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Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun

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Index de l'article
Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun
Le prétexte Beti
Par-delà L’État tribal. Ma réponse à Anicet Ekane
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Le multi-tribalisme d’État au Cameroun : quelques pistes de réflexion aux lambertoniens
Dans l’espace public, le débat enfle. Les multiples sorties fort médiatisées l’ex-président du Manidem Anicet Ekanè (Mutations, n° 3642 du 7 mai 2014, La Météo hebdo, n° 593 du 12 mai 2014) et la « réponse » de Patrice Nganang (Mutations n° 3646 du 13 mai 2014) soulignent en effet que la question tribale est désormais inscrite dans les gênes réflexives et discursives des intellectuels et acteurs politiques camerounais. Mais aussitôt évoquée très vite emballée, tant cette question met toujours en lumière des positions les plus radicales et des plus carrées avec une sorte d’automatisme au fil de l’analyse, sans qu’on ne se satisfasse d’une argumentation lucide et sereine. Et pourtant l’État est questionné dans son modèle d’organisation et de distribution de ses rentes et de ses positions. Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque l’on parle de l’État tribal ou du tribalisme d’État. Aussi bien chez Anicet Ekanè que chez Patrice Nganang, il se dégage nettement que l’État du Cameroun depuis sa genèse (1956) que dans son format actuel, reste ontologiquement tribal, que les détenteurs de pouvoir suprême, d’Ahidjo à Biya, se sont alors échinés à construire laborieusement. Convenons même que cet État tribal ait existé, mais au juste quels sont ses principes, ses postulats et ses caractéristiques intrinsèques ? Dit autrement, l’État tribal tel que ficelé par les deux chefs d’État se ramène-t-il à une guerre des tribus, à une lutte de puissance tribale ou encore à une dynamique de positionnement des tribus autour de la dépouille de l’État ? Dans la critique de l’État au Cameroun, il y a une place forte de la puissance coloniale et de toute la littérature que celle-ci a mise en place pour construire et reconstruire les identités primaires qui existaient bel et bien avant qu’elle advienne en notre territoire. Il faut ici se rappeler la thèse bien huilée, mais aussi bien chargée de la verve idéologique du Colonel Jean Lamberton qui avait présenté le peuple Bamiléké comme un « caillou dans la chaussure » du Cameroun qui s’apprête à accéder à l’indépendance. Sûrement en raison de sa forte implication dans les luttes pour cette indépendance.
La construction coloniale des identités est un fait et ce procédé a reposé sur des postulats esquissés par le colon lui-même, mais qui ne rendent pas toujours compte ni de la trajectoire historique des pays en question encore moins de leur configuration socio-anthropologique. La thèse du Colonel Jean Lamberton continue de faire des émules et des disciples. Il y a bel et bien des « lambertoniens » dans le champ de la critique de l’histoire de l’État du Cameroun aujourd’hui. Anicet Ekanè et Patrice Nganang sont bien de ceux-là. Mais assumons même cet héritage en y auscultant de plus près pour y extraire et expurger les apories. Au Cameroun la lutte pour l’indépendance a ses héros dans presque toutes les composantes sociales, même si l’on note par ailleurs que certains terroirs ont constitué des principaux foyers d’une résistance implacable à la présence coloniale. C’est le cas des peuples Bassa et Bamiléké. Mais ils n’auront pas été seuls à incarner l’entière responsabilité de la liquidation de la tutelle coloniale sur la terre de nos ancêtres. La colonisation aura ainsi trouvé ses opposants et les résistants à sa violence et à sa puissance destructrice dans les différents segments autochtones qui peuplent le pays.
Bien entendu, le souligner de la sorte ne gomme pas les lignes de différenciation qui caractérisent les méthodes et les manières par lesquelles chaque peuple aura apporté sa pierre à l’édification du territoire Cameroun tel qu’il est à l’œuvre aujourd’hui. La construction de l’État dans ce pays aura finalement procédé d’une imagination coloniale, mais très vite retravaillée par les indigènes qui allaient suppléer à l’autorité coloniale dans la gestion des charges publiques, non sans se faire l’écho du modèle colonial de la manipulation des identités et des tribus qui composent la société camerounaise dans son ensemble. À scruter la dynamique d’émergence de l’Etat du Cameroun et ses fractions dirigeantes, il me paraît spécieux de postuler que la gouvernance postcoloniale aura été fondamentalement mono-tribale, et davantage qu’elle aura été singulièrement incarnée par le clan ou la tribu à laquelle appartient la personne qui préside aux destinées de la République. Une telle gouvernance dans la gestion des charges publiques et dans le management des pluralismes sociologiques n’aura été viable et n’aura pas, tant s’en faut, permis à ces régimes de survivre aux assauts des conflictualités d’ordre ethnique, tribal, religieux ou autre.
Une gouvernance mono-ethnique ou mono-tribale ne peut véritablement prendre corps dans une société politique marquée foncièrement du sceau de la pluralité anthropologique et dont l’héritage historique lui impose de se moduler sur la marque d’une gouvernance plutôt partagée, mais non effectivement proportionnelle. L’on peut de ce point de vue ré-interroger le paradigme de « l’assimilation réciproque de l’élite » de Jean-François Bayart. Le dosage dans la formation de la catégorie dirigeante a davantage reposé sur un clientélisme sociologique extensif sans parvenir toutefois à nourrir fortement la conscience nationale à l’intérieur de diverses communautés indigènes. S’agissant de la gouvernance postcoloniale, le clientélisme sociologique extensif procède d’un calcul propre à l’acteur qui le met en musique dans une perspective de maîtrise des zones d’incertitudes et du contrôle optimal des éléments perturbateurs. De ce point de vue, il serait fort utile de scruter la manière dont le président Ahmadou Ahidjo procédait à la formation de différentes équipes gouvernementales dès les années 1960 jusqu’à son départ en 1982. Contrairement à l’idée véhiculée par ici et par là, ce que le discours officiel a appelé « la politique d’équilibre régional » et que nos compatriotes- traduisent par « prétexte Béti » chez Anicet Ekanè et par « État tribal » chez Patrice Nganang- relève d’une procédure de gestion de pouvoir dans un contexte sociopolitique marqué dans sa configuration sociologique par le pluralisme culturel, linguistique, religieux voire géographique.
Si effectivement comme le relèvent ces deux « critiques » de l’État du Cameroun, la politique d’équilibre régional a plutôt favorisé l’émergence d’une gouvernance tribale où les clans auxquels appartiennent les deux présidents (Ahmadou Ahidjo et Paul Biya) auront été les principaux bénéficiaires, c’est qu’effectivement cette politique a été détournée, au fil des ans, de sa philosophie initiale, celle qui consista en effet à une association plutôt intégrée de différentes composantes à la gouvernance publique au Cameroun. Du temps d’Ahidjo notamment, une fois qu’il parvint à écraser dans l’œuf les velléités de rébellion et de contestation de son pouvoir principalement en zone Bassa et Bamiliké il dut s’allier, au prix d’une certaine compromission, certains des acteurs de l’histoire qui auront pourtant été les « upécistes » de première heure. Ceux-là n’ont craché sur les lambris du pouvoir postcolonial et ont par la suite tourné la veste, remis aux placards les valeurs incarnées par ce parti nationaliste, tout simplement. C’est le commencement d’un clientélisme extensif qui finira par parasiter le fonctionnement des institutions étatiques au Cameroun. Il est aujourd’hui repris par le président Paul Biya qui, à bien y regarder, utilise, minutieusement les « ressources de management » de son prédécesseur certes avec quelques infimes variantes.
Je suis d’accord avec Anicet Ekanè et Patrice Nganang lorsqu’ils mettent en phase, le caractère pernicieux de cette déviation et de ce détournement d’une formule de gouvernance qui- si elle était conduite dans une perspective républicaine- aura largement contribué à la construction d’une nation réconciliée avec elle-même et son histoire ; mais eux, ils tirent exagérément sur la « fibre tribale » au point d’en faire une variable « mono-causale » qui explique toutes les dérives actuelles du régime du « Renouveau-Biya », et que de ce fait le système fonctionne au quotidien à créer et à renforcer les ruptures entre les composantes sociologiques du pays. La dynamique de pouvoir est un savant dosage des couches dirigeantes qui se reproduisent non pas par mécanisme de tribalisation ni de régionalisation comme le souligne fiévreusement Anicet Ekanè, mais plutôt par astuce et ruse de distribution et de redistribution des positions de rente et de prébendes institutionnelles à l’intérieur d’elles-mêmes.
Les stratégies des groupes au pouvoir transcendent et sont loin d’épouser les frontières ethniques et tribales du pays profond. Ces groupes-là font appel à des régimes de rationalités et de comportements qui échappent plus souvent à l’entendement de leurs communautés d’origine. Cela signifie que dans toutes les régions et dans tous les terroirs culturels du Cameroun, le régime actuel a ses partisans, ses piliers et ses défenseurs indéfectibles. Ils se recrutent au Nord, au Sud, à l’Ouest, à l’Est, etc. Le « Renouveau national » a ses affidés et ses zélateurs chez les Bamiléké, chez les Bassa, chez les Bamoun, chez les Moundang, chez les Toupouri, chez les Sawa, chez les Banen, chez les Kanuri, chez les Mboum, chez les Foulbé, chez les Mandara, chez les Maka, chez les Gbaya, chez les Bakwéri, chez les Nso, chez les Kom, chez les Mafa, chez les Mada, chez les Eton, chez les Ntoumou, chez les Haoussa, chez les Mbororo, chez les Massa, chez les Musgom, chez les Mofou, chez les Fali, chez les Guidar, chez les Guiziga, chez les Kapsiki, etc. On les retrouve aussi chez les Anglophones et les Francophones, à l’intérieur de différentes confessions religieuses (chrétiennes, musulmanes et traditionnelles). L’espace institutionnel et administratif, à quelque niveau que ce soit, est peuplé des représentants de ces groupes ethnoculturels, ethnolinguistiques et ethno-religieux. À quoi peut renvoyer un pourvoir ethnique au Cameroun dans ce kaléidoscope ? Ni le pouvoir d’Ahmadou Ahidjo n’a été un pouvoir Peuhl ni le pouvoir de Paul Biya aujourd’hui n’est Béti, et il n’est nullement certain que le prochain président puisse parvenir à conférer une orientation mono-ethnique à son régime, au risque de précipiter sa propre destruction.
Historiquement et sociologiquement donc, un pouvoir mono-ethnique ne peut tenir au Cameroun, et même que, quelle qu’en soit la puissance (économique, démographique, politique et militaire), un tel régime doit s’ancrer dans l’humus sociologique national, au demeurant foncièrement hétérogène et plural. Du temps d’Ahidjo, notamment dans la partie septentrionale les analystes sérieux parlèrent de la « fraction islamo-peuhle », ce complexe sociologique qui combine le clan Peuhl et l’ensemble d’autres entités ethno-religieuses de cette partie du pays. Il eut été impossible, même dans le contexte dictatorial d’alors, d’assoir et de construire son pouvoir en s’adossant exclusivement à la fraction ethno-sociologique dont le président Ahmadou Ahidjo fut originaire, à savoir les Foulbé. À l’échelle nationale, il dut également s’entourer des représentants d’autres groupes ethnosociologiques afin de bâtir un régime politique à l’image des sociétés locales. Jean-François Bayart parle à cet effet de « l’État rhizome », sorte de constellation sociologique réinscrite dans l’armature étatique. Aujourd’hui, le président Paul Biya continue cette pratique de la politique de constellation sociologique et va plus loin. Lorsqu’au lendemain des élections sénatoriales en 2013, il remit les rênes de la présidence du Sénat à Niat Njifenji, un Bamiléké de l’Ouest Cameroun, il fallait bien être au pays pour observer toute la frilosité que cela a laissée dans l’opinion et les commentaires des plus croisés qui s’en sont suivis après.
Pour s’être intéressé aux débats sur cette actualité alors brûlante, j’ai pu constater que c’est au sein de la communauté Bamiléké que les masques se sont dévoilés avec en toile de fond la certitude que le Président Paul Biya a rompu le « contrat social » tacite selon lequel il n’y aura pas un jour un Bamiliké au Palais de l’Unité à Etoudi. Le président du Sénat reçut un accueil des plus populaires chez lui et fut ovationné par ses frères Bamiléké. Est-ce l’incarnation de l’État tribal ? Il faut observer minutieusement la dynamique de gouvernance à l’ère du Renouveau ces dernières années pour se rendre à l’évidence que le président Biya n’est plus prisonnier des formats et des schémas transmis par le colon et reproduits en l’état par son prédécesseur. Il fut un temps, dans l’opinion nationale, les Camerounais ont cru à un retour de pouvoir dans la partie septentrionale parce que les Ministères stratégiques tels l’Administration territoriale, la Justice, la Défense, la Communication et la société d’État comme la CRTV étaient entre les mains des représentants du Grand Nord. Surtout qu’à l’époque, la deuxième personnalité de la République, Cavaye Yeguié Djbril, président de l’Assemblée nationale et successeur constitutionnel du président de la République, était originaire de cette partie du pays. Même l’élite Bulu avait « paniqué », pensant que leur « frère Président » était alors en train de les trahir et de les jeter en pâture.
Dans le cadre de l’Opération Épervier, on a vu l’élite de la région du Centre se fondre dans un Mémorandum à l’adresse du Président de la République, dans lequel il soulignait que cette opération ne visait pas autre que chose que la liquidation de ses « dignes fils » et qu’au moment de la succession cette région serait tout simplement sevrée de ses « potentiels présidentiables ». La marche des chefs traditionnels du Sud-Ouest à l’encontre de l’arrestation de l’ancien premier ministre Chief Inoni Ephraim s’inscrit dans le même sillage et montre bien que le désir de pouvoir est bien installé dans toutes les entités ethnoculturelles du Cameroun, en raison de ce que toutes ont pris goût au dépècement de la dépouille de l’État. Au tribalisme d’État identifié par nos deux « critiques », le multi-tribalisme d’État est ce qui traduit la véracité de cette pratique dans l’espace de pouvoir au Cameroun. Qu’il s’agisse alors des actes de nominations, du fonctionnement de l’administration publique, des admissions dans les grandes Écoles et de toute autre pratique visant à « manger » l’État, les représentants des groupes ethno-sociologiques ont sculpté au fil des ans, et en raison de leur incubation dans les positions institutionnelles, des logiques visant à braconner les biens actifs de la puissance publique.
La massification de la corruption dans la société camerounaise en traduit l’exemple emblématique. La pratique de la corruption, bien que résultant d’une gouvernance politique permissive et dolosive, a fini par contaminer les groupes ethno-sociologiques par le biais d’une « bourgeoisie compradore » (Ziegler). Les ministères et autres lieux de pouvoir sont devenus des espaces où se noient au quotidien la conscience nationale et les principes devant réguler la vie en République. Ces ministères sont bien tenus par les représentants des groupes ethnoculturels qui ne sont confinés ni à une tribu, ni à une région, ni à une langue, ni à une religion. Si le tribalisme reste fortement marqué dans l’espace institutionnel camerounais aujourd’hui, il n’est pas historiquement et sociologiquement indiqué que ce soit l’œuvre d’un groupe ethnique singulier, sinon chaque groupe ethnoculturel serait porté à la pratique tribaliste, ce qui reste bien à démontrer. Et de là, l’on voit que le multi-tribalisme qui est à l’œuvre dans l’administration publique camerounaise relève d’une stratégie de criminalisation des biens publics allègrement testée et mise en acte par une élite composite et multiethnique. Le membership ethno-culturel des victimes de l’Opération Épervier le souligne amplement.
Comment sortir du multi-tribalisme d’État au Cameroun ? Il faut que le Cameroun advienne comme État-nation où des citoyens jouissent des mêmes droits et répondent des mêmes devoirs. Il faut une gouvernance républicaine foncièrement fondée sur la promotion de la volonté générale et de l’intérêt collectif. Et à cette aune, la dévolution de pouvoir ne sera ni de facture tribale, ni de facture ethno-régionale ni de facture factionnelle ni d’inspiration extérieure. L’intellectuel doit œuvrer à ce que cela ne soit pas qu’une chimère ni prétexte aux bavardages oiseux.
Alawadi Zelao, Ecrivain