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Paul Biya est-il mal informé ou sans volonté politique?

Paul Biya est-il mal informé ou sans volonté politique?

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Il faut avoir les nerfs bien solides pour ne pas entrer en rébellion intellectuelle contre un Président de la République qui soit parce qu’il est mal informé des réalités du pays alors qu’il dispose des moyens ad hoc, soit parce qu’il est informé de tout… mais n’a pas, selon toute vraisemblance, la chance ou la volonté de saisir comme elles s’offrent à lui, les opportunités des décisions symboliques dont tout chef d’État, par-delà la légalité de son pouvoir, tire la légitimité politique et morale de son autorité.
En la matière, « les grandes réalisations » dont certaines hypothèquent d’ailleurs l’avenir des générations futures à travers l’endettement de l’État, ne peuvent avoir la même charge émotive qu’aurait provoqué une visite de condoléances de la nation à Eséka, une visite de compassion aux populations du septentrion en proie aux exactions de Boko Haram, une visite d’apaisement et de solidarité à Bamenda ou à Buéa pour les populations anglophones livrées au « groupe sécessionniste » connu.
Monsieur Biya, dont on dit qu’il a fait ses classes chez Machiavel,

n’a sans doute pas visité Charles de Gaulle qui disait qu’ « on gouverne avec des symboles ». Il n’aurait sûrement pas attendu aussi longtemps pour prendre une mesure si déterminante pour le retour au dialogue avec les anglophones, alors qu’elle était attendue depuis 6 mois comme condition préalable pour continuer les négociations. Le « porte-parole du gouvernement » affirme que c’est « en fonction des impératifs qu’il lui apparaît nécessaires de faire valoir » que le chef de l’État a prescrit l’arrêt des poursuites. C’est ce complément circonstanciel de cause qui a suscité les propos ci-dessus.
Il aura fallu 10 mois de destruction des personnes et des biens, d’atroces souffrances pour les populations, de pertes économiques et financières colossales, et de graves menaces sur l’intégrité territoriale du pays, de ressentiments et rancœurs…pour que « des impératifs à faire valoir » apparaissent (enfin) au chef de l’État. De quoi s’interroger, non seulement sur son information réelle et permanente sur l’état de la nation, mais aussi sur sa capacité d’écoute et à prendre en compte, au-delà de son oligarchie compradore, des voix et propositions d’autres compatriotes qui l’ont interpelé à temps et à contre temps pour dénoncer le pourrissement de la situation, tout en lui proposant des solutions qu’il ne perdait rien à essayer. Sans faire fine bouche, on imagine ce qu’il en coûtera à notre pays pour panser les graves blessures faites à notre vivre ensemble.
Cependant, même tardive, même aux effets parcellaires et partiels, la décision du chef de l’État doit être saluée, non seulement parce qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, mais parce qu’elle ouvre la voie aux protagonistes pour se remettre autour d’une table. Sauf que cette fois, ce ne sera plus seulement avec les revendications catégorielles dont les solutions ont déjà été trouvées, même partiellement. Tous doivent vider leurs sacs, se concerter et se réconcilier sur une forme de l’Etat permettant à chacun d’occuper avec bonheur son « espace vital », dans un vivre ensemble démocratique et paisible.
Les choses n’iront pas de soi, tant il est vrai que la libération de 54 personnes sur une masse de détenus…peut provoquer des réjouissances dans de nombreuses chaumières, mais elle ne suffit pas pour rétablir la confiance totale, surtout lorsque la décision présidentielle semble plutôt s’accompagner d’une invasion militaire, sous prétexte de « protéger la rentrée scolaire ».
Si la décision de M. Biya est un sésame pour la réouverture du dialogue, on peut redouter la gestion que l’administration camerounaise en fera. Nous n’avons pas oublié que ce qui est devenu une crise sociopolitique n’était au départ que de simples revendications catégorielles des enseignants et avocats. C’est le comportement inconséquent des oligarques de Yaoundé (fait de vanité, d’arrogance, de mépris pour leurs interlocuteurs, et surtout d’incompétence politique) qui, en opposant une fin de non-recevoir à des revendications professionnelles légitimes, a permis l’irruption des revendications politiques (du reste fondées), et portées par un « consortium » sorti opportunément de nulle part, pour capitaliser les frustrations.
La dissolution de ce « consortium » et l’arrestation de ses leaders ont, comme qui dirait, frappé les bergers et abandonné le troupeau à la merci d’une meute sécessionniste du SCNC qui a donc eu le champ libre pour tenter de rallier les Camerounais d’expression anglaise au projet fractionniste de « l’Ambazonia ».
Le grand handicap qui, à tout le moins, va relativiser les effets de la décision présidentielle sera l’absence d’interlocuteurs en face du gouvernement, si tant est que le président soit capable de trouver pour la situation, des émissaires légitimes et crédibles. Sous d’autres cieux, c’est le Premier ministre – d’expression anglaise au demeurant – qui serait entré à Bamenda pour accompagner les leaders libérés, et rétablir par la même occasion l’existence du « Consortium ».
Sans préjudice des réparations des divers préjudices dont la question sera posée tôt ou tard, le gouvernement aura besoin d’interlocuteurs crédibles, représentatifs et légitimes. Et une démarche aussi symbolique du Premier ministre, à défaut du chef de l’État lui-même – il peut en être encore temps - placerait les leaders du mouvement devant leurs propres responsabilités, dans la mesure où ils ont jusqu’ici présenté cette libération inconditionnelle comme préalable à la poursuite des négociations.
Une fois la question d’interlocuteurs résolue, il restera à cerner l’objet exact de la négociation. L’attitude du Pouvoir a en sorte que les revendications catégorielles se muent en conflit sociopolitique, avec une résonnance nationale. Il est donc impératif pour le pouvoir d’aller au fond des choses, et de ne pas retomber dans son monologue sur « l’ordre public » contre « les ennemis de la paix et du progrès » que sont en fait tous les Camerounais qui pensent différemment. Il est tout aussi impératif pour le retour à la paix, que M. Biya comprenne la grande aspiration des anglophones en particulier, et des Camerounais en général, qui est l’application optimale et immédiate de la Loi sur la décentralisation, et en version améliorée.
Seule la Décentralisation en tant que dévolution des pouvoirs politiques aux Collectivités locales, avec suppression des Délégués du gouvernement et Gouverneurs régionaux, et les élections des Conseils régionaux permettra aux Camerounais de vivre ensemble, chaque région gérant ses propres affaires avec une autonomie relative et la participation de ses populations. Le centralisme politico-administratif qui met en porte-à-faux le processus démocratique est la cause de toutes les crises morales, politiques, socioculturelles et économiques que cumule le pays et qui nous font redouter un futur chaotique. Le fait que toute l’administration publique du pays, du gouvernement au chef de service ne puisse rien faire parce qu’il faut le visa d’un centre unique d’impulsion que constitue la présidence de la République est un déni absolu de la démocratie gouvernante.
Comme nous disait récemment un ami fonctionnaire retraité, « Des ministres répètent sans détour, et régulièrement qu’ils attendent toujours les instructions de la Présidence qui n’a pas encore réagi aux propositions formulées et envoyées depuis de nombreux mois, voire des années ». Ce qui se passe pendant que les ministres attendent la présidence, c’est que les chefs de service attendent les Directeurs qui attendent le secrétaire général et/ou les inspecteurs généraux qui à leur tour attendent le ministre. Lequel ministre attend le Premier ministre ou le secrétaire général de la présidence qui attend du chef de l’État les instructions ou la conduite à tenir. Voilà le mécanisme qui induit cette inertie dont M. Biya lui-même s’est déjà plaint plus d’une fois. De plus, cette administration publique a perdu sa neutralité républicaine par l’adhésion mécanique et intéressée de ses fonctionnaires au parti au pouvoir. À ce double égard, la nécessité d’une Décentralisation devient aussi évidente qu’un nez au milieu du visage.
Notre Histoire nous montre que la négociation participative d’une forme consensuelle et endogène de l’État a toujours été refusée aux Camerounais, parce qu’il nous fallait un État jacobin (et camisole), dont le chef peut accepter d’être manipulé consciemment ou non contre son peuple. Le président Biya qui veut entrer dans l’Histoire comme le « père » de la démocratie camerounaise ( ?), devrait saisir l’opportunité historique que lui offre la crise dite anglophone, pour tourner la page de ce jacobisme par procuration. Pour cela, il a peut-être besoin de trouver de nouveaux collaborateurs qui ne soient ni prédateurs, ni de nationalité transitoire.
Et si le président de la République prend en compte qu’on gouverne avec des symboles, d’ailleurs nous ne lui apprenons rien, il comprendra que sa magnanimité doit s’étendre à tous les citoyens camerounais d’expression anglaise victimes ou complices involontaires des circonstances dans lesquelles ils ont été arrêtés. Car, faire preuve d’équité ferait aussi partie des actes symboliques qui traduisent aux yeux d’un peuple la légitimité de son chef. Et qui fait de lui le recours ultime de tous les citoyens.
Pour restaurer cette unité dans une nation intégrée, l’utilisation de la force et le mépris des populations ne peuvent tenir lieu de stratégie en lieu et place d’un dialogue national inclusif et structuré, qui est au demeurant un rendez-vous refusé au peuple camerounais depuis 70 ans. Si Um Nyobe et ses compagnons avaient programmé la Réunification de la nation avant son indépendance, c’était pour que ses enfants retrouvés puissent se concerter et trouver de manière consensuelle quelle vision sociétale, et quelle forme de l’État ils adopteraient pour le Cameroun.

Jean-Baptiste Sipa