les modèles durables pratiquement inexistants. Il est évident que la jeunesse camerounaise est en quête de repères. Elle ne se voit très souvent offrir que des stars artificielles, des gloires acquises à bon marché par une "élite" prompte au reniement, à la compromission.
Et c'est presque toujours au moment où l'on attend d'eux des attitudes courageuses, qu'ils basculent dans la compromission. La politique politicienne, à cet égard, offre le

plus de tentations. Pourtant, l'histoire nous enseigne que c'est dans la capacité à résister aux tentations que l'on détecte la fibre des leaders que recherche la société. À peine tel intellectuel a-t-il émergé du lot qu'avant même d'avoir fait des disciples, il se laisse phagocyter par le pouvoir politique, détourneurs des talents et des valeurs. Et dans le système, il s'évertue à défendre l'indéfendable, mieux à affronter permanemment sa raison.
Cela semble incompréhensible aux yeux du commun des Camerounais que des personnalités bien sensées claironnent sur tous les toits que leur adversaire commun est Paul Biya et son système qui ont immergé le Cameroun au tréfond des abîmes, mais que paradoxalement ils soient incapables de se mettre ensemble pour terrasser cet adversaire commun clairement identifié.
C’est qu’en politique, sous les tropiques et particulièrement sous le Renouveau, les habitudes ont la peau dure. Les mots les plus virulents ne sont employés que pour attirer l’attention du détenteur provisoire du pouvoir afin que le moment venu il les convie autour de la mangeoire.
Une année électorale s'est ouverte avec les élections sénatoriales. Au regard des jeux et enjeux politiques, il est certain que les mandats des députés et des conseillers seront prorogés, que lors de la présidentielle du 7 octobre 2018, nos opposants joueront leur partition qui est celle de montrer aux yeux du monde qu’ils ne sont que des faire-valoir politiques.
Source: Germinal n°113, du 26 février 2018


2018: A vraincre sans péril, on triomphe sans gloire, par Jean Baptiste Sipa
Nous voici donc en 2018, cette année électorale déjà redoutée et considérée par beaucoup comme une année « de tous les dangers ». Et la preuve s’avère, non pas que le calendrier électoral n’existe pas, mais qu’il est, dans une certaine mesure, géré à sa guise par un seul homme qui est le chef de l’Etat, l’organisateur des élections, et le chef du parti au pouvoir, c’est-à-dire juge et partie, arbitre et candidat (participant) auxdites élections. Cette posture devrait suffire pour rendre inutile ou invalider toute élection présidentielle, dont l’administration est assurée par ELECAM, organe en réalité inféodé à un Etat-parti.
Imaginez le président de la Fécafoot, habillé en blanc pour arbitrer une finale de coupe qu’il a organisée – et qu’il préside - à une date, sur un stade et selon un règlement de son choix, entre sa propre équipe de blanc flambant vêtue, et une équipe adverse hétéroclite vêtue de noir bigarré, qui prétendrait lui reprendre le trophée. De quoi mourir de rire, non ?!
Cinq scrutins, y compris l’élection des Conseils régionaux, étaient attendus par ceux qui ont la naïveté de croire que nous sommes dans un Etat de droit. Quatre scrutins semblent, en principe, être envisagés par le pouvoir. Et il devient de plus en plus probable, pour ne pas dire certain, que deux seulement sont programmés, même si certaines sources annoncent les municipales et les législatives pour juin ou juillet prochain : les scrutins sénatorial dont la convocation du collège électoral vient d’être faite et présidentiel. M. Biya ne se contentera donc pas du seul scrutin qui vaille à ses yeux : l’élection présidentielle, même si la Constitution lui donne la latitude de la différer, en cas de « circonstances exceptionnelles ».
Laissez-moi d’ailleurs m’étonner qu’au lieu de se concentrer sur la préparation stratégique de l’après-Biya, qui arrivera sûrement plutôt qu’on ne le craint, l’élite sociopolitique du pays se focalise sur la démission de Paul Biya (ou sa non candidature à la prochaine élection présidentielle !), comme si cela changerait la donne chaotique programmée pour le pays.
Quelqu’un peut-il remplacer Biya, en faisant l’économie de quelques dangereuses turbulences si l’administration publique n’est pas décolonisée et reprise en main par les citoyens ? Et comment cela est-il possible si la fragile opposition partisane n’organise pas la prise d’assaut des municipalités du pays, entraînant à la base une érosion du système oligarchique jacobin ? Stratégie dont Paul Biya, anticipe d’ailleurs la parade en faisant élire le prochain Sénat par les seuls Conseillers municipaux en fin de mandat, sans protestation de qui que ce soit.
A cet égard, l’égo « pouvoiriste » de nos leaders de l’opposition est probablement le principal vecteur de leur échec à répétition, et de la victoire permanente du pouvoir Biya qui ne consacre ses mandats et les moyens de l’Etat, qu’aux stratégies de sa longévité au pouvoir. D’ailleurs, n’entend-on pas nombre d’entre ces leaders proclamer que « le rôle d’un parti politique est de conquérir le pouvoir et de s’y maintenir » ? Prôner cela et dire que « Biya doit partir » ne correspond-il pas à « ôte-toi de là que je m’y mette » ?
Et pourquoi croyez-vous qu’à quatre-vingt cinq ans, un homme qui a payé de sa dignité pour parvenir au pouvoir, comme objectif ultime de sa vie, accepterait de perdre son intouchabilité en faveur d’un peuple qu’il a toujours défié comme un adversaire, ou à des opposants qu’il considère comme des « apprentis sorciers » ? « Qui sont-ils » pour qu’il leur cède son pouvoir ?
Le système électoral est le mécanisme utilisé dans les pays démocratiques pour permettre au peuple de désigner ses dirigeants. C’est-à-dire de leur donner le pouvoir, comme mandat de service public. Sous les tropiques, le pouvoir n’est pas un mandat de service public. Il s’appelle « kélë di ». L’élection, pour y parvenir, n’est plus un marathon que gagne le plus rapide des plus endurants. C’est un sprint donc le départ est donné par l’organisateur seulement lorsqu’il a déjà posé tous les pièges imprévisibles pour faire tomber ses concurrents. Il a ainsi la garantie quasi constitutionnelle, de toujours gagner la course au pouvoir. Son crédo, c’est qu’ « on n’organise pas une élection pour la perdre »
Et c’est justement ce qui différencie notre jungle autocratique de ce qu’on appelle un Etat de droit, où l’organisation d’une élection par l’Etat n’en confère pas mécaniquement la victoire au parti du gouvernement, parce que l’élection est organisée pour donner au peuple la possibilité et/ou l’opportunité de choisir ses représentants et/ou d’avoir une alternance de gouvernance. En démocratie réelle, il est normal d’organiser et d’accepter de perdre.
Une élection présidentielle qu’un gouvernement partisan organise pour gagner, est un hold-up sur la souveraineté du peuple, crime dont il est pour le moins problématique pour une opposition démocratique de se faire complice à n’importe quel prix. Comme s’il fallait parvenir au pouvoir-mangeoire, ou mourir.
Les forces sociopolitiques de la nation (corporations professionnelles, partis politiques, société civile, même Elecam), se sont efforcées en 2017, d’adresser des suggestions et des propositions concrètes au président de la République et à son gouvernement, en vue d’une année électorale paisible. Dynamique citoyenne notamment, réseau national regroupant plus de 100 organisations de la société civile camerounaise, a présenté en fin 2017, une proposition de Code électoral alternatif, qui est une synthèse du Code en vigueur, et de toutes les propositions de réforme formulées par les différents partis politiques et les OSC ; proposition qui est sur la table du gouvernement, et devrait faire l’objet d’une concertation tripartite (pouvoir, opposition, société civile) pour consacrer un Code consensuel.
Les mêmes démarches ont été faites ou appuyées par les pays amis du Cameroun, pour solliciter de M. Biya, l’ouverture d’un dialogue national inclusif, en vue de résoudre, entre autres crises, celle qui met aujourd’hui à feu et à sang les régions du pays où vivent les Camerounais d’expression anglaise.
L’indifférence du chef de l’Etat à l’égard de toutes ces démarches fait désormais du Cameroun un espace d’incertitudes sur lequel plane une menace de désintégration dont on peut faire l’économie, mais dont par contre, des élections parcellaires et non universelles pourraient précipiter la survenance.
Une rumeur dit qu’une réforme unilatérale du Code électorale serait sur la table de M. Biya, et qu’elle serait envoyée au parlement en mars prochain. Si cette rumeur s’avérait vraie, ce serait l’indicateur de plus que « l’Homme lion » refuse toute concertation nationale qui offenserait son autocratie, et considère vraiment comme « sans objet » toute tentative des citoyens camerounais de participer à la gestion de ce qu’ils croient être leur pays.
Ce serait aussi l’indicateur que l’administration publique, acquise au RDPC, est plus préoccupée de servir les intérêts du président du parti, que de l’aider à assumer ses fonctions régaliennes, dont fait partie la concertation nationale autour d’intérêts communs. Car, à quel moment d’une part, M. Biya, s’est-il concerté, et avec qui, pour que sa réforme soit participative ? A quel moment, d’autre part, comprendra-t-il que des élections nationales dont les meilleures conditions ne seraient pas remplies pour la participation du Cameroun occidental dit anglophone, sont de nature à valider de fait la partition du pays ?.
Quels types d’élections M. Biya tient-il à organiser dans un pays dont plus de 2/3 de l’électorat potentiel n’iront pas voter, et où l’Etat, par la faute de son gouvernement, semble avoir perdu la main sur quatre de ses dix régions administratives (l’Extrême Nord avec le Boko Haram, l’Est avec les réfugiés centrafricains, les Nord et Sud-ouest avec la crise anglophone)?
Qu’est-ce qui pousse le gouvernement annoncé démocratique depuis 35 ans, à fonctionner comme jadis l’administration coloniale dont la mission impérative était de commander et réprimer les peuples coloniaux au service des intérêts du colonisateur ? En quoi est-il si humiliant, si illégitime, ou si injuste pour un gouvernement qui se dit « mendiant de la paix » dans « un Etat de droit » de négocier avec les « indépendantistes » qui détiennent en otage les populations d’expression anglaises trahies par une mauvaise gouvernance ?
N’est-ce pas une faute psychologique et stratégique au plan sécuritaire de ne rien faire ni localement, ni au niveau central, pour libérer ces millions d’otages, préférant comme jadis les Français dans l’Ouest du pays, créer des régions militaires pour bombarder et incendier indistinctement des villages pour en exiler les populations ? C’est tout de même étonnant qu’un gouvernement d’agrégés en tout… ne comprenne pas que, plus les populations indignées par les frustrations sont gratuitement réprimées en lieu et place des « rebelles » auxquels elles sont injustement identifiées, plus elles rejoignent les rangs de la rébellion. Même si cela paraît déraisonnable.
Le président de la République offre-t-il aux populations des régions dites anglophones quel type de « sécurisation » pour qu’elle provoque l’exil des dizaines de milliers de Camerounais dans les pays voisins et la fuite des dizaines de milliers d’autres, entièrement démunis, dans les forêts et les églises ? Et combien de jeunes soldats recrutés et formés à la hâte doit-on continuer à offrir comme chairs à canon dans ces opérations de représailles aveugles avant que le gouvernement en comprenne l’inutilité au regard de l’objectif de paix ?
Qui portera la responsabilité historique de cette situation qui s’achemine vers l’impasse, si ce n’est le gouvernement de M. Biya qui utilise la puissance publique, non pour protéger le peuple, mais pour le réprimer et l’humilier ? Derrière l’escalade des violences et des manipulations que vivent les régions du Sud-ouest et du Nord-ouest, n’y a-t-il pas en réalité des ennemis de la démocratie camerounaise qui, à l’ombre du régime, souhaitent installer le pays dans l’ingouvernabilité à des fins inavouées ?
En tout état de cause, le contexte sociopolitique prévalant dans le pays, conjuguant avec le refus d’un Code électoral consensuel et l’indigence financière d’Elecam, n’est pas favorable à l’organisation des élections justes, transparentes, universelles et sécurisées. À moins que M. Biya veuille encore vaincre sans péril et triompher sans gloire. Mais alors, pour faire quoi qu’il n’aurait déjà dû faire ?
Par Jean Baptiste Sipa


Elections en 2018 au Cameroun : Faut-il déjà crier ''haro'' sur l'opposition?, par Roger Kaffo Fokou, enseignant, écrivain et chercheur

2018 au Cameroun sera une année électorale comme ou pas comme les autres, cela dépendra. Au-delà du rituel pseudo-démocratique qu’il s’agira de reconsacrer, les acteurs et les circonstances, entre autres, sont susceptibles de contribuer à faire de l’exercice de cette année quelque chose d’inédit. On est cependant accoutumé dans ce pays – le grand malade qui paralyse l’Afrique centrale quoi qu’on dise – aux attentes déçues, aux rendez-vous manqués avec l’histoire. Ceci a jusqu’ici fait la fortune de ceux, diseurs de bonne ou de mauvaise aventure selon, qui affirment que « Le Cameroun, c’est le Cameroun. » Il est même possible, voire extra-lucide, mâture, prophétique, surtout pour les partisans des analyses faciles, d’anticiper d’ores et déjà l’issue d’éventuels scrutins – qui sait à part M. Paul Biya combien de scrutins seront organisés ? – conformément à la loi des séries : jamais un sans deux, deux sans trois, etc. En d’autres termes, M. Biya et le RDPC, comme d’habitude, auront le dernier mot, rafleront la mise. Une telle perspective est-elle réjouissante, cocasse ou tragique ? Peut-elle réellement se répéter ou être évitée ? Dans un cas comme dans l’autre, de qui sera-ce l’exploit ou la faute ? Certains en tout cas, par désespoir ou suprême malice et peut-être même malignité, pointent d’ores et déjà d’un doigt accusateur l’opposition : elle n’a aucune stratégie de victoire, entend-on. Ce sera donc sa faute. Parlons puisqu’il le faut de stratégies : celles que l’on propose à cette indigente opposition semblent-elles réellement efficaces ? Quelle stratégie le serait à coup sûr dans le contexte qui est celui, sociopolitique et économique camerounais d’aujourd’hui ?
En scrutant justement le contexte camerounais actuel, on apprendrait déjà un certain nombre de choses qui pourraient constituer des éléments d’une bonne grille de lecture. Qui sont les acteurs du processus envisagé et quelle est la situation de chacun d’eux dans le champ stratégique ?
D’abord, il faut noter l’extrême vieillissement du cœur du pouvoir : celui-ci a atteint, sans qu’il soit besoin de forcer le trait, le stade de la pré-sénilité. C’est peut-être même un tantinet généreux d’ainsi présenter les choses. Il en découle nombre de conséquences, nous y revenons. Quant à la périphérie immédiate du pouvoir, quoique relativement jeune, elle jouit d’une impuissance réelle effrayante à certains égards, qui n’a d’égale que sa puissance apparente ou supposée, celle que construisent publiquement les cortèges de luxueux véhicules guidés de bruyantes sirènes. Nous sommes peut-être en présence d’un véritable théâtre de marionnettes. Le pays est ainsi de plus en plus gouverné par des hommes de l’ombre, familles de sang, de sectes ou d’affaires ; les visages officiels du pouvoir central sont indiscutablement dans l’incapacité physiologique de déployer l’énergie nécessaire pour étudier des dossiers nombreux, volumineux, urgents et complexes que nécessite la gestion quotidienne des hautes institutions d’un pays. Ils décident donc de plus en plus sur la base de résumés exécutifs, parfois de caprices d’alcôves, et il faut s’attendre à ce que bientôt ils se mettent à signer sans même plus prendre la peine de lire le contenu du décret ou de l’arrêté. Le pays dépend donc désormais de la nature et de l’étendue des ambitions et des appétits de ces petits hommes tout-puissants de l’ombre. Et ces appétits et ambitions peuvent être à la fois gargantuesques et ubuesques. Quand ils prennent en otage un leader vieillissant, déjà vieilli, comme dans le cas encore récent du Zimbabwe avec M. Robert Mugabe, la tragédie n’est jamais véritablement loin…
Deuxièmement, l’opposition à ce pouvoir a aussi en grande partie vieilli, blanchi, s’est profondément sclérosée, au point de ne plus symboliser aux yeux de beaucoup que l’éternel échec ; nombreux sont aujourd’hui ceux qui ont le sentiment que certains noms politiques portent désormais « la poisse ». Comment voulez-vous que ces noms-là continuent à mobiliser ? Et ceux qui au sein de cette opposition représentent le renouvellement souffrent à des degrés divers d’un déficit de légitimité. Certains sont de pures fabrications médiatiques sans réelle assise de terrain, et bien que les printemps arabes aient amené à croire à la magie d’internet et des réseaux sociaux, il faut faire preuve d’une grande dose de naïveté, à tout le moins d’une préjudiciable méconnaissance des rouages secrets du monde politique tel qu’il fonctionne réellement, pour espérer prendre le pouvoir dans un pays, quel qu’il soit et quel que soit son système politique, en surfant uniquement sur la vague internet, aussi puissante serait-elle. Mais le marché politique est un marché très diversifié où certains acteurs peuvent se satisfaire de menus bénéfices et du demi-gros. D’autres ont naguère flirté, il faut le dire, de si près avec le pouvoir qu’il est difficile de penser qu’ils n’en étaient pas sortis contaminés. Cela seul ne devrait pas les disqualifier : « La pureté est une idée de fakir et de moine », disait fort à propos un personnage sartrien. D’autres enfin luttent désespérément contre une sorte de plafond de verre qu’ils n’arrivent pas à briser. Leurs compétences seules ne sont pas en cause, mais combien sont disposés à se prêter à une analyse objective quand se lève le vent des passions ? Cela fait un ensemble bien disparate, atomisé, quelque peu hétéroclite, presque une sorte de cour des miracles politique. Très peu parierait un CFA dévalué sur cette compagnie dans les circonstances actuelles. Mais est-ce le grand homme qui transforme les circonstances pour les rendre propices ou sont-ce les circonstances qui font surgir le grand homme qui de ce fait n’est que celui qui chevauche les vagues du temps ? On peut débattre de cette question longtemps.
Et puis il y a le troisième acteur, qui a un visage multiple. Ce groupe est fait des vieux qui, à force de ravaler à chaque échec électoral leurs espoirs ont fini par se résigner : ils ne croient pas au pouvoir en place mais ne croient plus aux élections, et donc ne s’inscrivent même plus sur les listes électorales. Cela alimente malgré eux la machine du statu quo. Une minorité d’entre eux, qui participe du système de prédation en place, directement ou indirectement par divers réseaux, à défaut de croire au pouvoir en place croit à ses intérêts et cela seul suffit à la motiver. Moins elle est nombreuse, plus il y a à partager pour elle. Le statu quo pour ce groupuscule, c’est du pain béni. A côté de ces vieux de la vieille, il y a la jeunesse. C’est le sous-groupe le plus nombreux : la majorité de ses membres a raté le train de l’éducation (74% de chaque génération de Camerounais n’atteint pas la classe de 3e depuis des lustres et donc n’a pas eu la chance d’apprendre quoi que ce soit de sérieux) et est donc condamnée, presque à vie, à la débrouillardise et à la précarité, et vit d’expédients, au jour le jour ; l’autre est faite de gens qui ont reçu une éducation approximative qui les a conduits tantôt au chômage, tantôt aux portes périlleuses de l’exil. La petite fraction (pour sélectionner 25.000 diplômés de l’enseignement supérieur il y a quelques années, il a fallu éplucher 400.000 dossiers !) qui a trouvé à s’insérer, et gagne un salaire peu en rapport avec le niveau de vie réel accumule, elle aussi, d’autres types de frustrations (chacun doit s’occuper de sa famille africaine, entre autres), lesquelles peuvent se révéler aussi meurtrières que celles de ceux qui croupissent dans le chômage.  
Ce groupe de jeunes est une immense virtualité de tout, de bien comme de mal, et un potentiel terrifiant de violence qui pourrait, s’il était allumé, se transformer en un véritable tsunami politique. Pour l’instant, il ne semble pas le savoir lui-même et c’est un bonheur inouï pour certains, une malédiction désespérante pour d’autres. Ce n’est cependant pas le fruit du hasard. Le système a pris soin, depuis des années déjà, de dépolitiser soigneusement cette jeunesse : elle est plus un objet qu’un sujet politique aujourd’hui, à la rigueur un outil électoral d’un coût relativement peu élevé pour qui dispose de moyens en période appropriée. Depuis un temps, cette jeunesse s’intéresse à internet, pas toujours pour de bonnes raisons, et même lorsque c’est le cas, elle semble avoir la faiblesse de croire que la violence cyber-verbale peut suffire à lui apporter tous les changements souhaités.
Le contexte camerounais aujourd’hui, c’est tout cela. C’est donc du structurel, mais c’est aussi du conjoncturel : c’est aussi l’insécurité grandissante qui touche à la fois le Nord, l’Est, et l’Ouest (Nord et Sud-ouest) du pays. Le contrôle médiatique de plus en plus strict exercé par le pouvoir masque en vérité la gravité de cette insécurité et il est à craindre que les échéances politiques de 2018 ne deviennent des prétextes à la surenchère pour les entités tapies dans l’ombre et qui tirent les ficelles derrière ces conflits. Il circule sur certaines de ces zones d’insécurité des informations qui font froid au dos, encore faut-il en avoir confirmation. Comment s’intéresser réellement à des élections auxquelles l’on ne croit plus depuis si longtemps quand tous les signes semblent indiquer qu’une catastrophe, telle une épée de Damoclès, nous pend au-dessus de la tête ? On pense à ces spectacles de cinéma, de théâtre ou d’opéra qui continuent à se donner dans les pays en guerre et même occupés, et qui contribuent souvent fortement à faire douter sinon de la réalité, du moins de l’intensité des affrontements et de l’ampleur des dégâts.
Dans un contexte comme celui dont nous venons de décliner quelques éléments clés, on pourrait être tenté d’affirmer que le pouvoir en place n’a que la force que lui donne la faiblesse presque auto-organisée de l’opposition. Si cette dernière était…, avait…, les choses seraient différentes. Par quelle espèce de calcul celle-ci pourrait-elle ainsi agir ? Difficile de l’imaginer. Une telle perception résiste-t-elle à l’analyse ? Il me semble que non.
Pour commencer, reposons la question initiale : quelles stratégies ces critiques de haut vol proposent-ils à cette  opposition camerounaise ? Une sorte de formule magique éventée, éculée qui, réduite à l’ingrédient unique que constitue la candidature unique, a rarement suffi pour faire barrage à un pouvoir déterminé. Le cas gabonais est encore frais dans les mémoires. Si Jean Ping n’avait pas réussi à mettre en place la fameuse recette, qui en l’occasion a largement démontré la faiblesse de ses vertus magiques, on l’accuserait aujourd’hui encore de tous les mots. En fait, face à une machine à tricher bien huilée, une candidature unique de l’opposition peut même avoir des effets démobilisateurs de plus longue durée si elle débouche sur l’échec. La mobilisation contre un pouvoir solidement établi, pour sa réussite repose sur une certaine dose d’illusion : l’illusion de la « vincibilité » dudit pouvoir. Ce n’est que chemin faisant que cette illusion crée les conditions réelles qui font effectivement tourner le vent. C’est comme sur les marchés financiers : la force des institutions bancaires dépend non pas uniquement mais ultimement du climat de confiance ambiant : sapez ce climat de façon crédible, faites courir le bruit qu’une banque X est  en situation de faillite imminente. Si ce bruit est pris au sérieux, celle-ci peut s’effondrer dans les 48 heures. La candidature unique donc ne suffira pas. A elle seule, elle ne peut plus créer l’illusion à laquelle nous avons fait allusion plus haut. Qu’est-ce qu’il y faut en plus ?
Redisons-le une fois de plus, la solidité de tout pouvoir repose sur un équilibre à quatre piliers : l’armée, le clergé, les milieux d’argent et les masses populaires.
Quand l’armée se soulève contre le pouvoir, il ne peut que s’effondrer : cela a été le cas au Zimbabwe récemment. Quand l’armée soutient le pouvoir, il a toutes les chances de résister durablement : c’est le cas au Venezuela depuis Chavez hier jusqu’à Maduro aujourd’hui. Mais pour que l’armée soit du côté du pouvoir, il faut que ce dernier lui accorde des avantages exorbitants : c’est le cas en Egypte depuis des décennies, c’est aussi le cas au Cameroun. Mais le soutien de l’armée, pour indispensable qu’il est, ne suffit pas : il faut lui adjoindre le soutien au moins de l’un des trois autres piliers.
Les milieux d’argent sont indispensables parce que, justement, l’argent est le nerf de la guerre. Si le pays est mis à l’écart des circuits financiers nationaux et internationaux, si l’argent déserte les caisses de l’Etat, le pouvoir ne peut plus payer l’armée : on peut aisément imaginer la suite. L’économie commence à s’effriter, et le chômage s’installe, avec la misère. Le soulèvement populaire pointe alors à l’horizon. S’il n’y a pas l’armée pour le mater, le pouvoir, quel qu’il soit, est vite balayé. Cela a été le cas en Tunisie sous Ben Ali, en Egypte sous Moubarak. Cependant, pour que le peuple, même croupissant sous une misère noire, puisse se soulever, il faut le politiser, le mobiliser, le sensibiliser, l’organiser. Cela ne se fait jamais tout seul. Le peuple n’entre jamais en résistance spontanément. Les conditions de vie préparent le terrain, mais deux forces font le reste : l’Eglise et la société civile.
Dans le monde musulman, la religion est par essence politique : elle politise donc mécaniquement ses fidèles. Dans l’espace chrétien, elle se veut essentiellement apolitique : elle dépolitise donc consciencieusement ses fidèles. Et ce faisant, elle joue le jeu des pouvoirs en place. Partout où l’Eglise chrétienne s’est départie de cette fausse neutralité qui est en fait un soutien déguisé au pouvoir établi, cela a accéléré la maturité politique des peuples, et l’on a parlé de théologie de la libération. En Egypte, les Frères musulmans ont mis en place les conditions du soulèvement contre Moubarak. Dans le Cameroun anglophone, le soutien affiché ou discret de l’Eglise chrétienne au mouvement de résistance contre l’Etat centralisé a jusqu’ici rendu la situation très difficile à gérer pour le pouvoir en place. Celui-ci a même tenté d’exercer des représailles contre le clergé anglophone, avant de se rendre compte qu’une telle stratégie, en radicalisant les positions, allait être proprement suicidaire.
Il reste la société civile. Historiquement, elle est par essence politique. C’est le XIXe siècle marchand qui a commencé à la dépolitiser. Le XXe siècle s’est chargé d’achever le processus. La véritable force de frappe de la société civile, à l’ère de la connivence et même de la collusion entre le pouvoir, l’armée et les milieux d’argent, réside dans les syndicats. Par la forme même de leur structuration pyramidale, les organisations syndicales sont les seules, mises à part les Eglises, à avoir une emprise directe sur de grandes masses populaires. Contrairement aux Eglises que le pouvoir peut contenir en en contentant uniquement les chefs – ce qui coûte relativement peu – les syndicats revendiquent pour les masses et cela coûte fort cher et à l’Etat, et aux milieux d’argent. Les syndicats ont de ce fait deux puissants ennemis à la fois. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient en recul sur toute la planète. On leur a substitué les associations, qui comme les partis politiques s’adressent à des abstractions, avec de façon prévisible un impact logiquement faible.
Au Cameroun, en dehors de  la zone anglophone, les Eglises sont encore du côté du pouvoir. Les syndicats peinent à exister. Les associations sont unanimement apolitiques. On comprend dans quelle situation se trouve le quatrième pilier du pouvoir, les masses populaires.
Quel est l’équilibre actuel sur lequel repose la relative stabilité du pouvoir camerounais malgré sa fébrilité ? Sur les quatre piliers, il en contrôle jusqu’à un certain point trois : il tient l’armée par de larges prébendes dont il arrose généreusement les chefs et le moyen commandement jusqu’à un certain point ; il tient en laisse les Eglises à qui il a laissé toute latitude de s’enrichir sur le dos des masses désespérées. La révolte d’une partie du clergé (le sous-clergé chrétien anglophone) reste minoritaire au sein de cet important groupe. Le soutien des milieux financiers internationaux et locaux reste acquis au pouvoir en place, pour des raisons de prudence consubstantielles à l’habitus de ce milieu. Cela fait trois piliers sur quatre, un déséquilibre favorable. Comment un tel état des choses pourrait-il évoluer ?
Nous avons parlé de la situation du clergé chrétien : il s’est fissuré et ne constitue plus un bloc. Mais le sous-bloc majoritaire demeure un contrefort du pouvoir en place. Qu’en déduire ? Que chacun des quatre piliers du pouvoir peut se fissurer et se distribuer entre les forces politiques en présence : une partie de l’armée peut soutenir le pouvoir, l’autre l’opposition ; une partie des milieux financiers peut continuer à financer le pouvoir, l’autre l’opposition ; une fraction de l’Eglise peut rester alliée au pouvoir, l’autre prendre fait et cause pour l’opposition. Cela va redistribuer les cartes entre les mains des joueurs, corriger les déséquilibres excessifs et nuisibles au bien même de la société politique : les médias vont devenir réellement polychromes et polyphoniques, l’administration également, etc. Mais il s’agit d’un calcul et d’une prise de risques : ils se font sur une base de plus en plus rationnelle aujourd’hui. Ce partage des cartes existe-t-il au Cameroun actuellement ? J’en doute. Mais les professionnels de la politique ne devraient pas se contenter d’un tel doute : ils doivent s’assurer, comme au poker, que les bonnes cartes ne sont pas réunies en une seule main. Parce que si c’est le cas, même en se mettant derrière un candidat unique, l’opposition ne réussirait pas à rafler la mise.
Il faut donc distinguer les acteurs clés du jeu électoral des acteurs clés du jeu politique dans sa globalité. Dans le jeu électoral qui n’est qu’une sous-activité périodique de l’espace politique, l’on a affaire à trois acteurs clés : le pouvoir, l’opposition, et les électeurs. Dans l’espace politique global, il y en a quatre : l’armée, le clergé, les milieux d’argent et les masses populaires. L’état des alliances au sein de ce grand groupe détermine en amont (la mobilisation) et en aval (la défense des résultats) l’issue du jeu électoral. En 1992, un de ces éléments clés a manqué en aval à Ni John Fru Ndi. Et il a perdu l’élection. En préparant les échéances de 2018, les Camerounais doivent travailler sérieusement à ces configurations fondamentales.
Roger Kaffo Fokou
Enseignant, écrivain-chercheur


Les opposants et leurs stratégies de la défaite, par Ikemefuna Oliseh
Le Social Democratic Front (SDF) a tenu sa récente convention à Bamenda du 22 au 24 février 2018 dans les locaux du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC). Si les organisateurs avancent des arguments très peu convaincants pour soutenir leur choix, ce fait hautement symbolique est considéré par une bonne partie de l’opinion comme l’ultime manifestation de la félonie et de la connivence qui existe entre le parti au pouvoir et le SDF. Cette lecture est d’autant plus renforcée que lors de ces assises le parti de Paul Biya était représenté, une fois de plus, par une délégation conduite par le secrétaire général adjoint du Comité central, Grégoire Owona.
Ce fait a suscité beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux. Pour le chercheur Bangmo Narcis Ulrric, « c’est un peu comme si tu organisais ton mariage chez un ex de ta fiancée ; ce dernier étant pourtant resté trop présent dans son quotidien : appel téléphonique à n’en puis finir, des dizaines de messages par jour, etc. «Non chéri il n’y a rien, c’est juste un grand ami, il me donne des conseils, aide mes frères, accompagne mes parents au champ...» Dans ce cas, va vite prendre une assurance divorce qui te donne aussi droit à un psy. ». Un autre internaute visiblement choqué estime que : « on n’imagine pas le parti socialiste français inviter lors de son congrès Les Républicains. »
Aux yeux de nombreux observateurs qui considèrent, à juste titre que la politique est aussi une affaire de symboles, ce fait symbolique est révélateur de l’indigence, de la misère et de l’imbécilité de l’opposition camerounaise.
C’est dire si, l’opposition camerounaise est plongée dans une souffrance atroce. Elle souffre d’avoir trahi la cause du peuple, d’avoir choisi de défendre les intérêts et désirs de la bourgeoisie bohème plutôt que les intérêts et les droits des plus modestes, des « rien-du-tout » ou du « monde-d’en-bas »
Elle souffre aussi de n’avoir pas pu ou su mettre à jour son ou ses logiciels et se contente de la caricature, des discours redondants, des lieux communs et des critiques non pertinentes contre-productives, politiquement et idéologiquement.
Et les opposants, du moins ceux qui se font appeler ainsi, en évitant une critique de fond, versent trop facilement dans la caricature et cèdent très souvent au simplisme de la stigmatisation et de la diabolisation du biyaïsme.
Autant que les fraudes électorales régulièrement organisées par le parti au pouvoir, les rivalités des personnes, les divisions des opposants ; les mesquineries entre leaders politiques sont à l’origine de la dispersion des voix des partisans et sympathisants de cette opposition et contribuent, inconsciemment ou non, à perpétuer le régime de Paul Biya que tous prétendent combattre. Il suffit pourtant d’un peu de lucidité et du sens de l’intérêt général, grâce à la mutualisation des moyens humains et matériels, pour forcer le destin.
Après son élection comme candidat du SDF à la prochaine présidentielle, Joshua Osih, par ailleurs premier vice-président de ce parti, s’est dit ouvert à toutes formes de coalition qui l’aidera à atteindre son but. Cette déclaration, par ailleurs normale étant donné que le SDF est l’actuel "leader de l’opposition", ne présage pas des lendemains meilleurs pour la formation des coalitions et des alliances. Elle indique que l’opposition ira à la prochaine présidentielle en rangs dispersés. Et en se présentant en rangs dispersés, les opposants ruineront, une fois de plus, leurs chances, et feront la preuve qu’ils ne veulent vraiment pas le pouvoir. Cela ne pardonne pas, surtout qu’elle est incapable d’adopter une stratégie adaptée au mode de scrutin en vigueur. Au lieu de mutualiser les forces et les moyens autour d’un regroupement solide fondé sur une alternative crédible en vue de l’alternance au pouvoir, beaucoup parmi ceux qui se disent opposants préfèrent jouer en solo, sans tenir compte de leur audience réelle., dans un pays où le mode de scrutin en vigueur à la présidentielle est à un tour. Pour justifier cette option solitaire et suicidaire, plusieurs parmi ces "opposants" versent dans le sophisme et affirment qu'en 1992, le SDF seul avait terrasser le RDPC. La réalité est pourtant autre. En 1992, c'est une coalition des partis politiques et des associations regroupés sous le label de l'Union pour le changement, regroupement issu de l'Alliance pour le le redressement du Cameroun par la conférence nationale souveraine (ARC-CNS) qui avait désigné et soutenu la candidature John Fru Ndi, chairman du SDF, à la présidentielle du 11 octobre de cette année. Donc le SDF seul n'a jamais terrasé le RDPC en 1992.
En outre, la mesquinerie entre les uns et les autres est telle que certains préfèrent que Paul Biya, au pouvoir depuis 36 ans, rempile au lieu de voir un des leurs accéder à la présidence de la République. Pourtant, même si certains arguments avancés (non prise en compte des engagements, refus de jouer le jeu de l’entente préélectorale, etc.) pour justifier cette posture peuvent être recevables, on pouvait considérer comme une œuvre de salubrité publique la démarche qui consisterait, dans un premier temps, à s’unir pour dégommer le régime et le système en place, et dans un second temps, jeter les bases d’un État de droit démocratique en repensant la forme et surtout la nature de l’État.
L’histoire des élections en Afrique nous a pourtant appris que quand les opposants sont unis, quand ils ne s’arcboutent pas sur leurs idéologies ou sur leurs considérations relatives aux alliances dites contre nature, ils parviennent à changer la donne et à remporter les élections. Nous avons en mémoire la coalition regroupant la quasi-totalité des leaders d’opposition et des formations politiques qui avait battu en 1996, Nicéphore Soglo la coalition Sopi (« changement ») qui avait permis la chute d’Abdou Diouf au Sénégal en 2000. En Côte d’Ivoire, si on fait abstraction des interventions étrangères, la Coalition RHDP (Le Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix) est venue à bout de Laurent Gbagbo. En 2012, Macky Sall n’arrive au pouvoir qu’avec la mise en place, après le premier tour de la présidentielle, de la coalition hétéroclite Benno Bokk Yaakaar (Unis par un espoir commun), constituée des douze candidats malheureux du premier tour, de tous les partis d’opposition, des organisations de la société civile et des personnalités indépendantes. Cette coalition a permis de remporter les élections locales en 2014 et les législatives du 30 juillet 2017. Ce fut d’ailleurs le cas lors des élections locales du 22 mars 2009, où réunie sous la bannière de Benno Siggil Sénégal (« Unis pour restaurer l’honneur du Sénégal ») ou d’And Ligeey Sénégal (« Ensemble pour bâtir le Sénégal ») en wolof, l’opposition sénégalaise, après avoir réussi à convaincre l’opinion publique de la nécessité de barrer la voie à l’instauration d’une dynastie, avait fait tomber dans son escarcelle presque toutes les grandes villes sénégalaises Au Burkina Faso, après la chute de Blaise Compaoré, la coalition ‘’ Zeph2015’’ a porté Roch Marc Christian Kaboré au pouvoir.
Au départ très divisés, des partis politiques et les leaders de l’opposition gabonaise ont su taire leurs divergences pour soutenir la candidature de Jean Ping qui a mis en très grande difficulté Ali Mbongo Odimba, qui n’a été maintenu au pouvoir que grâce à la fraude et à la main mise sur la Cour constitutionnelle, encore appelée « Tour de pise ».
Au Cameroun, à sept (7) mois d’une échéance électorale capitale, la présidentielle qui se tiendra le 7 octobre 2018, ceux qui aiment afficher l’étiquette d’opposant donnent l’impression de se positionner pour l’après Biya. Leurs démarches laissent penser qu’ils battent campagne pour la présidentielle de 2025. Certains parmi eux versent dans la surenchère par souci de positionnement pour être conviés autour de la mangeoire. D’autres, tout en ayant conscience qu’ils sont incapables de concurrencer le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) sur l’ensemble du territoire, se font la guerre, pour occuper la place de leader de l’opposition.
C’est visiblement dans cette optique que le Social Democratic Front (SDF) situe sa démarche : faire tout pour ne ne pas perdre la place de leader de l’opposition. Paul Biya et son système peuvent dormir tranquillement sur leurs lauriers. À moins que…
Ikemefuna Oliseh


Pour changer la donne
Si nous tenons compte des déclarations de candidatures qui ont déjà été faites, chaque opposant veut être président de la République. Cependant, nous avons atteint un niveau où il est devenu difficile à l’opposition de prendre le pouvoir. Et même si un opposant parvenait à être élu à la présidence de la République, il lui sera très difficile de changer véritablement le Cameroun, étant donné que le système,  administratif est déjà vicié et est acquis au parti au pouvoir. Et comme aucun parti politique ne veut se suicider, si un opposant accède au pouvoir suprême, l’administration acquise au RDPC l’empêchera de gouverner et de changer quoi que ce soit.
Par ailleurs, si l’opposition voulait un jour changer la donne, elle devrait d’abord commencer par conquérir le pouvoir au niveau des instances de proximité, notamment l’Assemblée nationale, les municipalités. Pour la simple raison que si l’opposition est majoritaire dans les municipalités, elle sera automatiquement majoritaire dans les conseils régionaux et au  énat, et dans une certaine mesure à l’Assemblée nationale.
C’est cette analyse que les opposants refusent de faire, à quelques exceptions près. Si l’opposition représentait la moitié ou le tiers de l’Assemblée nationale, elle pèsera de tout son poids pour bloquer certaines lois et empêchera qu’elles ne passent plus comme une lettre à la poste.
Obnubilés par la présidence de la République, les opposants camerounais, aussi bien les plus représentatifs que ceux dont les partis n’ont aucun militant, font comme s’ils ne comprennent pas, même quand on leur fait des observations et des analyses pertinentes.
En se focalisant uniquement sur la présidence de la République, ils courent derrière un pouvoir qu’ils sont incapables de conquérir, parce que tout est mis en œuvre pour les y empêcher, abandonnant le pouvoir qui est à leur portée. Dans ce sens, on peut bien dire que les opposants refusent le pouvoir. Tel que le Cameroun se présente de nos jours, aucun groupe ne peut le gouverner sans maîtriser les instances de proximité.
Sur le plan de l’occupation territoriale, l’opposition camerounaise n’est pas représentée dans les 10 régions du Cameroun, notamment dans les zones les plu reculées. Il existe des communes et des départements entiers où les partis politiques d’opposition ne sont pas implantés, donc ils sont incapables de présenter des candidats dans lesdites localités aux législatives aux municipales. Dans ces localités, ils devraient constituer des listes hétéroclites des candidats qui transcendent les clivages politiques et idéologiques.
Yvanna Claire Owona


Le charlatanisme comme alternative politique, par Jean-Bosco Talla
Presque tous les présidentiables potentiels ou déjà déclarés sont en pleine campagne. Mais au vu de leurs démarches, et faute d’avoir à temps politisé les masses politiques, leur échec est prévisible, d’autant plus que presque tous versent dans le charlatanisme politique
Les observateurs avertis n’ont cessé d’attirer l’attention de l’opposition camerounaise sur leurs erreurs et errements qui ont très souvent conduit aux échecs lors des précédentes consultations électorales depuis le retour du multipartisme au début des années 1990 et faisant d’eux de simples faire-valoir démocratiques. On croyait qu’ils avaient appris de ces erreurs et échecs. Hélas, en ce début d’année électorale, il est loisible de constater que tous ou presque veulent devenir président de la République, embouchent les mêmes rengaines, les mêmes refrains, se projettent devant les Camerounais comme des messies attendus, se contentent des réseaux sociaux et de leurs expositions médiatiques, comme si les Camerounais étaient restés figés au moyen âge politique, et sans prendre la peine de faire le travail politique qui devrait être fait sur le terrain longtemps avant les échéances électorales.
Le premier travail politique, le plus important, qui aurait dû être fait, au lendemain de la présidentielle de 2011, est celui de la politisation des masses populaires, autrement dit de l’éducation politique des populations, qui leur aurait permis non seulement d’élargir leur champ de connaissances afin de comprendre à quoi renvoient les questions relatives à la gouvernance, à la forme et à la nature de l’Etat, mais aussi aurait mis à leur disposition les outils de compréhension des jeux et des enjeux politiques de l’heure, en même temps qu’elle leur aurait permis de comprendre qu’ils sont les véritables détenteurs du pouvoir et que ce qui leur arrive aujourd’hui n’est pas une fatalité, mais l’œuvre des hommes mortels.
À écouter les opposants camerounais, et à observer leurs agissements, on se demande s’ils ont pris la peine de lire Frantz Fanon, qui dans Les damnées de la terre, indiquait déjà la voie à suivre : « Être responsable dans un pays sous-développé, c’est savoir que tout repose en définitive sur des masses, sur l’élévation de la pensée, sur ce que l’on appelle trop rapidement la politisation. On croit souvent en effet, avec une légèreté criminelle que politiser les masses, c’est épisodiquement leur tenir un grand discours politique. On pense qu’il suffit à un leader ou à un dirigeant de parler sur un ton doctoral des grandes choses de l’actualité pour être quitte avec cet impérieux devoir de politisation des masses. Or, politiser, c’est ouvrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit. C’est comme le disait Césaire : ‘’inventer des âmes’’. Politiser les masses ce n’est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique. C’est s’acharner avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d’elles, Que si nous stagnons c’est de leur faute et que si nous avançons, c’est aussi de leur faute, qu’il n’y a pas de démiurge, qu’il n’y a pas d’homme illustre et responsable de tout, mais que le démiurge c’est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple. »
Au lieu d’engager à temps ce travail d’éducation politique, autrement dit de politisation des masses, les opposants camerounais se contentent de chanter ou de faire croire aux Camerounais qu’ils mettent en place des dynamiques politiques (Le Pacte républicain, Plateforme, Mouvement Now, etc) pour renverser Paul Biya et son système, oubliant qu’une dynamique est ce qui engage les forces sociales organisées ; qu’un rassemblement de personnalités ou d’individualités, hélas ! non portées par des forces sociales organisées ne constituent point une dynamique ; oubliant enfin que quatre personnes organisées sont plus efficientes et efficaces dans l’action que 30 personnalités, fussent-elles des sommités mondiales - plongées dans l’anomie, l’inorganisation.
Tous ceux qui promettent monts et merveilles et déclarent vouloir changer le Cameroun sans commencer par la formation politiques des cadres et la politisation des masses versent dans le charlatanisme. Ce sont des Biya en puisance. Car le problème majeur du Cameroun est moins celui de la forme d’Etat que celui de la gouvernance et de la nature de l’Etat.
Jean-Bosco Talla


Le défi de l'organisation
Pour sortir de l’impasse, les forces du changement doivent s’organiser. Car, on ne peut vaincre l’organisé que par l’autrement organisé.
Personne ne peut nier les contraintes auxquelles font face les partis et formations politiques de l’opposition et les organisations progressistes de la société civile camerounaise. Ils doivent au quotidien éviter les embûches tendues par les partisans et sympathisants du Renouveau-Rdpc dont l’unique vision et projet de société est de durer le plus longtemps - et autant que - possible au pouvoir, en vampirisant et en dépeçant le Cameroun.
Dans un contexte politique marquée par la diabolisation et les tentatives de division des forces sociales progressistes, peut-être conviendrait-il que les partis et formations politiques, les OSC et leurs leardes soient assez lucides et patriotes pour trouver les voies et moyens permettant de mutualiser les moyens humains et matériels en vue de la conquête du pouvoir.
Pour atteindre cet objectif, il conviendrait d’abord, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner (La Grande Palabre, Repenser et reconstruire l’opposition camerounaise, 2014), que les leaders politiques et d’opinion évitent le raisonnement par imputation qui consiste à mettre sur le seul compte de l’opposition ou du système en place la responsabilité des causes de la situation sans issue favorable dans laquelle se trouvent le Cameroun et les Camerounais. Ce serait mal aborder des questions fondamentales qui se posent à toute notre communauté historique, le fond du débat n’étant pas de trouver des « coupables », des « responsables ». Car, s’ils raisonnent dans le style « C’est la faute à Untel », ce qui suppose que la relance du combat pour la démocratie et l’avènement d’un État de droit ne peut se faire qu’à condition de substituer à Untel d’autres leaders, supposés mieux outillés, mieux disposés ou préparés à générer une nouvelle dynamique propre, et éventuellement, à conduire au(x) succès, au changement.
Aussi, les leaders progressistes des OSC et des partis et formations politiques doivent-ils éviter l’exclusion et les considérations puériles du genre « parce qu’Untel a été membre du gouvernement, parce qu’Untel autre a été ou est membre du RDPC, il ne peut être un acteur du changement. » Une telle attitude serait révélatrice de leur immaturité politique, tactique et stratégique. car, l’opposition (la vraie) n’est pas l’unique réservoir des forces progressistes. Celles-ci se trouvent aussi au sein du RDPC, parmi ceux qui ont été membres du gouvernement, et même au sein des forces de défense et de sécurité, où, même s’ils n’expriment ouvertement leurs mécontentements pour des raisons légitimes que l’on ignore, sont tout aussi exaspérés de la situation dans laquelle le Cameroun est plongé depuis belle lurette. Aussi l’histoire récente des changements en Afrique nous montre-t-elle que les peuples font plus confiance à ceux qui ont déjà l’expérience de la gestion de l’Etat et des affaires publiques.
Le parcours vers le changement est sinueux, heurté, abrupt et long. Il faut donc avoir une bonne dose d’endurance et de courage pour l’emprunter. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à conclure à l’impasse face au reflux du militantisme. Il est vrai que les Camerounais ont déserté le front des revendications sociales. Les causes de ce reflux sont multiples. Cependant, à bien y regarder, cette situation soulève la question de l’organisation, c’est-à-dire celle relative « au fonctionnement interne des groupes engagés dans les divers combats, à leurs méthodes de travail, à leur pensée de la lutte, et mode relationnel entre les personnes de la même organisation» (La Grande Palabre, 2015 : 221). Il est indéniable que l’on ne peut combattre l’organisé que par l’autrement organisé. Tel nous semble aujourd’hui le défi majeur que les forces du changement doivent relever. Autrement dit, les forces progressistes doivent relever le défi de l’organisation.
Ikémefuna Oliseh
Déjà paru dans Germinal n°096


Les chances de succès des candidats potentiels ou déclarés sont assez limitées, par Ahmadou Sehou
Quelques-uns ont déjà déclaré leur candidature à la présidentielle de 2018. D’autres s’apprêtent à le faire dans les jours et mois à venir. Face à Paul Biya ou à n’importe quel candidat du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, leurs chances sont limitées, et même proche de zéro pour certains d’entre-eux.

Il est évident que chaque consultation électorale, de manière générale, comporte une certaine dose d’incertitude qui lui confère du suspens et de l’intérêt. Mais dans le cas du Cameroun, plusieurs facteurs en ont fait des rendez-vous sans véritables surprises, où ceux qui s’y rendent le font plus par résignation que par conviction d’une probable ou possible victoire. D’abord l’échec de la transition politique à l’orée des années 1990 qui s’est traduit par une certaine roublardise, du dilatoire permanent et en fin de compte par la non application ou par une traduction largement différée des consensus a minima obtenus lors de la rencontre Tripartite de Yaoundé de 1991. En second lieu la permanence des entraves politico-administratives de la part des pouvoirs publics qui n’ont jamais intégré les attitudes de neutralité ou de respect des principes démocratiques susceptibles d’accroitre l’offre politique ou de produire une véritable légitimité issue de compétitions ouvertes, sincères et crédibles. Enfin, la permanence des immobilismes et du statu quo autoritaire même à l’intérieur des formations politiques nées des injonctions démocratiques et se réclamant porteurs de changement et de transformations sociétales. Sa traduction la plus visible étant la sclérose des mécanismes de dévolution des responsabilités au sein des appareils, la confiscation des leviers par l’appropriation personnelle et l’écartement de tout discours autre que laudateur, et l’incomplétude de l’occupation de l’espace politique, à la fois au niveau territorial des 360 communes des 58 départements des dix régions du triangle national, mais aussi au niveau du discours ou de la communication politique qui brillent par trop d’amateurisme et de manque de lisibilité.
A la veille des consultations électorales majeures de 2018, y compris l’élection présidentielle, des candidatures potentielles ou déjà déclarées refont surface et captivent les supputations quant à leurs chances de succès, surtout dans le contexte politique camerounais et son environnement juridico-institutionnel qui encadre les élections. En faisant la revue des candidatures probables à la prochaine présidentielle, plusieurs observations et réserves peuvent être émises quant à leurs chances de succès.
Au regard de ses résultats électoraux antérieurs et de son déploiement, le Social Democratic Front (SDF) se présente comme la première formation d’opposition au Cameroun. Pour autant, il semble aller à l’élection présidentielle de 2018 affaibli du fait de la crise anglophone qui a sapé ses assises électorales en réduisant son audience, vu son incapacité non seulement à l’anticiper mais aussi l’échec de ses tentatives de la capter ou de capitaliser sur elle. L’autre faiblesse tient à ses tractations en coulisse avec le pouvoir, à son agenda et à ses tractations internes : il semble pris de cours par le temps et les délais, du fait de n’avoir pu tenir son congrès depuis plus longtemps pour désigner son porte-flambeau à la prochaine élection présidentielle, du fait des déchirements qui en serait résulté quelle que soit l’option retenue. John Fru Ndi a certes décidé de ne pas se présenter, il tient toujours le gouvernail et laisse à Joshua Osih, candidat désigné par le SDF à l’issue de sa convention tenue du 22 au 23 février 2018, un appareil divisé et affaibli, sans lui avoir donné suffisamment de temps pour asseoir son autorité sur le parti, ressouder les déchirures ou convaincre sur ses capacités et sa crédibilité en tant que présidentiable. Le Sdf court le risque de ne même pas égaler son score précédent, d’autant plus que selon des informations persistantes, il entretiendrait des relations d’affaires avec la présidence de la République, du moins la famille présidentielle, ce qui risque de jeter un sérieux doute sur sa crédibilité et sa capacité à changer les choses ou à faire bouger les lignes. Il lui revient d’être capable de transformer ces sérieux handicaps en opportunité.
Le champion du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), en la personne de Maurice Kamto, se situe parmi les nouvelles figures ou les forces montantes de la scène politique camerounaise. Cela ne fait pas pour autant de lui un favori pour la prochaine présidentielle. Malgré les efforts déployés ces derniers temps, son discours est peu audible, son occupation territoriale encore largement insuffisante, son audience assez limitée et sa stratégie politique peu lisible en termes d’alliances et de soutiens.
Le candidat de la jeunesse qui ose, à travers une prise de conscience citoyenne et la nécessité de bousculer le statu quo, Cabral Libii, est fort sympathique à travers ses prises de paroles dans les médias ou ses tentatives de mobilisation à travers le pays. Mais ces efforts ne semblent pas encore à la hauteur d’immenses défis qu’exigent l’inscription de 11 millions d’électeurs ou de citoyens et leur mobilisation pour faire bouger les lignes. Si la prise de conscience a bien progressé, la traduction en termes d’électeurs inscrits ou d’engouement pour la chose politique demeure encore insuffisante pour lui faire gagner une élection présidentielle.
L’autre candidat déclaré est le très respectable Akere Muna. Toutefois, en s’engageant sur le tard, il donne l’impression que la politique est une activité de retraite dans laquelle on se lance quand on n’a plus rien d’autre à faire. Quels que soient les moyens dont il peut disposer ou mobiliser, les délais sont assez courts pour lui permettre de se faire connaître en dehors des cercles restreints qui le suivent depuis longtemps, de porter sa candidature au plus profond du Cameroun et de convaincre sur sa crédibilité. Sa base électorale étant presque la même que celle du potentiel candidat du Sdf ou de Maurice Kamto, le risque est grand d’accroître simplement l’émiettement de l’électorat potentiel de l’opposition et de favoriser le candidat du Rdpc.
Quant au champion des propositions sur l’agriculture, le porte étendard du parti Croire au Cameroun (CRAC) en la personne de Bernard Njonga, il draine avec lui un fort courant de sympathie pour ses combats d’intérêt général et un fort intérêt pour les réformes qu’il propose pour résoudre les problèmes liés à l’alimentation des Camerounais et partant pour le développement national. Pour autant il peine à troquer sa casquette d’agronome pour celle de politique. Sa candidature est elle-même plus hypothétique au regard des conditions à remplir et eu égard à la jeunesse de son parti qui ne dispose encore d’aucun élu au plan local ou national. Il n’est pas non plus assuré de pouvoir capitaliser la sympathie des organisations paysannes ou de la société civile pour en faire une arme politique redoutable. En l’absence d’une implantation véritable à travers les 360 communes du Cameroun, il est difficile de croire en sa victoire.
Au bout du compte, les chances de succès des candidats potentiels ou déclarés sont assez limitées pour ne pas dire nulles, à considérer le camp de l’opposition camerounaise. Les insuffisances en termes de ressources humaines, matérielles, organisationnelles et stratégiques sont si nombreuses qu’il est hypothétique de croire en une victoire d’un candidat de l’opposition à l’élection présidentielle de 2018, sauf surrection miraculeuse. Les différents candidats roulent en solitaires, dans un contexte où l’alternance est fortement bridée par les forces de l’inertie et la panne stratégique des entrepreneurs du changement. C’est donc encore, une fois de plus un boulevard largement ouvert au Rdpc, pour la reconduction du régime et du système gouvernant en place, malgré ses insuffisances et ses innombrables échecs malgré le fait de disposer déjà d’une majorité obèse dans toutes les structures et institutions de l’Etat, de tous les leviers du pouvoir et de décision ! Quels paradoxes !
Ahmadou Séhou
Historien-Analyste politique
Auteur de : Cameroun, l’opposition en panne : autopsie critique et propositions de relance, Yaoundé, Ed. Lupeppo, 2012, 473 p.


Occasions manquées et myopie de l'opposition camerounaise, par Enoh Meyomesse
Pendant longtemps des occasions et des opportunités ont été offertes aux «opposants» camerounais pour prendre le pouvoir. Ils les ont laissés passer. par myopie, par tribalisation du débat politique ou en faisant des choix politiques contre-productifs
Lorsque la démocratie a été de retour au Cameroun en 1991 après une interdiction de 25 longues années, tout semblait indiquer qu’une alternance politique allait immanquablement se produire dans les meilleurs délais dans le pays. Mais, aujourd’hui, soit 27 ans plus tard, il n’en est toujours rien. Comment expliquer cela ? Bien que les causes de cette situation soient multiples, il est néanmoins possible de retenir celles-ci comme étant les fondamentales.

 

La destitution de Samuel Eboua de la présidence de l’UNDP.
La jeune génération de Camerounais qui n’a pas vécu les batailles politiques de 1991-1992 ne mesure pas suffisamment le désastre qu’a constitué, pour l’opposition camerounaise, la destitution de Samuel Eboua de la présidence de l’Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès, Undp.
En effet, en 1991-1992, face à Paul Biya, seules deux figures politiques étaient de nature à le mettre en difficultés lors du scrutin présidentiel du mois d’octobre 1992, à la condition qu’elles fussent dotées de formations politiques qui, par leurs implantations, étaient capables de mobiliser les masses. Il s’agissait d’Ayissi Mvodo Victor, d’une part, et d’Eboua Samuel, d’autre part. Tous les deux, anciens barons du régime d’Ahmadou Ahidjo, représentaient aux yeux de la population, des figures hautement crédibles parce que bien connues et plutôt appréciées par elle, pour remplacer Paul Biya. Il importe de le rappeler, une élection présidentielle est avant tout un rendez-vous entre un homme, et son projet politique, d’abord, et les électeurs, le tout soutenu par une efficace machine électorale. Sans candidat d’envergure, et sans une machine électorale performante, les chances de succès sont minimes.
Ayissi Mvodo n’avait guère manifesté le désir de se porter candidat, à la différence d’Eboua Samuel. Ce dernier, en revanche, président de l’UNDP, remplissait les deux conditions évoquées ci-dessus.
A l’issue d’une émission de très grande écoute de la CRTV intitulée « Actualité hebdo » et diffusée le dimanche soir, sa stature de présidentiable et de challenger valable de Paul Biya s’était confirmée. Il ne faisait plus de doute tout au long des mois qui ont suivi, que le futur Président de la République s’appellerait Eboua Samuel. L’année 1991 s’est ainsi achevée sur cette certitude. Mais, voilà que contre toute attente, à la veille des élections législatives du 1er mars 1992, les premières après le retour de la démocratie au Cameroun, un congrès extraordinaire de l’Undp est convoqué, avec pour unique point d’ordre du jour : la destitution d’Eboua Samuel et son remplacement par Bello Bouba Maïgari. Les mises en garde des uns et des autres n’ont pu rien y faire. Le congrès s’est bel et bien tenu à Garoua, et Eboua Samuel a été évincé de la présidence de l’Undp. Ce parti politique a du coup perdu sa stature nationale, pour se rétrécir d’année en année sur le Nord du pays, au point d’être devenu un petit parti finalement régionaliste comme il en existe de très nombreux au Cameroun. A l’élection présidentielle de 1992, le candidat présenté par l’UNDP n’est finalement arrivé qu’en troisième position, avec 19% des voix.

Le boycott des législatives de 1992 par le SDF et l’adoption en conséquence du scrutin présidentiel à un tour.
Eboua Samuel évincé de la présidence de l’UNDP, de nombreux militants de ce parti se sont dirigés vers le SDF, qui jusque-là ne bénéficiait guère d’un grand rayonnement. Ses rangs se sont du coup gonflés, au point d’être rapidement devenu la première formation politique de l’opposition.
Mais, contre toute attente, le SDF a boycotté les législatives du 1er mars 1992, laissant ainsi accéder au Parlement, des formations politiques pour la plupart se présentant pour la plupart comme des continuités de l’UNC. Malheureusement, au cours de cette législature, la loi électorale portant élection du Président de la République a été adoptée, avec pour caractéristique un scrutin à un seul tour ! L’opposition s’est, à la suite de celle-ci, retrouvée fortement handicapée pour accéder au pouvoir suprême. Un scrutin à deux tours en effet, lui aurait indiscutablement permis d’accéder depuis 1992 à la Présidence de la République.
Il y a tout lieu de valablement estimer que cette décision funeste du SDF aura été une erreur monumentale, une balle tirée dans le pied de l’opposition par elle-même.

La tribalisation du débat politique
Aussitôt la démocratie de retour au Cameroun, maladie infantile probablement de celle-ci dans notre pays, le débat politique a été fortement tribalisée par la presse, d’abord, et ensuite par nous de l’opposition naissante. Bien avant la fin du premier trimestre de l’année 1991, le discours des uns et des autres est devenu nauséabond. Le merveilleux slogan émis par le SDF « Suffer don finish », est rapidement devenu « Sangmelima don fall ». Puis, on s’est mis à entendre, « Beti égale bêtise », « bête comme un Beti », « stupid like a Beti », « tchop bluck pot », et également, « il faut enfin que ceux qui travaillent puissent enfin jouir des fruits de leur travail ». Lorsqu’à ces dégoûtantes paroles se sont rajoutées les violences des villes mortes, le repli de la communauté Beti autour de Paul Biya, s’est opéré, et ce dernier a eu beau jeu de crâner en ces termes : « lorsque Yaoundé respire, le Cameroun vit ». En clair, nous, de l’opposition, lui avons offert gratuitement une population qui a été la première, en 1986, à contester son pouvoir dans son propre département d’origine, le Dja & Lobo, alors que tout le reste du pays le vénérait encore comme un Dieu. Nous lui avons offert un électorat d’environ 20% des voix sur le plan national qu’il conserve jusqu’à ce jour. Dans un contexte d’un scrutin à un tour, ceci se transforme inévitablement en gros handicap pour nous de l’opposition.
Cette tribalisation politique du débat, malheureusement, revient de nouveau en force aujourd’hui, alors que se profile une nouvelle élection présidentielle en fin d’année.

Des choix politiques contre-productifs
Très souvent, nous de l’opposition, nous prenons des positions politiques qui au final nous conduisent dans des impasses, en tout cas, ne nous ouvrent guère les portes du pouvoir. Il en est ainsi actuellement du pari que nous faisons sur les violences dans le NW et le SW. Nous soutenons de manière à peine voilée les sécessionnistes, dans l’espoir que ceux-ci feront tomber le régime et nous prendrons alors le pouvoir. Naturellement, nous nous trompons royalement. D’une part, au Soudan, il y a eu sécession, et Omar El Béchir n’est pas tombé, d’autre part, au Zimbabwe, Mugabé a été renversé ans que l’opposition ne prenne le pouvoir. Donc, miser sur la réussite de la sécession pour accéder au pouvoir au Cameroun est une option politique totalement erronée.

Le pari erroné de la diaspora.
Nous pensons dans l’opposition que la fameuse « diaspora » camerounaise nous sera d’un apport décisif pour accéder au pouvoir. Alors, nous nous bousculons systématiquement auprès d’elle, pour attirer sa sympathie, mais aussi prétendument pour accroître notre audience et notre crédibilité au Cameroun. Erreur monumentale. D’abord, en Europe comme en Amérique, 75 à 80 % des Camerounais qui y sont installés ont depuis longtemps renoncé à la citoyenneté camerounaise. En Allemagne, par exemple, sur les vingt mille Camerounais qui s’y trouvent, près de seize mille sont déjà Allemands ! En France, sur près de trois cents mille Camerounais, au moins deux cents cinquante mille sont depuis longtemps Français. Autre information, sur les 1700 médecins Camerounais qui exercent leur métier en Allemagne, 1400 sont déjà Allemands ! Seuls 300 sont demeurés Camerounais, mais pour combien de temps encore ! Aux Etats-Unis et au Canada, c’est une situation identique qui prévaut. En conséquence, lorsque nous nous targuons d’avoir fait le plein d’une salle à Nanterre, Créteil, à Montréal, à Washington ou à Berlin, combien de votants il y avait-il parmi ces « Camerounais » qui nous ont chaudement applaudi ? Parfois, pas même vingt !
Enoh Meyomesse


Problèmes actuels de nos luttes actuels, Guillaume Henri Ngnepi, Philosophe
C’est un fait que nous souffrons, collectivement, d’une asthénie théorique. Elle nous expose aux effets délétères de toutes les mésaventures doctrinales impulsées par les Autres. Les thématiques de la ‘’bonne gouvernance’’, de l’‘’alternance’’ et de l’ ‘’émergence’’, avatar actuel du ‘’développement’’, en sont à titre d’exemple, quelques fleurons. Elles enveloppent l’idée qu’il ne serait plus besoin de révolution politique et sociale. Ni même de prise de pouvoir. Ni d’étatisation des moyens de production. Ni surtout, à plus forte raison, de leur collectivisation et socialisation : seulement d’une régulation administrative dépolitisée du fait de laquelle, la capacité de régulation et de contrôle, et par suite, la souveraineté de l’Etat se trouvent sinon abolies, du moins par trop affaiblies, amoindries, faisant place à une conception moralisatrice de la politique qui vise, fondamentalement, la réconciliation avec l’ordre établi, l’éviction de l’interrogation sur les possibles, les alternatives, sacralise le capitalisme, et pose que si l’on veut que change le monde, il suffit de changer les hommes, leur mentalité notamment, leur place et leur rôle dans la division sociale du travail.
De cette toile de fond doctrinale se détachent diverses pratiques politiques, celle du pouvoir d’État établi certes, mais aussi celle de l’opposition, du moins une certaine ‘’opposition’’. On peut en effet déceler entre les deux une insidieuse connivence du fait de laquelle le moment politique majeur serait celui du renouvellement du personnel politique, pas celui de la transformation du politique lui-même. Voie royale de ce renouvellement du personnel politique, l’élection devient le temps fort du temps politique, celui qui scande l’essentiel des activités : quand elle n’est pas en cours, on est en train d’y aller sous peu, et passe en conséquence le temps à y songer au point de n’en dormir plus, et si l’on dort on doit encore en rêver. On entretient ainsi une sorte de fétichisme des élections, un électoralisme qui pose que pour refaire le monde, il faut et il suffit des élections. Or leur propriété essentielle est uniquement de reconduire ou d’éconduire un personnel politique.
Mais si tel est, chez-nous, le fonds commun de toutes les pratiques politiques, comment s’expliquer que nous soyons durablement installés dans cette sorte d’oscillation pendulaire entre éconduire et reconduire un personnel politique ? La réflexion sur l’évolution de notre société, l’adaptation de nos luttes à cette évolution doit tenir compte de ce que l’État, colonial d’abord, mais ses oripeaux successifs ensuite, n’a eu de cesse qu’il n’ait brisé et anéanti le mouvement social en tant qu’il a pu être révolutionnaire : de l’avènement de Roland Pré en décembre 1954 à ce jour, nulle concession n’a été faite à ceux qu’anime la volonté de révolution ; invariablement il s’est agi de les anéantir, ou d’obtenir leur reddition. Sauf à s’assurer leur impuissance contrôlée.
C’est dans ce contexte qu’éclosent de ci de là diverses aspirations à jouer un rôle politique de premier plan. Le contexte de leur apparition les écarte d’emblée de l’orientation révolutionnaire. Par quoi pourraient-elles, dès lors, se justifier ?
Hier déjà, certains se sont, mais délibérément, écartés, eux aussi de la perspective révolutionnaire, et l’ont fait au nom d’une prétendue politique de présence : il s’est agi, pour eux, simplement d’être présents partout où se prenaient les décisions. Maints ralliements à la politique coloniale et à ses succédanés ont excipé de cet argument. Il est même arrivé qu’on croie pouvoir s’autoriser, ce faisant, du mot bien connu de Ruben Um Nyobè selon lequel « l’intransigeance n’est pas payante ».
À présent, ce qu’on tient pour des ‘’dynamiques nouvelles’’, et qui naît au confluent de deux polarités, celle qui éconduit et celle qui reconduit un personnel politique mais sans, de la politique elle-même, pouvoir rien modifier, tire son inspiration fondamentale de la même justification par la politique de présence érigée en une nécessité vitale. On veut à tout prix se porter candidat aux élections parce que la politique de la chaise vide serait nocive. Si tel est l’argument de fond, quelle en est la motivation essentielle ?
Certes, on a souvent jugé cette démarche en s’empressant de la brocarder, n’y voyant guère plus qu’une ruée vers les privilèges à retirer de la proximité ou même de l’exercice du pouvoir. Cette perception s’explique du fait qu’il s’est souvent agi de ralliements individuels assortis de reniements spectaculaires coutumiers des seuls renégats. Ne serait-ce que pour pallier notre asthénie du débat doctrinal, défaut majeur du ‘’jeu politique’’ sous nos climats, faisons l’effort d’envisager les choses de la manière la moins défavorable, a priori, à ceux dont l’entrisme sous-tend la démarche. Admettons donc que l’entrisme puisse procéder d’une décision collective, et qu’il s’agisse alors d’une question tactique subsumée à l’enseigne de la discipline de parti par exemple. Supposons en outre qu’il soit, de la sorte, expurgé de tout soupçon de recherche d’un confort personnel. Que pourrait-on, dès lors, lui reprocher de sérieux ? Précisément la faiblesse du débat doctrinal : la prédominance des préoccupations tactiques - à l’échelle de la municipalité, du parlement, du sénat, ou du gouvernement - n’est pas saisie pour ce qu’elle est, une conduite qui relève du ressort de la contingence, mais elle est donnée pour une nécessité qui éclipse le débat de fond dont le propre est de s’appuyer sur la connaissance scientifique du donné pour prendre des décisions politiques d’importance relevant du registre de la stratégie politique.
À titre d’exemple, la motivation essentielle d’un Ruben Um Nyobè était la promotion d’une certaine qualité du pouvoir d’État : non pas le pouvoir à tout prix, quel qu’il fût, mais uniquement le pouvoir habilité à penser et mettre en œuvre notre destin commun pour lors constitué d’Unification, d’Indépendance, et de Progrès socio-économique ordonné à notre bien-être collectif à commencer par celui des classes sociales les plus démunies.
Après les Um, et au nom de la politique de présence jugée nécessaire, la motivation essentielle de certains est le soutien du ‘’Prince’’ assorti de la participation au pouvoir, quel qu’il soit, indépendamment de sa nature, c’est-à-dire de son essence, ou encore de sa qualité qui se détermine, d’une part d’après son fondement qui peut être la force ou le droit, et d’autre part selon ses assises, lesquelles indiquent les aspirations et les intérêts auxquels il donne le primat, et qui peuvent être ceux des classes dominées, exploitées et opprimées, ou au contraire ceux des possédants, endogènes et exogènes. Cela pose des questions qu’il faut examiner hors de toute intention inutilement éristique. En se demandant, par exemple, quel est le bilan de cette participation en un demi-siècle et un peu davantage, non pas pour ses seuls partisans et protagonistes, mais pour la Totalité sociale, notamment la classe numériquement la plus importante, constituée de celles et ceux qui sont taillables et corvéables à merci. Mais déjà, quelle est la figure concrète du soutien participatif ?
S’agit-il de la conquête du pouvoir, c’est-à-dire de la tentative de l’investir en l’ordonnant à quelque régime de son choix ? Dans l’affirmative, l’atteinte d’un tel dessein est-elle possible si l’on commence par le plier aux buts propres d’un système où l’on s’enferme animé de l’arrière-pensée de pouvoir ainsi seulement l’influencer en provoquant, de l’intérieur, sa mutation ?
S’agit-il de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire du fait de l’investir et d’y soumettre ses propres desseins aux rares opportunités que peut offrir le système dominant et dirigeant, rarement en porte- à- faux avec sa propre logique ?
Ou s’agit-il encore de l’occupation du pouvoir, c’est-à-dire, au nom justement de la politique de présence d’empêcher qu’il ne soit investi par des gens qu’on juge peu suspects de sympathie pour les desseins qu’on a soi-même formés ?
Dans tous les cas, on subit une sorte de tropisme de gouvernement qui, de manière implicite, certes, énonce que c’est par le gouvernement, et par lui seul, quel qu’il soit, qu’on peut faire tout ce qu’on ambitionne, s’approprier le pouvoir ou même simplement l’influencer. Le raisonnement est le suivant : le pire serait d’être absent, ne prenant pas part à la politique qui se fait, quelle qu’elle soit. Il faudrait donc se déterminer à collaborer, ou accepter de collaborer avec le gouvernement, et même d’y participer. Ainsi éviterait-on une attitude purement passive ; il ne faudrait pas attendre la longue maturation d’une situation révolutionnaire éventuelle. Ainsi n’y aurait-il pas de fatalisme non plus : seulement le souci de transformer le monde dans lequel on vit, en commençant par imprimer sa marque à la ‘’gouvernance’’ du moment.
Ce qui, de la sorte, motive maints acteurs politiques, c’est la quête de la tactique à adopter pour éviter le pire qui serait, paraît-il, de ne pas pouvoir justifier de sa présence physique dans un fauteuil du gouvernement, ou du sénat, sur un strapontin de l’assemblée, ou sur une chaise du conseil municipal. Cette posture s’autorise d’ailleurs des inévitables ‘’gouvernements d’union nationale’’ recommandés avec empressement, de l’extérieur, de façon systématique, dans l’arrière-pensée que puisqu’il n’y a rien à changer à l’ordre du monde, autant en faire profiter tout le monde, gouvernants et opposants. Et du coup, voilà le pouvoir d’État ordonné à la manducation, par les bailleurs de fonds eux-mêmes, sinon sous leur regard complaisant. Et l’acteur politique d’en devenir fondamentalement détourné du peuple et tourné vers l’État.
Mais quand on a pu, tant soit peu, s’exhausser au-dessus de cette conception triviale qui répudie la politique arrimée aux grands idéaux de l’humanité, et finit par en faire une entreprise ordonnée à quelque morale du confort personnel, on découvre que l’enjeu véritable est de trouver ce qui peut, aujourd’hui, influer fortement sur les motivations politiques du Tout-venant. Sur quelles bases est-il possible, en effet, de mobiliser ces femmes, ces hommes, ces jeunes qui, comme les acteurs politiques de premier plan eux-mêmes, et sans doute un peu plus qu’eux, vu l’étiage plus bas que terre du débat d’idées, subissent douloureusement l’enfermement drastique du ‘’jeu politique’’ dans les seules élections à la pratique desquelles d’ailleurs, de manière insidieuse, on réduit la démocratie ?
Suffit-il d’un catalogue de revendications immédiates telles que les memoranda des ethnies, tribus et clans en offrent invariablement la mouture ? Ce sont sans doute de bons indices du ressenti des besoins, et de la permanence des mêmes besoins d’une ethnie à une autre. Mais ce serait de fort mauvais programmes politiques car fondés sur l’idée fallacieuse qu’il suffirait d’une kyrielle de promesses pour, en toute légitimité, prétendre au suffrage de l’électorat. Si légitimes puissent-ils sembler, des besoins hétéroclites ne font pas sens ; il faut encore les ordonner à quelque dessein répondant à quelque préoccupation de l’ensemble de la Totalité sociale, quitte à devoir en passer par le souci prévalent de donner satisfaction aux besoins d’une catégorie sociale donnée. Toute démarche de programme vise le général à travers le particulier, poursuit le bien-être d’une catégorie sociale et découvre qu’il n’est possible qu’à travers celui, bien compris, d’autres aussi.
Au fond, tout le problème est de savoir où se trouve, aujourd’hui, le terrain véritable de l’affrontement politique. Est-il, comme on le prétend et veut à toute force le faire accroire, électoral ? Est-ce bien dans les urnes qu’on peut décider de l’avenir ? Évitons toute méprise, entendons-nous bien : on ne met pas en ballottage, ici, deux chemins, les urnes et les armes par contraste, loin s’en faut ! Encore que notre propre trajectoire historique depuis soixante ans, et un peu davantage, prouve à suffisance que ni les urnes, ni les armes n’ont de manière substantielle, apporté de réponse satisfaisante au problème de notre devenir commun en tant que peuple, nation, continent même ! Mais, bon, passons. Les urnes plaident seulement pour ou contre le passé : si on le reconduit ou l’éconduit.
Aussi est-ce bien en deçà des urnes que s’ouvre sur l’avenir une brèche : à travers le débat d’idées. Il repose sur le fondement suivant : le réel social, sans que ce soit la volonté, ni la responsabilité et la culpabilité de personne est, d’emblée, pluriel au niveau des croyances et des pensées, comme l’établit le philosophe Paulin Jidenu Hountondji (Sur la Philosophie africaine, Critique de l’ethnophilosophie, Clé, Yaoundé, 1977, p .). On peut, dans le discours, nier ce pluralisme intrinsèque ; il n’en existera pas moins dans les faits. Autant le reconnaître et en tirer parti en s’interdisant d’interdire de penser autrement que soi. Car comme le montre Bertrand Russell, nul ne détenant la vérité de manière infuse, nous ne pouvons que la rechercher chacun, de notre mieux ; ce qui ne se peut que si nous faisons droit à l’expression de toute opinion, sans restriction. Je ne puis résister à la tentation de citer, un peu longuement sans doute, mais le jeu en vaut la chandelle, ce fort beau fragment de Russell : « L’argument contre la persécution des opinions reste inchangé, quel que soit le prétexte de la persécution. Cet argument est que nul d’entre nous ne possède la vérité infuse, que la découverte des vérités nouvelles est facilitée par la libre discussion et rendue très difficile par la censure, et qu’à la longue, le bien-être humain est accru par la découverte de la vérité et desservi par les actes basés sur l’erreur. Les vérités nouvelles sont souvent gênantes pour les intérêts privés : la doctrine protestante selon laquelle il est inutile de jeûner le vendredi souleva l’opposition véhémente des poissonniers du temps de la reine Elizabeth. Mais l’intérêt général exige que les vérités nouvelles soient librement diffusées.
« Or, comme on ne peut savoir d’emblée si une doctrine nouvelle est vraie, la liberté pour la vérité nouvelle entraîne une égale liberté pour l’erreur. ». (Bertrand Russell, Science et Religion, Gallimard, Idées, 1971, pp 185-186).
Le terrain de l’affrontement politique est donc, fondamentalement, politico-idéologique. Par exemple, les élections de décembre 1956 sont passées depuis six mois quand, du fond du maquis, en juin 1957, Ruben Um Nyobè juge nécessaire et, ce qui est remarquable et significatif, trouve le temps d’éclairer le peuple sur la question essentielle, non pas de la forme, mais de la nature du pouvoir d’Etat, non pas à conquérir simplement, ou à exercer, ou encore à occuper : seulement à construire en le dotant d’assises populaires, et d’un fondement juridique faisant la part belle à l’individu conçu comme parcelle de souveraineté. Ce débat ouvert à l’époque demeure d’actualité : il continue à nous parler, et peut influer fortement sur nos propres motivations politiques, et sur notre mobilisation, y compris la simple mobilisation en vue d’aller aux urnes, car au-delà du débat d’idées sur les institutions, à commencer par celle qui est préposée à l’organisation des élections, il enclenche la nécessaire controverse publique sur les possibles, les alternatives. À commencer par la conception d’un droit alternatif, négation du droit en vigueur. Um en effet ne se représente nullement le droit telle quelque banale codification de l’ordre établi. Cette vision largement propagée par l’idéalisme juridique universitaire aujourd’hui lui est étrangère. II voit dans le droit un instrument d’émancipation et sait remarquablement se servir des clauses progressistes du droit international, quand elles existent, pour faire avancer la cause du peuple. De même pouvons-nous, à son exemple, penser un droit alternatif, et surtout établir la nécessité de le substituer au droit qui nous régit, car nous avons à mener à son terme la révolution politique initiée par les Um, l’Indépendance ne nous ayant donné que le droit à la liberté qui demande désormais à être exercé, ce qui induit le nécessaire changement du droit en vigueur.
Mais pourquoi nier le droit en vigueur ? dira-t-on. Parce que c’est un droit à privilèges, fondé sur les ‘’quotas’’ au référentiel ethnique, et qui, en un demi-siècle, n’a pu faire mieux que d’édifier, à notre usage commun, une justice qui consiste à justifier l’injustice.
C’est que la quotification ethnique, le fait d’attribuer des quotas aux ethnies dans l’éducation, la formation, l’emploi à tout le moins, implique la mise en exergue des différences référées à l’ethnicité, et par suite, leur exacerbation, et même leur sédimentation, pour autant que les filiations ethniques elles-mêmes sont l’objet de manipulations insidieuses, intéressées, qui ont pour elles l’onction du pouvoir exécutif, l’appartenance tribale des enfants se déterminant, unilatéralement et tout à fait officiellement, d’après la seule ascendance paternelle, celle de la mère n’étant pas prise en compte1, les brassages et métissages se trouvant, par le fait même, tacitement proscrits.
L’entreprise de quotifier, c’est-à-dire d’attribuer des quotas, ne vise pas, à proprement parler, la régulation du taux de présence des ethnies dans la sphère des activités diverses, publique ou privée : elle se borne en fait à récompenser, dans la particularité ethnique, bien moins que l’appartenance comme telle, la docilité qui donne droit à la promotion par cooptation parfaitement arbitraire au rang du petit nombre de privilégiés, qui sans doute recrutés, en amont, comme membres diversifiés d’ethnies multiples, se retrouvent, en aval, comme éléments plus ou moins homogènes, par leurs privilèges, d’une classe sociale en construction, dont le style de vie suscite des envies, sans doute de la jalousie aussi parfois, sans que pour autant les conceptions, politico-idéologiques notamment, induisent le consentement et deviennent, par suite, hégémoniques.
Ainsi montées en épingle, les particularités ethniques aboutissent à la constitution d’une caste de privilégiés, là où l’esprit de justice prescrit d’abolir les privilèges. Du fait de l’accent mis sur elles et sur les privilèges qui leur sont affectés, la cohésion sociale se fissure. La quotification, de la sorte, érige l’appartenance à une ethnie en un critère d’attribution, et donc aussi de déni de droits.
Tout cela pose des problèmes que la pratique de la quotification occulte et dont l’ un se pose au confluent de la démocratie et de la démographie : qu’est-ce qui donne le droit de légiférer pour tous ? En démocratie, par référence au grand nombre, on répond : la majorité. Mais c’est précisément ce que récuse quiconque est enclin à quotifier à tour de bras. Pourquoi donc peut-il ne pas être juste que la majorité légifère ? Parce qu’elle peut, toute numérique qu’elle est, recouper une majorité ethnico-démographique, dit-on. Contre cette allégation, il n’y a guère qu’une enquête empirique qui vaille et qui soit pertinente : déterminer le nombre des ressortissants de chaque ethnie, l’opinion de chacun d’eux sur chaque question d’intérêt commun, vérifier que des uns aux autres, ces opinions sont les mêmes, pour l’essentiel. Une telle enquête nécessite patience et longueur de temps, quand les partisans de la quotification n’en ont que pour les raccourcis expéditifs : par exemple, supprimer la genréfication féminine de la quotification, puisqu’ à en tenir compte dans la détermination de l’ethnie de l’enfant, on se retrouve affronté à la complexité qui oblige à faire litière de l’ethnicité dans les problèmes du devenir commun de la Totalité sociale !
Plus sérieusement, le grand nombre peut cependant ne pas être indiqué pour légiférer pour tous dans la mesure où il peut n’incarner guère plus que la force nue et brute qui, souvent, fait la loi, certes, mais sans constituer, pour autant un critère pertinent d’attribution ou de déni des droits.
Il faut donc, pour être, en toute légitimité, habilité à légiférer pour tous, que l’aspect quantitatif du grand nombre puisse s’assortir d’une certaine qualité. A quoi peut-on la reconnaître ? À ce que la volonté qui sous-tend la force est pénétrée de raison, et prend par conséquent en compte les intérêts et les aspirations de la Totalité sociale.
Autre problème occulté par la doctrine des quotas : peut-il y avoir une inégalité juste ? Ou encore, l’inégalité peut-elle, non pas s’expliquer seulement, mais se justifier en outre ? On sait que la quotification répond par l’affirmative et cherche dans la particularité ethnique le critère suffisant de cette justification. Ainsi somatise-t-elle, biologise-t-elle et naturalise-t-elle des phénomènes qu’à l’expérience on découvre culturels, déjà l’homme lui-même ne disposant pas d’une nature, mais étant plutôt une histoire, comme l’établissent trois grands courants de pensée qui vont du marxisme au culturalisme en passant par l’existentialisme athée.
Ce qui, en toute légitimité, peut justifier l’inégalité des biens comme des statuts ne saurait être ni la naissance, l’extraction familiale, sociale, ethnique, ni la fortune, l’héritage, ni même le savoir, les peaux d’âne, si élevées et prestigieuses soient-elles : seulement ce qu’on fait d’Utile à la Totalité sociale. En vertu de ce principe d’Utilité commune en usage au lendemain de la Grande Révolution (1789), on peut être différents et se valoir néanmoins ; le juste ne désigne pas le simplement égal :AAA p.10 AAA (suite de la p.9)  seulement le proportionnellement égal. Comment mesurer cette proportion ? A l’aune du principe d’utilité commune, publique. L’essentiel étant de veiller aux proportions en substituant au trop et au trop peu, le plus et le moins, dans la répartition des biens et des statuts.
Pour qu’une inégalité devienne juste il faut donc qu’elle soit, comme dit John Rawls, « à l’avantage de chacun », et relative à des « positions et à des fonctions ouvertes à tous », ce qui suppose qu’au départ tous disposent des mêmes « chances ».
Naturellement dans notre société embourbée dans l’ornière des clivages ethniques que le pouvoir exécutif gère à grand renfort de quotification tribale, régionale, d’aucuns se demandent que faire quand le déficit d’une ‘’ethnie’’ donnée se creuse dans un secteur quelconque, par exemple en matière d’éducation, de formation, d’emploi, de prestation en services divers, ou même d’occupation du sol. La réponse est dans l’activation d’une intensive politique d’incitation à son adresse, dans un temps expressément limité, et sans mettre en cause l’éventuelle progression des autres ethnies dans le même temps.
Ce qui empêche de faire droit à une telle solution, et pousse à lui préférer la doctrine des quotas c’est le péché originel de cette doctrine elle-même : elle n’est pas née pour sauver des régions entières de la misère et de toutes sortes d’autres fléaux, comme on l’a prétendu non sans désinvolture : seulement pour régler de sordides comptes de la politique politicienne en jouant de l’ethnicité à volonté, tantôt pour récompenser, tantôt pour punir, toujours pour séparer et dépolitiser, en vue de mieux diviser, régner en dominant, exploitant, opprimant ceux-ci avec l’aval de ceux-là, et réciproquement.
On voit de la sorte à quel point peut être fallacieux le droit à privilèges en vigueur qui s’accommode des gouvernements d’ ‘’union nationale’’, de ‘’coalition’’, d’ailleurs prescrits à tour de bras, entre le pouvoir en place et son opposition, au risque de faire perdre au mot opposition jusqu’à son sens élémentaire. Si, de fait, ce vocable, à défaut de dénoter, au moins connote un clivage quelconque, que concourt-il à séparer ? Des forces organisées ? Des opinions ? Et si pour faire une ‘’coalition’’, une ‘’union nationale’’, il faut tout de même un fonds commun de références, quelles peuvent-elles bien être quand le temps s’est passé à nier le pluralisme intrinsèque des croyances, des pensées, des sentiments, des opinions, et quand union et coalition ne sont que le couronnement de ce déni coutumier du pluralisme qu’on fait exprès d’induire à confondre avec le multipartisme ? Mais surtout, quel socle commun sans mémoire commune, la nôtre ayant, en soixante ans, subi toutes sortes d’assauts qui l’ont tronquée, délabrée, de sorte que nous sommes peut-être le seul pays au monde où des générations entières de jeunes gens, par ailleurs les plus nombreux, ne savent de leur Histoire que le présent immédiat, celui des gouvernants du moment, et sont pourtant appelés à faire leur propre Histoire, dont plus personne ne doute qu’elle dépend de celle qui ne leur a pas été enseignée ?
En réalité, faite sur des bases ménageant l’indépendance mutuelle (un peu comme en Allemagne ces temps-ci, entre droite au pouvoir et gauche dans l’opposition), l’union, l’unité ou l’alliance (qui ne se recoupent certes pas), se décline nécessairement comme opposition commune à…et donc comme alliance défensive, voire accord électoral. Et quand c’est fait pour gouverner, alors devient-il nécessaire de résoudre les contradictions qui ne peuvent manquer d’apparaître en divers secteurs, en politique socio-économique, diplomatique, militaire à tout le moins.
Mais chez-nous, sans renoncer théoriquement et explicitement à la révolution, on n’en parle plus, et sans doute n’y songe –t-on pas davantage, si même on ne se proclame pas réformiste, quoique dans les faits, on donne le pas à l’électoralisme. La véritable infirmité rédhibitoire de cette démarche, c’est qu’elle n’arrive pas à intégrer le fait et l’idée qu’un parti peut avoir une réelle puissance électorale au moment où il dispose en termes de militants, d’adhérents, de membres, d’un effectif faible : sur une population d’environ quatre millions d’habitants à l’époque, la glorieuse UPC des UM dénombre trente mille adhérents, mais quelle montagne n’a-t-elle pas soulevée ? Les élections ? Elles n’ont jamais été que truquées, dès cette époque déjà ! Mais quelle rigueur et quel panache dans l’animation du mouvement social ! Et donc dans l’organisation !
Il a pu en aller ainsi parce que l’influence d’un parti, son poids sur le consentement, non pas de ses seuls militants, mais aussi et surtout de la multitude est une question d’hégémonie, pas de dominance. Donc, non pas de nombre initial d’adhérents, de membres, de militants actifs, mais de capacité d’influence, d’aptitude à provoquer le consentement, à faire mouvoir la multitude dans une orientation déterminée. Or, de ce point de vue la corrélation entre le nombre des adhérents et la quantité des voix suscitées n’est pas de stricte égalité, elle est même inversement proportionnelle. Les deux éléments coïncident rarement : on peut avoir beaucoup de membres (au parti) et n’obtenir que bien peu de voix (aux élections), aucun parti ne faisant jamais, ni surtout systématiquement le plein des suffrages de ses propres partisans.
Voilà pourquoi il faut, au demeurant, savoir ce qu’on veut : des membres (de parti), ou des voix (électeurs) ? Et dans tous les cas, tout se joue, si j’ose m’exprimer ainsi, non pas dans les urnes, mais bien avant, dans le débat d’idées dont nous accusons, collectivement, un prodigieux déficit. Surtout à présent que sont déjà annoncées les élections sénatoriales pour mars 2018. C’est dans le débat d’idées que se forgent les croyances, sentiments, pensées, opinions, valeurs qui nous servent de béquilles au quotidien. Même notre comportement dans l’urne procède de nos échanges d’idées avec nos concitoyens, sans compter les enseignements des grands esprits du passé, le nôtre certes, mais celui des autres peuples aussi.
Normalement et fondamentalement les élections sont une question tactique. Et non pas stratégique : elles ne définissent pas une ligne de conduite générale, mais sa déclinaison au coup par coup, au quotidien. Ce qui empêche de s’en persuader c’est le tropisme de gouvernement du fait duquel on passe son temps à mimer les faits et gestes des gouvernants, leur organisation, leur façon de se déployer sur le terrain, leur calendrier, et pis, leur vision du monde et l’expression qu’ils en donnent : l’idée d’un Droit alternatif, par exemple, substituant au droit inique à privilèges un droit égalitaire pour tous, cette idée n’est guère agitée dans maints secteurs de l’opposition ; ce qui signifie qu’en ce domaine on ne s’aventure guère à soulever des questions qui ne soient compatibles avec l’ordre établi, et qu’on adhère à ses problématiques déterminées de la sphère de l’Etat, quand on devrait, à terme, viser la promotion d’un contre-pouvoir, à travers la construction d’une contre-culture, et d’une contre-société. Si du moins l’on ambitionne, au-delà de l’adaptation au cours du monde, sa transformation.
Aujourd’hui les difficultés et faiblesses de l’opposition, y compris celle qui se regroupe dans les ‘’ nouvelles dynamiques’’ tiennent, pour l’essentiel, à l’extrême faiblesse voire à l’inexistence de son appareil de propagande, à l’essoufflement de son idéologie qui ne suscite plus de réflexion doctrinale, ce qui équivaut à laisser le champ libre aux préjugés, contre-vérités et mensonges développés et diffusés à profusion, et d’ en face. Or, disait le fondateur, organisateur de l’armée rouge, et propagandiste révolutionnaire de renom, Léon Trotsky : « Celui qui s’incline devant les règles établies par l’ennemi ne vaincra jamais. ». En somme l’opposition est en butte à un problème d’assises sociales et d’organisation : elle croit que pour avoir l’oreille des paysans pauvres et des ouvriers, il lui faut commencer par se déployer en gigantesques sections répandues dans les coins et recoins du pays, comme le parti dominant. Elle oublie que la courbe du nombre n’épouse pas nécessairement celle de l’influence. Mais au fond elle pense nombre avant tout parce qu’elle a le regard fié sur les suffrages à engranger. Elle veut donc les engranger ; elle n’en prend pas le chemin.
Il lui faut comprendre que l’entrisme et le tropisme de gouvernement ne correspondent pas à une évolution irréversible, que leur temps, s’il exista jamais, est révolu parce que la Totalité sociale est entrée dans un conflit de classe de moins en moins larvé, de plus en plus ouvert. Il lui faut comprendre que ce n’est pas à elle de se modeler sur un électorat qu’elle n’a pas contribué (ou si peu !) à forger : mais elle doit s’atteler à informer (au sens premier de donner forme en informant justement, cette fois au figuré) un électorat qui, à présent, tel qu’il fonctionne, même indépendamment du faux en matière d’élection, est bien moins le sien que celui du pouvoir en place. Il faut enfin avoir à l’idée que le mécanisme même des élections (un seul tour pour la présidentielle par exemple, entre autres détails) impose l’unité d’action, qui n’est pas automatiquement une candidature unique de l’opposition, au demeurant fort improbable, faute souvent de référentiels communs, partagés, sans compter, je le crains, l’hypertrophie, parfois, des ego, dont il est arrivé qu’on parle, peut-être surabondamment.
Contre notre asthénie doctrinale, il est grand besoin de réflexion stratégique tenant compte de la tendance actuelle du capital à la mobilité ininterrompue et à l’expansion transgressant les frontières de toutes sortes. Marchand entre le 17è et le 18è siècle, industriel aux 19èet 20è, le capitalisme est dit « cognitif » aujourd’hui, et repose sur la prédominance du travail immatériel.
Mais comme l’a montré Rosa Luxemburg, pour résorber ses crises périodiques, et nous y sommes de nouveau, il a besoin d’un extérieur « non capitaliste » qui échappe à la surproduction et amortisse la crise de surproduction venue de loin. Aussi cet extérieur doit-il être maintenu comme tel, et par suite empêché de se développer. De là le sous-développement d’immenses régions du monde dont la nôtre. De là aussi les guerres pour la possession, le contrôle, et l’administration des ressources de la planète.
Trotsky résume parfaitement tout cela dans sa théorie du développement « inégal et combiné » : le développement des pays industrialisés a pour contrepartie le sous-développement des pays qu’on dit « en retard ». Dans ces conditions, impossible de rattraper ledit retard.
Dans son analyse du néocolonialisme, Nkrumah confirme ces thèses : la méthode du néocolonialisme consiste en effet à installer des gouvernements locaux fantoches, une administration locale asservie économiquement et idéologiquement aux investisseurs étrangers, et qui vit d’un soutien militaire et d’une aide économique qui garantissent la continuité dans la stabilité. La conséquence en est double dans les pays impérialistes. D’abord, l’accroissement du bien-être grâce aux impôts sur les industries et sur les investissements, impôts qui permettent de financer les équipements sociaux collectifs. La seconde conséquence c’est ‘intégration consécutive de la classe ouvrière au système capitaliste. Aussi la fin du néocolonialisme impliquerait-elle celle de l’état de bien-être en Occident. Le néocolonialisme est ainsi un phénomène mondial, impossible à réduire à nos bisbilles tribales qui se ravivent à chaque veille d’élections. Pour y mettre fin, une lutte mondiale est nécessaire, sous la forme d’une action coordonnée des progressistes et des révolutionnaires africains asiatiques et latino-américains.
Il faut donc, sur tous les plans, à commencer par celui des idées et de l’organisation, construire les forces sociales qui transformeront cette situation. Ce qui suppose qu’on se détourne du gouvernement pour se tourner vers le peuple avec qui il s’agit d’édifier une contre-culture, un contre-pouvoir, et une contre-société.
Guillaume-Henri Ngnépi
Philosophe

1 Faire un enfant est pourtant l’entreprise qui dévoile au mieux la stricte égalité des genres, homme et femme ne contribuant chacun qu’à concurrence de 50%.

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