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Le Dossier Paul Biya, La malédiction du 6 novembre 1982 - Paul Biya et la malédiction aujouliste

Paul Biya, La malédiction du 6 novembre 1982 - Paul Biya et la malédiction aujouliste

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Index de l'article
Paul Biya, La malédiction du 6 novembre 1982
La Grande désillusion
Paul Biya : L'obsession de l'éternité
Signes prémonitoires d'une fin de règne tumultueuse annoncée
Signes prémonitoires d'une fin de règne tumultueuse annoncée
Signes prémonitoires d'une fin de règne tumultueuse annoncée
Paul Biya et la malédiction aujouliste
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Paul Biya et la malédiction aujouliste
Quelqu’un, Paul Valéry je crois, a dit à peu près ceci : « Le génie, c’est d’avoir une idée et de ne jamais se lasser de l’exprimer. » Sans prétendre au génie, j’ai pourtant une idée que je n’ai pas cessé de formuler, non sans m’exposer souvent à la risée des historiens et politologues officiels, qui ne m’ont jamais impressionné du reste. La voici : on ne comprend rien à ce qui se passe au Cameroun actuellement sans remonter jusqu’à l’aujoulatisme, qui, comme son nom l’indique, est la désastreuse politique menée chez nous dans les années cinquante par un certain Louis-Paul Aujoulat, médecin et missionnaire français, seul exemple d’un Blanc élu par le second collège.
Le Dr Aujoulat a incarné à la perfection, le refus opposé avec une obstination criminelle par la France à tout dialogue avec l’UPC. Il est vrai que c’est la tradition de la France de ne jamais négocier avec les mouvements indépendantistes dans ses colonies, ainsi qu’en témoigne une histoire constante, de Saint-Domingue en 1791 au Cameroun d’aujourd’hui, en passant par la Syrie, l’Indochine, l’Algérie. Ce sectarisme a conduit chaque fois à une guerre de libération longue et sanglante. Le Dr Aujoulat le premier a appliqué cette stratégie au Cameroun, et, de plus, avec un fanatisme et un savoir-faire dont atteste aujourd’hui encore, malgré les nombreuses décennies écoulées, la totale monopolisation du pouvoir réel au Cameroun par ses héritiers ou ses disciples. Quelle en est la conséquence aujourd’hui ?
Avec les villes mortes, a accédé à l’évidence un phénomène que beaucoup de Camerounais ne voulaient ni voir, ni admettre et reconnaître pour ce qu’il est : ce que nous vivons, c’est une guerre civile rampante, c’est-à-dire, en réalité, une guerre de libération masquée. La phase chaude de notre guerre de libération a pris fin avec l’exécution d’Ernest Ouandié par les bourreaux du dictateur francophone Ahidjo, début 1971. Depuis c’est la phase froide, détournée en guerre civile, le néocolonialisme excellant dans l’art de dénaturer les hommes, les institutions, les vérités philosophiques et même les phénomènes naturels.
Routes hérissées de barrages de police aussi agaçants pour le citoyen qu’injustifiés ; campus et imprimeries, deux symboles de l’intelligence, soumis à la dure occupation de la soldatesque ; journaux hier censurés, aujourd’hui suspendus, demain purement et simplement interdits, apprend-on de bonne source ; partis d’opposition muselés ; arrogante impunité des politiciens prévaricateurs, à commencer par le chef de l’État, rien n’y manque, pas même les atrocités traditionnelles des guerres de libération, telles que les massacres aveugles de populations civiles désarmées.
En refusant, au cours des années cinquante, de dialoguer avec Ruben Um Nyobé, au contraire de la Grande-Bretagne qui, à la même époque, négociait, elle, avec Kwamé Nkrumah les modalités de l’accession du futur Ghana à l’indépendance, la France nous a délibérément précipités dans une spirale tragique qui n’a pas fini de dérouler ses effets sous nos yeux
La tricherie dans laquelle Paul Biya, créature du président français François Mitterrand, ne craint pas de s’engager en [prorogeant le mandat des députés et des conseillers municipaux et/ou en refusant de modifier le Code électoral], n’est que l’une des conséquences de ce crime originel, qui condamne Paul Biya non seulement à gagner, quel qu’en soit le prix, mais à recourir à la fraude.
Il est condamné à gagner parce que sa défaite, dans son esprit, est impensable, elle aurait des conséquences dont la seule idée fait frémir d’horreur et de désespoir l’homme d’Etoudi. […] Il lui faudrait s’expliquer, entouré de ses amis, de ses collaborateurs, de ses complices, tous ceux qui l’ont politiquement servi ou tiré avantage de ses [35] années de pouvoir pharaonique, les détournements et fonds, le sabotage du patrimoine national, les assassinats d’éminentes personnalités, la cruelle répression des étudiants et des manifestants des villes mortes en 1991, répression qui fit au bas mot 300 morts, les exactions policières répétées, tous les crimes en somme commis sous sa présidence.
En un mot il lui faudrait justifier l’injustifiable, c’est-à-dire dix années de dictature fasciste. Entreprise sans espoir car il en a fallu moins pour pendre un dirigeant. […]
Paul Biya doit donc gagner. Mais, à l’évidence, il ne pourra gagner que par le trucage et la fraude. Piégé par la malédiction aujoulatiste, cette fatalité bien de chez nous, Paul Biya est condamné à ramer perpétuellement à contre-courant de tout ce qui est loyal, honnête, propre, intelligent, respectable.
Chacun sait maintenant que, à moins de recourir massivement à la fraude, Paul Biya n’a pas même une ombre de chance de l’emporter, tant son impopularité est flagrante. Il en est sans doute conscient plus que personne, sinon pourquoi procéderait-il de telle manière que chacun de ses pas est marqué au coin de la tromperie et du mensonge ?
Pressé par les villes mortes, il avait déclaré ou laissé entendre que, s’il rejetait la demande quasi unanime d’une Conférence nationale, c’est parce que, trop respectueux de la volonté populaire, il tenait à achever son mandat, accomplissant ainsi la mission dont le peuple camerounais l’avait investi en l’élisant. […]
Autre fraude indigne d’un dirigeant qui prétend à l’estime de ses concitoyens, Paul Biya non seulement se réserve le droit d’arrêter seul les modalités de l’élection (à quelle date ? À un ou deux tours ? etc.), mais il ne révélera ces décisions qu’au dernier moment, autant que possible. Pourquoi ? Eh bien, pour surprendre, c’est-à-dire tromper ses adversaires. Toujours tromper... Rien n’effraye « ce monument du cœur et de l’intelligence » (si l’on en croit Famé Ndongo ou Mono Ndjana) autant que la perspective d’une compétition à armes égales, situation à laquelle il n’a jamais osé se prêter dans aucun domaine, ayant chaque fois surpris, rusé, truqué, trompé, triché, biaisé.
Mais le grand homme va peut-être faire mieux encore. Il se murmure que Paul Biya médite d’interdire les journaux privés, au moins pendant la période de la campagne électorale. Débarrassés de toute rivalité, les médias du président pourraient enfin assourdir le pays de leur grossière propagande et déployer enfin leur vrai génie, fait de bêtise, d’obscurantisme, de fanfaronnade et de pleutrerie en même temps. Quelle rectitude morale ! Cet homme est bien le meilleur élève de François Mitterrand. Dans quelle autre République, aussi bananière soit-elle, un chef de l’État aurait-il la cynique assurance d’invoquer la campagne électorale pour réduire le pays au silence sinon dans un pays du pré carré de qui vous savez ?
Autre tradition du pré-carré qui sera abondamment honorée, n’en doutons pas, c’est le bourrage des urnes. On a pu observer à Yaoundé, à l’occasion des récentes législatives, jusqu’où le régime de Paul Biya peut aller dans ce domaine.
Alors comment Paul Biya, encouragé par Essingan, entouré de ses généraux, retranché derrière son armée et ses polices, occultes ou visibles, bardé des conseils et des subventions providentielles […] perdrait-il la présidentielle [de 2018]?  
Supposons quand même que, malgré tout, Paul Biya soit battu. Un dictateur qui croit avoir tous les atouts dans sa main et qui est quand même battu aux élections, c’est un scénario qui a déjà été vécu ailleurs. Alors pourquoi pas au Cameroun ? Après tout l’élection présidentielle peut se muer en un champ de bataille idéal dans une guerre de libération rampante comme la nôtre. Les Camerounais en ont plus qu’assez du néocolonialisme, des faux-vrais chefs d’État, des virtuoses du détournement de fonds, des villes poubelles et des chaussées chausse-trapes, des barrages de police sur les routes, du tabassage des étudiants érigé en sport préféré des commissariats de police, des bastonnades des chefs de l’opposition.
Les Camerounais en ont plus qu’assez de la tyrannie aggravée par la faillite économique et génératrice d’une misère sans précédent dans notre histoire, même en remontant jusqu’à l’époque coloniale. Pourquoi ne seraient-ils pas tentés d’exprimer leur révolte le jour de l’élection présidentielle venu ? C’est alors Paul Biya qui serait pour une fois surpris, ainsi que [ses soutiens occultes].
Quant à nous, en aurions-nous vraiment fini alors avec la malédiction aujoulatiste ? À voir. Rappelons-nous Ferdinand Marcos et Cory Aquino aux Philippines, il y a [29] ans environ. Cory Aquino avait gagné, arithmétiquement parlant. C’est pourtant Ferdinand Marcos, le dictateur en place, qui se proclama élu. Une interminable bagarre s’ensuivit.
Parions que, même battu arithmétiquement parlant, Paul Biya se proclamera quand même seul élu du peuple, [comme il l’avait fait en 1992 quand John Fru Ndi avait remporté la présidentielle]. Il s’enfermera dans son palais bunker d’Etoudi, autour duquel le [ général] Meka, […) installera trois lignes de défense dans la plus pure orthodoxie de la stratégie militaro-fasciste : blockhaus bourrés de mitraillettes, chars sur trois rangs de profondeur, batteries de canons sans recul. Avec sa fougue bien connue de condottiere sauvage égaré sous les lambris des palais officiels, Joseph Owona lancera un appel vibrant à Essingan pour lui demander de mobiliser les Betis (sic) auxquels il fera distribuer des armes.
J’entends souvent les compatriotes dans les débats sur notre histoire récente affirmer à peu près ceci : « Maintenant du moins, le pire est derrière nous. » Je n’en suis pas si sûr en ce qui me concerne. À moins que je ne me trompe, l’histoire a déjà connu plusieurs guerres de Cent Ans, non ? La malédiction aujoulatiste, je vous dis
Mongo Beti
Source, Le Messager n° 273, du 13 août 1992.