• Full Screen
  • Wide Screen
  • Narrow Screen
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size
Livres Mirages de migrants: un roman, comme si vous y étiez!

Mirages de migrants: un roman, comme si vous y étiez!

Envoyer Imprimer PDF
Note des utilisateurs: / 0
MauvaisTrès bien 
Index de l'article
Mirages de migrants: un roman, comme si vous y étiez!
A la mémoire de mon Papa
Les bonnes feuilles: Profession «jobiste»
Toutes les pages

« Les personnages et les scènes de ce récit sont imaginaires. Toute ressemblance avec des personnes et des évènements existant ou ayant existé est pure coïncidence et ne saurait engager la responsabilité de l’auteur. »

J’ai lu – vous aussi sans doute – cette profession de foi littéraire quelque part au début du nouvel ouvrage qui nous réunit ici ce jour. Une formule qu’on retrouve souvent, n’est-ce pas ?
Au contraire de l’auteur, ce que je vais dire tout de suite, loin de toute fioriture et précaution artistiques, m’engage, moi, et n’engage que moi…
Personnages et scènes imaginaires, dit-on ? Aucune « ressemblance avec des personnes et des évènements existant ou ayant existé » ? Je veux bien. Mais, sauf sénilité de ma part, Octavie, la cheffe Kongossa de cette  tchatche de deux centaines de pages, me semble si familière ! J’ai même l’impression de connaître quelque peu son environnement familial, et elle me donne l’impression de ressembler un peu à un papa patriote que j’ai également connu dans une précédente vie.
Coïncidence tout ça ? OK ! Seulement,  Octavie parcourt des villes, des pays et des continents situables géographiquement : Yaoundé, Bruxelles, Fomopéa, Cameroun, Belgique, Afrique, Europe… Octavie rappelle des figures historiques dont certaines nous sont bien connues et même très proches, tel surtout Mgr Albert Ndongmo, Evêque-Martyr de Nkongsamba au Cameroun, dont j’ai personnellement eu le bonheur de partager l’amitié et les activités avec un certain…

Robert Kamanou, de vivante mémoire. Octavie décrit, mieux qu’un reporter-journaliste, les habitudes et les comportements des Blancs d’Europe, par exemple leurs relations  - pour nous plus qu’extravagantes -  et leurs attentions plus qu’humaines vis-à-vis des chiens, des chats et autres « animaux de compagnie ». Octavie décrypte, mieux que les sociologues et autres anthropologues, les ripailles grandioses et dispendieuses, conclusions festives des obsèques de nos parents d’Afrique, qui sont rituellement organisées, sous le nom de funérailles, un jour, une semaine, un mois, un an ou même une décennie après la mort et l’enterrement.

Imaginaire, tout ça ? Hmmm !
Aucune référence à quelque chose qui existe quelque part dans notre monde ? Faisons comme. Mirages de migrants est donc un roman. On se le tient pour dit. Mais, un roman… sans romance, un roman pas romantique pour un kopek ! Hormis les enfants et les rares patrons masculins de la grande « Jobiste », presque pas d’homme (je veux dire le mâle, l’autre sexe) dans les cinq mètres cinquante : les frères, oncles, pères et assimilés, les maris, les compagnons, les copains, les anciens de ceci et de cela, qui peuplent d’habitude l’univers de la femme, surtout de la femme africaine, presque rien à l’horizon. Pas même le bon « Vieux Blanc » de la légende et des mirages de la candidate tiers-mondiste à l’émigration économique ; le gentil rentier, veuf ou fils à papa, qui vous assure visa et billet d’avion, qui vous entretient et vous donne plein d’argent pour les Western Union à destination de  la famille restée au pays ; le sexa-septuagénaire à qui l’on se contentera de « gratter le dos » en attendant l’arrêt cardiaque et… l’héritage ! Rien, rien !
Et pourtant, Octavie n’est pas une nonne vierge, pas une lesbienne non plus, malgré la « tendance » ambiante. Je la suppose seulement pudique, discrète sur des questions qui ne relèvent pas de l’essentiel du message qu’elle voudrait délivrer.
L’essentiel de son message, c’est quoi donc, à notre avis ? Telle qu’elle m’apparaît au fil de son auto-récit, Octavie est à la fois sociologue, juriste, politologue, technicienne de surface, mère de famille, étudiante-chercheur, relationniste, militante.
Son parcours -  et le livre qui le raconte - auraient pu s’appeler « Résistances » . Il y a encore trop d’Africains, ses congénères, qui résistent au changement de mentalité et s’accrochent à des traditions écrémées et vidées de toute leur signification. Octavie, elle, manifeste sa résistance au statu quo éternel. Le Blanc, chez qui elle vit et travaille en ce 21è siècle, persiste dans son complexe de supériorité séculaire et planétaire. Octavie, même employée noire et immigrée, c’est-à-dire précaire, le lui conteste. Elle étouffe mal son envie « sauvage » de lui refaire le portrait et de cracher sur son mépris.
A mon humble compréhension, ce « roman » est une merveilleuse plaidoirie. Une double plaidoirie d’ailleurs. D’emblée, la mère de famille défend son choix d’avoir tout balancé dans son pays, enfants, famille, emploi et situation sociale enviables, pour aller par monts et par vaux, à travers mers et déserts, contre gel et canicule,, dans le but de chercher à améliorer ses compétences intellectuelles et professionnelles et, partant, son avenir personnel et celui des siens.
La citoyenne militante plaide, par ailleurs, pour cette émigration qui, au bout du compte, devrait  mettre le migrant en position de contribuer avec plus d’efficacité à la promotion des cadres de son pays, à la relève des éternels « assistants techniques » expatriés, plus… toxiques, plus coûteux et souvent moins compétents que les nationaux qu’ils commandent.
L’objectif ultime de cette démarche, vous l’avez sans doute compris comme moi, c’est l’autonomie matérielle, intellectuelle et politique, la véritable indépendance de son pays, l’Afrique, et de son village, le Cameroun.
Tout cela n’est évidemment pas… évident. Lecture erronée ou trop généreuse ? Peut-être. J’assume, comme j’ai prévenu, tout en implorant en même temps une circonstance atténuante : j’ai souvent oublié que je lisais un… roman. Puisque l’auteur et son éditeur en ont décidé ainsi…
Quoi qu’il en soit, un grand bravo à la narratrice Octavie. Et à sa « mère » Rachel !
Célestin Lingo, journaliste.
Bruxelles, 1er septembre 2012.
Dédicace de « Mirages de migrants » de Rachel Kamanou

 


A la mémoire de mon Papa

 

Le seul mot qui me vient à l’esprit maintenant devant vous, est le seul mot que j’ai envie de vous dire, c’est : Merci !!
Son Excellence l’Ambassadeur du Cameroun ou son représentant
Monsieur le Recteur, le vice-recteur et honorables membres du corps enseignant de l’UCL
Chers invités,
Merci d’avoir répondu présent à mon invitation, d’avoir bousculé vos agendas oh combien serré : blocus pour les uns, campagne électorale pour les autres ; bref activités non moins importantes pour tous, afin d’être là aujourd’hui.
Une reconnaissance particulière au Directeur du Centre Placet et à son personnel, à la communauté camerounaise de Louvain la Neuve sous l’égide de son Président, qui n’ont ménagé aucun effort logistique pour faire de cette cérémonie de dédicace une réussite.
A propos du livre qui nous réunit ici, tout a été dit : depuis la présentation de Marthe, amie d’enfance avec qui je ploie dans la tempête de la vie sans jamais rompre (du moins jusqu’aujourd’hui) ; en passant par celle d’Isabel que je fais le plaisir de vous présenter à mon tour : Sociologue et chargée des relations culturelles au centre Placet ; sans oublier les commentaires de Célestin Lingo (Tonton Lingo) qui n’a rien perdu de sa verve journalistique.
Je ne vais pas bouder le plaisir de votre présence en ce jour, journée et évènement que je dédie à la mémoire de mon Papa.  Il y a Un an qu’il nous quittait. C’est pourquoi, avec votre permission nous n’allons pas garder une minute de silence pour communier avec lui, le silence le rebiffait, nous allons écouter un refrain d’une chanson qu’il aimait bien :

Si le grand de blé
Je saisie cette unique occasion que vous m’offrez aujourd’hui pour présenter le logo du Projet que je compte mettre en place pour d’une part entretenir sa mémoire et d’autre part continuer ses divers engagements et implications dans le développement local du Cameroun.
Pierre MEREMANS s’occupe de lancer le logo sur écran
C’est peut-être vrai que l’édition ne nourrit pas son homme (ce n’est pas Tonton Lingo qui va me démentir) ; qu’à cela ne tienne, le moindre centime que m’apportera ce livre sera investi dans le projet K Robert.Com
Mon frère disait dans son allocution aux obsèques de Papa : « ce que je regrette le plus, c’est qu’au moment où je fabrique les médicaments, mon père ne peut ni en boire, ni en prescrire ».  Et moi, chers invités, je regrette qu’au moment où ce travail prend des allures et la forme d’un livre, que mon père, grand lecteur ne puisse me donner son avis qui j’en suis sûre aurait contribué à m’enrichir sur cette nouvelle voix de l’édition où je m’aventure.
Avant de remettre la parole à Fatou et Gervais, il me tient à cœur de partager avec vous une petite compilation de mails que j’ai reçu de mes frères qui n’ont pas pu être physiquement là aujourd’hui.
"Mami, ton rêve devient réalité au jour le jour. Grande lectrice des romans-fiction dès ta tendre enfance, il m'était difficile d'imaginer que tu termines ton parcours sans en devenir une productrice de ces essais. L'écriture, c'est exaltant mais aussi contraignant.
Déjà penche-toi sur les textes de ton message ci-haut et la maquette du livre pour les débarrasser de quelques fautes y relevées pour la forme.
Quant au fond, je m'y appliquerai le moment venu avant de te féliciter doublement, le thème annonçant déjà les couleurs.
Bravo
Mami, Nous sommes fiers de toi et je pense ton père K Robert de là où il se trouve va taper sa poitrine comme il aimait bien faire en riant aux éclats.
Bravo!!!
Seulement ta date du 1er septembre risque être assez compliquée pour une présence physique car c'est la rentrée scolaire et pour nous père et mère ce n'est pas évident d'être rentré au Cameroun le 29 Août pour revenir en Belgique le 1er septembre.
Je t'embrasse"
Je vous remercie

SPEECH DE Rachel lors de la dédicace
Bruxelles, le 1er septembre 2012

 


Les bonnes feuilles: Profession «jobiste»

 

Lassée par cette société qu’elle ne comprenait plus, elle retourna en Belgique. On peut être étudiant de longue durée en Europe. Ici comme ailleurs, il faut s’acquitter des frais de minerval, or Octavie n’avait plus de bourse. Elle ne serait plus logée, nourrie, soignée et blanchie au frais du Royaume. La priorité se révéla donc être ici aussi le travail. Où peut-on manger sans travailler dans ce bas monde ? D’après les expériences qu’elle avait entendues de ses amis pendant son séjour de deux ans, en Belgique, il y avait du travail, enfin, des «jobs» qui pouvaient maintenir sous perfusion leur homme avec des solutions de pomme de terre. Le plus accessible de ces emplois était “ technicien de surface ”. Elle pensa en souriant que si son aventure s’arrêtait ici, son vocabulaire se serait fortement enrichi : “ étudiant de longue durée ”, “ technicien de surface ” ! Ce dernier vocable désignant de façon assez pompeuse, celles et ceux qui font le ménage et entretiennent les bureaux et autres locaux qui leur sont confiés. Technicienne de surface, voilà une dénomination politiquement correcte. Adieu “ femme d’ouvrage ”, “ femme de ménage ”, “ bonne à tout faire ”. Profession peut-être accessible à tous, mais Octavie en avait-elle les compétences ?  

Allongée sur le petit lit de sa camarade qui l’hébergeait depuis son retour en Belgique il y a bientôt un mois, elle  se recroquevilla sur elle-même, tira la couette jusqu’au cou et tenta de se rendormir quand elle entendit tourner la clé dans la serrure de la porte. C’était Olivia qui rentrait.
- Octavie, tu es toujours au lit ? Tu es malade ?
- Non, je n’ai rien à faire. Tu as déjà fini, quelle heure est-il ?
- Il est dix heures, je suis sortie à cinq heures comme d’habitude. Je ressors, ma journée d’aujourd’hui est très chargée. J’ai six heures de ménage à faire dans la grande maison que je t’ai montrée l’autre jour. Je suis juste passée prendre du jus et une tartine, les gens là ne me donnent même pas de l’eau à boire.
- Je ne suis pas faite pour ce métier “ à la con ” Olivia, comment vais-je faire pour trouver du travail de bureau ?
- Tu peux toujours rêver ! Qui est censé nettoyer les crasses des Blancs ? Chez moi, au Bénin, j’ai des domestiques qui font tout à la maison. Même le marché, j’y vais seulement pour acheter mes pagnes et cela ne sert à rien de pleurer ! cria presque Olivia en voyant qu’Octavie essuyait les larmes qui coulaient sur ses joues. Octavie, je suis fatiguée de te dire de faire comme les autres.
- Mes enfants…parvint à hoqueter Octavie, mes enfants…
- Tes enfants quoi ? Tu crois que tu es la seule ici  à avoir des enfants ? Moi aussi j’ai laissé les miens, est-ce que je pleure tous les jours comme toi ? Je m’en vais, je vais passer par la poste faire un Western Union au pays.  À ce soir.  Au fait, si les larmes t’aident à résoudre les problèmes, s’il te plaît dis-le-moi à mon retour, on va pleurer ensemble.
Olivia était sortie en claquant la porte, elle n’avait pas jugé bon de fermer à clé. Octavie s’était levée péniblement, avait pris une bonne douche chaude et était allée s’isoler dans la petite chapelle du quartier. Elle n’avait pas envie de prier, elle voulait profiter du calme ambiant pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées qui se heurtaient tous azimuts : elle ne pouvait pas rester indéfiniment chez Olivia ; elle ne voulait pas être “ jobiste ” ; le plus simple n’était-il pas de retourner dans son pays ?  Quoi qu’il en coûte, on est toujours mieux chez soi, pensa-t-elle. Sa décision était prise, elle allait rentrer chez elle. Elle fit une génuflexion, se signa rapidement et sortit de la chapelle rassérénée. Elle décida de faire un détour par les bois, en espérant ne rencontrer personne sur le chemin.
À peine avait-elle fait quelques pas sur le trottoir qu’elle s’entendit interpeller :
- Hé Octavie, tu es revenue ? C’est une chance pour moi. J’ai demandé ton adresse à tes compatriotes, personne ne l’avait.
- Bonjour, Carmel, je suis là pour quelques jours encore. Comment va la Belgique ?
- S’il te plaît ma sœur, comme tu as beaucoup de connaissances ici je voulais que tu demandes à l’une d’elles un certificat d’hébergement pour faire venir ma fille. C’est la seule pièce qui manque à son dossier au niveau de notre ambassade.
- Les Blancs sont très compliqués. On s’entend bien quand on parle de futilités, mais dès que tu leur soumets un problème important, tu peux dire adieu à l’amitié ! Tu as constaté que je ne leur confie jamais des problèmes personnels, c’est pourquoi je suis bien avec eux.
- C’est parce que tu n’en as pas, autrement tu le ferais. Où est alors l’avantage d’être avec eux tout le temps comme toi ? Pardon, essaie. Je suis sûre que cela va marcher avec toi. Si une personne refuse, la suivante va accepter. Il faut que ma fille commence l’école ici en septembre.
- Je ne te promets rien, je vais essayer. Tu me donneras les informations nécessaires sur ta fille plus tard. J’étais sur le chemin du retour, comme je te vois ici, peux-tu m’accompagner au centre commercial ?
- Je m’y rendais, allons ! Il y a encore les bonnes affaires dans les magasins.
Tant pis pour le moment de détente qu’Octavie voulait s’offrir dans les bois. Il est plus agréable d’être accompagnée au lieu de cheminer seule comme une âme en peine.
Le soir venu, Octavie avait annoncé à Olivia, son hôte qu’elle préférait retourner dans son pays. La semaine prochaine, elle irait dans une agence de voyages convenir des modalités de départ : supplément à payer pour son billet, date, possibilité d’excédent de bagages.
Le lendemain, Olivia était rentrée perturbée, elle ne savait pas si elle devait rire ou se fâcher de ce qu’elle vivait d’habitude chez ses employeurs et qui l’exaspérait de plus en plus.  Comme elle n’arrêtait pas de sourire et de secouer la tête tout en se changeant et en passant son plat de riz saupoudré de tapioca aux micro-ondes, Octavie demanda :
- Olivia, ça va ?
- Ce sont les Blancs qui me font rire avec leurs histoires de chiens et de chats ! Concorde a fait sa soutenance de thèse et est immédiatement rentrée chez elle, tu sais qu’elle avait un boulot qui l’y attendait. Elle m’a refilé un job que j’ai commencé aujourd’hui et la première recommandation que la dame m’a donnée, c’est de sympathiser avec son chat ! Je ne dois pas l’effrayer, il est gentil. Je dois lui parler.  J’ai failli lui dire que je veux bien parler à son chat, mais que j’aimerais qu’il me réponde parce qu’il faut être fou pour parler tout seul.
- Je t’ai dit que je n’ai travaillé qu’avec les Blancs dans mon pays, je connais bien leur attachement aux animaux. C’est pourquoi, ma sœur, je préfère rentrer chez moi.  Quelle que soit la somme d’argent qu’on me proposerait, je ne peux pas faire semblant d’aimer les chiens, je les déteste ; ils sont là pour garder la maison, leur place est dehors.  Si j’ai un chat à la maison, il va mourir de faim parce qu’il n’y a pas de souris chez moi.
Les sujets qui revenaient toujours dans les conversations des étrangers qui faisaient les travaux domestiques chez les Européens tournaient autour des animaux de compagnie. En ce qui concerne Octavie, et comme elle le disait à Olivia, elle n’était plus surprise de l’attachement que Belges et autres Européens ont envers les animaux pour avoir fait plusieurs fois des expériences abracadabrantes dans son pays où elle n’avait travaillé qu’avec des expatriés.  
Elle raconta à son amie l’histoire du couple français qui avait adopté les quatre chiens de leurs gardiens. Au terme de leur contrat de travail au Cameroun, que de problèmes de chiens à résoudre ! La famille française, parents et enfants confondus, a déclaré s’être attachée aux quatre chiens des gardiens. Ils les ont soignés et nourris avec croquettes et petits pots, ce qui leur donnait le droit de revendiquer la propriété des chiens. Ils décidèrent donc de les emmener avec eux en France en dépit de l’opposition de leurs gardiens, les maîtres légitimes.  La guerre de paternité remportée, bien entendu, par les expatriés, commença alors celle des procédures administratives pour autoriser les chiens à voyager en avion. Cette tâche revenait au “ personnel d’appui local ” comme les contrats désignaient ceux qui sont recrutés sur place, donc à Octavie. Elle devait donc passer commande des caisses spécialement conçues pour le transport des bêtes, mettre leur carnet de vaccination à jour, ne pas les stresser dans leur cage avant le voyage. Peine perdue ! Quelques mois après leur départ du Cameroun, l’ancien directeur, qui continuait à donner et à prendre des nouvelles de ses anciens collaborateurs, annonça que les quatre chiens étaient devenus fous en France et qu’on les avait euthanasiés.  
Octavie enchaîna avec cette autre histoire de chien dont elle devait assurer la migration de l’Europe vers le Cameroun quelques années plus tard, après l’épisode des chiens devenus fous. C’était un Anglais venu cette fois présider aux destinées de l’organisme où elle travaillait. Son épouse devait le rejoindre, rien de plus normal ! Là, pas de problème, elle était adulte, elle avait ses papiers. Les difficultés pour le personnel d’appui local commencent quand il faut s’occuper du voyage du chien pour que la famille soit au complet à l’étranger, c’est-à-dire au Cameroun comme chez eux en Europe. Le personnel d’appui devait rester scotché au téléphone pour être sûr que lorsque le chien prendrait son vol de l’autre côté de la Méditerranée, sur l’autre rive quelque part en Afrique, on aurait mobilisé la logistique adéquate (chauffeur, paperasses et camionnette) pour l’accueillir et le conduire dans sa famille. Le chien était arrivé à cinq heures du matin, heure locale. Quand on sait que l’aéroport est à l’autre bout de la ville par rapport aux quartiers populeux où habite souvent le petit personnel des organismes, Octavie devait s’assurer à quatre heures du matin que le chauffeur était sur la route, il ne devait pas tomber dans les embouteillages qui retarderaient le moment de joie où le chien retrouverait sa famille. Quel soulagement ce matin-là quand le chauffeur était arrivé au bureau en disant qu’il avait accompli sa mission. C’était important de le signaler parce qu’Octavie devait noter et transmettre au service comptable cette prestation exceptionnelle en heures supplémentaires.
Octavie raconta à son amie que les coopérants de son pays n’étaient pas seulement attachés aux chiens, les chats faisaient aussi l’objet de beaucoup d’attention. Dans les commentaires ou gazettes verbales qui circulaient de service en service dans le dos des patrons, le personnel d’appui local des bureaux voisins de ceux d’Octavie disait faire le marché tous les lundis pour acheter de gros bars frais pour les repas des «matous» de leur patron.  Les domestiques écaillaient les poissons et on ne gardait que les filets pour les chats.  Dieu seul sait ce que devenaient les arêtes et les têtes, ce n’était pas compliqué à deviner.
Pour ces Européens, tous les animaux, domestiques et sauvages étaient à protéger.  Le singe d’un couple d’assistants techniques était langé comme un bébé avec des couches jetables.  C’est à se demander qui est prédateur de l’écosystème?  L’Africain qui se nourrit de viande de singe ou l’Européen qui utilise des langes jetables pour le singe?
Octavie avait connu ces expériences et bien d’autres toutes aussi folles, comme celle relatant une histoire de serpents qui s’étant aventurés dans les cases des paysans et les bureaux d’Octavie et de sa collègue et qui ne devaient surtout pas être tués pour la bonne raison qu’ils participaient à l’équilibre de l’écosystème.
Octavie qui avait fait cette initiation dans son pays ne s’attardait plus sur la culture pro-animale des Européens. Toujours est-il qu’on ne pouvait pas rester indifférent au fait que les Belges votent des budgets pour entretenir leurs animaux de compagnie, qu’ils ont de grands magasins spécialisés dans la vente des aliments pour chiens et chats, que l’une des grandes recommandations qu’ils donnent aux Africains et autres personnes à leur service, est de sympathiser avec leurs animaux domestiques.
- Ah Octavie laisse-moi dormir. Tu vas faire la grasse matinée demain, et moi il faut que je sois debout à cinq heures !
- “ Qui cherche trouve, et qui trouve supporte ! ” C’est toi qui veux avoir des jobs à la con, maintenant ne m’accuse pas. Bonne nuit.
- Bonne nuit.
Cet après-midi-là, Octavie terminait de lire un des romans qu’elle avait acheté en seconde main.  Elle s’était fait une bonne provision de livres pour son retour au pays.  Elle se dit qu’elle appellerait bien Anne-Marie, une de ses amies belges à qui elle n’avait pas eu le temps de dire au revoir avant de partir et qui certainement serait contente d’avoir de ses nouvelles.
- Allô, entendit Octavie dans son GSM.
- Oui allô Anne-Marie, c’est Octavie
- Tu as filé à l’anglaise ! C’est Marie-France qui m’a dit que tu es retournée au pays.  Même pas un mail pour me le dire. Vu le numéro qui s’est affiché sur mon écran, tu appelles de Belgique ! Tu es revenue ?
- Oui je suis là. Les retours ne sont pas faciles, tu sais ! On remet tout à demain et à la fin on est submergé. Bref on en reparlera ; je n’ai pas beaucoup d’unités pour rester longtemps au téléphone. Comment vas-tu ? As-tu terminé la rédaction de ta thèse ?  Quand soutiens-tu ?
- En vérité j’ai très peu avancé depuis l’année dernière comme je te disais. J’ai demandé de passer à mi-temps au bureau, cela me libérera du temps pour faire les recherches.  Il faut que je termine l’année prochaine, d’autant plus que mon promoteur prend sa retraite. Au fait Octavie, ton appel tombe bien.  Ma grand-mère cherche une femme de ménage.  Elle vient d’emménager dans un appartement ici. J’avais immédiatement pensé à toi parce que je te connais, tu es une personne de confiance.  Et voilà que tu es là. Ça te dit ?
- Rappelle-moi, je n’ai plus d’unités. Pourquoi n’as-tu pas pensé à moi pour occuper la mi-temps que tu as libérée dans ton bureau ?
Elle raccrocha et attendit.  Son GSM sonna quelques minutes plus tard :
- Oui, octavie, que disais-tu ?
En deux minutes, Octavie avait réfléchi, tracé des équations. Elle s’était revue arpentant les routes de son pays pour chercher du travail. Elle repensait à la voiture que son fils réclamait, à la parure en or et argent que sa fille lui réclamait et qu’elle avait déjà commandée et qu’il fallait payer, à la Play Station 3 que demandait l’autre. Elle repensa à cette demande insatisfaite, à cette promesse non tenue.  En une fraction de seconde tous ces films défilèrent devant ses yeux qui regardaient sans plus les voir les arbres qui l’entouraient et quand elle décrocha son GSM, elle s’entendit dire :
- Le job m’intéresse, merci. Comment je fais pour joindre ta Grand’mère ?
- C’est un bon job, tu verras ! Je vais l’appeler et je te retéléphone pour te dire quand et où tu vas te rendre.  En principe tu peux commencer la semaine prochaine.
- Cela me convient, j’attends ton appel.
- D’accord Octavie, on fait comme ça ! Bisous
- Bisous
Quand Olivia entra dans la chambre ce soir-là, elle trouva Octavie en train de se masser le visage avec de l’eau froide.
- Tu es malade ? s’enquit Olivia.
- Non, je suis anxieuse et cela me donne des sueurs.  Je viens d’accepter un job de nettoyage chez la grand-mère d’Anne-Marie.  Je n’aurais pas dû.
- Quelle bonne nouvelle Octavie ! Des situations aussi inédites n’arrivent qu’à toi. Je suis contente de toi pour une fois. Je pouvais te dire de me filer l’adresse si cela t’angoisse tant, mais non Octavie, vas-y. Tu as tout à gagner de plus ; tu as la chance de commencer directement par la spécialisation. Tu n’as pas fait ton baptême du feu dans les sociétés d’intérim comme nous !
Octavie n’eut pas de difficultés à trouver des ménages à faire ici et là. Sans être passée par le “ baptême de feu ” comme disait Olivia, elle s’était spécialisée dans les travaux d’aide à domicile, chez les particuliers. Après que son agenda fut rempli, une de ses amies attira son attention sur la qualité de ses employeurs : personnes âgées ou non, elles étaient toutes aisées, fortunées. Ce n’est pas pour autant qu’être à leur service était simple, contrairement à ce qu’on pouvait penser.
Le circuit “ normal ” du jobiste commençait souvent par le «baptême du feu», comme disait Olivia, par des sociétés d’intérim dont le but était de recruter du personnel et de le placer dans les entreprises qui à leur tour les affectaient à divers services d’entretien de bureaux et de domiciles. Chemin faisant, le carnet d’adresses d’employeurs potentiels du jobiste s’agrandissait et il pouvait se “ spécialiser ”. Les domaines de “ spécialisation ” ici ne manquaient pas. On avait le choix entre l’entretien des bureaux, des jardins, rester dans les domiciles privés, ou encore attendre que les pommes et autres fruits mûrissent pour prendre d’assaut les vergers et plantations industriels pour la cueillette.  
Octavie avait accepté le boulot, encouragée par son amie Olivia, mais elle ne cessait de se demander si elle n’avait pas fait une fois le plus le mauvais choix. En avait-elle les compétences ?  
- Tu ne perds rien à essayer, conclut Olivia en attrapant sa trousse de toilette avant d’entrer dans la salle de bain.  Octavie ne pouvait poser d’autres questions, le bruit de l’eau qui coulait de la pomme de douche qu’Olivia avait ouverte à fond emplissait la petite chambre.
Découragée, Octavie s’assit sur le rebord du lit et tint sa tête entre ses mains. Elle se ravisa, se leva et alla refermer la porte de la salle de bain qu’Olivia avait laissée ouverte. Quand elle y entrait, il ne fallait pas l’attendre avant trois quarts d’heure. Qu’est ce qu’elle peut bien laver aussi longtemps, pensait Octavie en reprenant sa place sur le lit. Ce n’était pas dans ses livres scolaires qu’elle irait chercher des indications sur l’entretien d’une maison, elle se souvint un bref instant qu’au collège, en jeunes élèves insouciantes, elles tournaient en dérision les professeurs d’enseignement ménager. Elle se releva, alla se servir un verre d’eau fraîche, revint à sa place et se calla confortablement avec oreillers et couette. Au fait, se dit-elle, y a-t-il une femme ne sachant pas faire le ménage ? Où as-tu grandi ? C’était la bonne question ! Elle savait tout ou presque de l’entretien d’une maison, mais pas en tant qu’acteur.
Octavie revoyait son enfance. Ses parents étaient intransigeants sur la propreté. Sa mère exigeait de tous une propreté absolue: de la tenue vestimentaire quotidienne à celle de la maison.  Tout devait être propre; on ne peut pas avoir un sommeil réparateur dans une chambre sale disait-elle, et cela marchait !  Dès que quelqu’un avait une insomnie dans leur maison, il se levait, rangeait la chambre, changeait les draps et une fois couché, dormait d’un trait. Octavie se réjouissait d’avoir écouté et retenu la leçon: en fait, ces conseils étaient prodigués aux employés de la maison et aux grands- tantes. Celles-ci étaient souvent fiancées et devaient bientôt rejoindre leur époux. Elles devaient retenir que les chambres devaient être bien aérées et propres, les lits dressés dès le réveil. Aucune pièce de la maison ne devait être épargnée parce que chacune contribue à améliorer ou à ternir l’image de la femme que se fait un étranger.  Octavie se souvenait qu’elle avait aussi inculqué cette façon de faire à ses enfants, qui, malgré leur jeune âge, se débrouillaient déjà assez bien.  
Elle se remémora ce début d’année scolaire où les enfants avaient mis en pratique les consignes de propreté et de rangement de leur chambre avec un tel élan qu’ils avaient brûlé par inadvertance leur tenue de classe !
Pour en revenir à ce qu’Octavie avait retenu des leçons que sa mère prodiguait, tout était passé en revue : du repassage d’une chemise à la façon de dresser une table pour les convives, de l’entretien d’un pot de fleurs à celui d’un potager de quelques sillons, en passant par la confection de quelques friandises, yaourts, crêpes, croque-monsieur et autres pâtisseries… La propreté est un acte permanent, récurrent, tant et si bien que cela devient un réflexe de ranger ses essuies après usage, de ramasser la miette qui traîne.  
Sur cette lancée, Octavie se demandait si elle pouvait aussi se prévaloir des qualités de restauratrices. Après réflexion, c’était “ non ”, elle ne pouvait pas prétendre être un cordon-bleu. Elle n’assistait pas à la préparation des repas. Les parents et les aînés de la maison n’auraient pas toléré sa présence, ni celle d’un quelconque enfant rodant autour des fours après l’école.  
Depuis que son père avait brisé la guitare qu’il avait offerte au frère d’Octavie comme cadeau de réussite à un examen, aucun adulte de la maison ne pouvait laisser traîner un élève dans la cuisine quand les grands-oncles, répétiteurs de la famille, étaient là. Ceux-ci étaient toujours présents : les soirs après les cours parce qu’ils étaient tous étudiants, les week-ends, les jours fériés, les congés scolaires. L’épisode de la guitare brisée avait modifié les habitudes des parents et les cadeaux de réussite aux examens officiels s’étaient limités à une montre, une radio, des jeux de puzzle.  Un instrument de loisir, et de surcroît de musique, était désormais proscrit. Le bénéficiaire pouvait être tenté de s’éloigner du circuit normal et traditionnel des études, rêver de devenir musicien, danseur, bref de mener une vie de bohème, profession inacceptable, hier comme aujourd’hui et peut-être demain, pour des enfants ayant reçu une bonne éducation. Avec la guitare offerte, son frère jouait dans les orchestres de la ville à l’insu des parents. Son club et lui animaient des concerts et soirées dansantes dans les “ boîtes de nuit ” de la place où ses sœurs et autres jeunes filles du quartier, amies des lycées et collèges les suivaient. Ceci ne pouvant pas se faire sans perdre de plumes, c’étaient les bulletins de notes scolaires qui avaient été les premiers à donner l’alarme, d’où l’intervention musclée du père pour mettre un terme à cette dérive.
Octavie se félicita d’avoir retenu les consignes et conseils qui lui étaient à peine adressés.  Elle savait aussi coudre à la main, faire des pièces avec des crochets. Cet apprentissage n’était pas dans le but, même ultime, d’en vivre plus tard. Preuve en était que ses sœurs se fichaient royalement de cet enseignement domestique et personne ne leur en tenait rigueur, encore moins les parents. Pour Octavie, savoir tenir une aiguille ou une paire de ciseaux lui permettait simplement de confectionner les vêtements de ses poupées. Aujourd’hui peut-être, ces conseils allaient lui sauver la vie. Il était inimaginable que l’enfant de lettre qu’elle était, future avocate, profession à laquelle la prédestinait sa mère, puisse écouter des consignes de tenue d’une maison autrement que pour les transmettre à son propre personnel de maison. Avant tout, Octavie aimait la lecture et avait été inscrite pendant de longues années au Centre culturel français où elle dévorait des livres, les prêtant parfois à ses amies du quartier.  
Côté entretien des vêtements, c’était à proscrire. Il ne fallait pas y penser. Même en faisant des efforts, elle ne réussirait pas à devenir une bonne blanchisseuse. Les employeurs potentiels qui pousseraient leur turpitude jusqu’à lui demander de laver les habits s’en mordraient vite les doigts. Lorsqu’elle se distrayait en écoutant les conseils et consignes destinés au personnel de leur maison, les vêtements des enfants se lavant à la main nécessitaient des efforts physiques : il fallait trier, tremper, utiliser des détergents différents en fonction des lots.  Les tenues délicates bénéficiaient d’un traitement tout aussi délicat : pas le temps de suivre tout cela !  La preuve en est qu’aujourd’hui encore Octavie amenait ses vêtements dans des pressings.   
La porte de la salle de bain s’ouvrit et Olivia apparut drapée dans une grande serviette.
- Octavie, accompagne-moi chez Moussa, mon compatriote qui vit en face du Complexe sportif.  Sa femme vient d’arriver, je vais lui dire bonjour.
- D’accord ! Que va-t-on lui apporter en signe de bienvenue ?
- Je n’ai rien, c’est elle qui doit nous apporter la nourriture du pays.
- Quand je voyage de chez nous vers l’Europe, je ne m’encombre pas avec les bâtons de manioc et autres. Ce n’est pas un désert ici!
- C’est parce que tu manges le fromage pourri des Blancs. Même si je fais cent ans ici, je vais continuer à manger la nourriture de mon pays.
- Ne te plains donc plus que la vie est chère ici parce que nos aliments deviennent des “ produits exotiques ” ici et les prix sont conséquents.
- Je n’ai pas le choix, tant que je n’ai pas mangé une bonne boule de foufou, je peux brouter toute la salade du monde, je ne serai pas rassasiée. Dépêchons-nous. On y va juste pour quelques minutes. Les retrouvailles ! il faut les laisser dormir.
Les deux amies rirent en complices ; elles se sont comprises à demi-mot. La visite dura plus que prévu chez les Moussa.  Elles y avaient rencontré d’autres personnes venues également dire bonjour à la nouvelle arrivée et prendre des nouvelles du pays. Les plus chanceux recevaient un petit paquet.  Les autres avaient droit à une litanie de demandes : “ Ta tante X m’a dit de te dire que sa fille est hospitalisée depuis deux semaines, on ne sait pas encore de quoi elle souffre, les médecins attendent qu’on paye avant de la soigner ” ; “ Ta camarade Y m’a dit de te dire que sa mère est décédée le mois dernier ce qui l’a mise dans des problèmes insolubles, elle t’attend ” ; “ Te souviens-tu encore du papa qui habitait derrière la mosquée du quartier ?  Il dit toujours que tu es sa vraie fille ” ; “ Madame Z demande que tu trouves une bourse ici pour son fils, il a obtenu le baccalauréat et elle souhaite qu’il vienne continuer en Europe ” …
Sur le chemin du retour, Olivia et Octavie avaient commenté les nouvelles qu’elles venaient d’entendre. Elles s’étaient endormies, contentes de ce petit plongeon dans cette vie d’incertitudes qu’elles connaissaient si bien et qui leur manquait.
Un mois plus tard, le rythme de vie dans la chambre d’Olivia avait changé. Octavie faisait le ménage deux fois par semaine chez Madame le Renard la grand-mère de son amie Anne-Marie. On sortait tôt. On rentrait tard. On se plaignait des courbatures dues au travail physique. On redoutait l’hiver qui s’annonçait rude cette année-là. La pression, le stress étaient permanents, à telle enseigne qu’on s’inquiétait de ne pouvoir réunir à la fin du mois la somme nécessaire au prochain envoi de Western Union. Octavie avait fait la demande et avait obtenu une chambre au Centre “ Plait à Dieu ”. Bientôt, elle cesserait de squatter chez son amie. Ce mardi matin là, elle emplissait un sac de vêtements sales.  
- Octavie, comment vas-tu faire pour renouveler tes papiers ? s’enquit Olivia.
- Je l’ai fait hier, j’ai pris une inscription en anthropologie. Ces Blancs, ils demandent d’avoir les papiers comme si la carte d’identité de mon pays était imprimée sur des feuilles d’arbre !
- Vous les Camerounais, vous gueulez trop ! Quand tu es dans le bateau de quelqu’un, tu dois chanter la chanson du capitaine.
- C’est vrai, mais quand ils sont chez nous, c’est encore nous qui chantons leur chanson. Quand je rentrerai chez moi, fini les privilèges avec les Blancs. Plus d’étrangers, je vais leur rendre tout ce qu’ils me font ici.
- Laisse ça ! Que peux-tu faire ? Octavie il faut dire que tu es née sous une bonne étoile. Tu as déjà renouvelé tes papiers, c’est Dieu qui t’accompagne.
- Il m’accompagne où ?  Est-ce qu’il me demande seulement ce que je veux et où je veux aller ?
- Femme de peu de foi ! parodia Olivia
- Non, ma sœur ne dit pas ça.  Je crois en Dieu, sinon je serais déjà morte.  Je vais déposer mes habits sales au pressing avant d’aller au job. Le soir, je passerai par le centre commercial avant de rentrer.  Je dois encore tout acheter, je vais occuper ma chambre la semaine prochaine.
- Achète seulement ce dont tu as besoin pour dresser le lit : couette, draps par exemple.  Pour le reste, j’ai des ustensiles de cuisine en réserve dans la cave du Centre. Tu peux te servir, il y a tout ce qu’il faut: marmites, plats, assiettes, couverts. Je crois qu’il y a aussi un seau et un balai.
- D’accord, merci. Bonne journée.
Les deux amies se firent la bise et chacune prit sa direction.
À propos du Centre Plaît à Dieu, c’est un foyer à double visage.  Officiellement, c’est une ASBL (Association sans but lucratif) qui héberge les étudiants étrangers à quatre-vingt pour cent des ressortissants des pays d’Afrique noire. Officieusement il est victime de sa politique ou de son succès, et devient une sorte de ghetto, un bout d’Afrique noire perdu en Belgique.  Le Centre Plaît à Dieu est une Afrique en miniature, plus vraie que nature. Les Africains sont «chez eux» et y reproduisent tous les comportements auxquels ils sont habitués. On pouvait passer chez des amis sans téléphoner, sans prendre un rendez-vous des semaines à l’avance, soigneusement inscrit dans son agenda. Dans les parkings du Centre Plaît à Dieu, on pouvait garer son véhicule même non immatriculé, sans plaque de stationnement ou de riverain, on n’était pas inquiété par les services administratifs.
L’insuffisance réelle ou imaginaire du budget des résidents y est suppléée par la distribution de la banque alimentaire. Encore une fois, il n’y avait rien de nouveau, dans les pays d’origine, on parle d’aide alimentaire, les principes étaient les mêmes: s’inscrire longtemps à l’avance afin d’avoir une bonne place dans le rang; le jour de la distribution, se munir d’un grand sac et, toute activité cessante, attendre patiemment de recevoir les excédents, souvent à la limite des dates de péremption, offerts gracieusement par des magasins.
La conquête du pouvoir pour quelques postes de responsabilité dans la cogestion du Centre Plaît à Dieu s’y fait avec les mêmes outils que dans bon nombre de pays africains: messes basses, diffamation de nom, surtout on ne vote pas un programme, on inscrit un nom sur le bulletin de vote pour des raisons nébuleuses sans rapport avec la circonstance pour laquelle le suffrage est demandé. Enfin, quand on est proche de la mangeoire c’est-à-dire du pouvoir, il faut y rester le plus longtemps possible. Y rester pour soi d’abord, pour les siens ensuite et enfin penser aux autres si on est réélu pour la énième fois, parce que les statuts, votés ou pas, importent peu, on peut passer outre.  On est en Afrique.
Un an s’était maintenant écoulé depuis qu’Octavie avait emménagé dans sa chambre au Centre “ Plaît à Dieu ”.  
Mélancolique cette fin de matinée-là, elle était de corvée chez Madame  le Renard et à son habitude, avait le corps présent en Europe et l’esprit en Afrique. Elle soupira et secoua la tête plusieurs fois pour chasser les pensées amères qui l’assaillaient, pour oublier ce moment de décision qui avait bouleversé sa vie. Elle frottait machinalement une table de cuisine tandis que des souvenirs affluaient à sa mémoire. Elle sentait encore l’odeur des légumes frais qui flottait dans l’air provenant de la cuisine où travaillait Marie, la petite ménagère. Elle avait pourtant eu la certitude ce jour-là d’avoir pris une bonne décision celle que quiconque aurait prise dans sa situation, même si cette  proposition de formation de deux ans en Belgique avec à la clé un diplôme ne pouvait arriver à un plus mauvais moment.
Une voix chevrotante la tira de sa rêverie et elle sursauta.
- Octavie, est-ce que tu as fini de nettoyer la salle à manger et la cuisine?  C’est l’heure du dîner.
- Oui Madame, presque.
Madame le Renard venait de souffler sur ses quatre-vingts six bougies. Elle était frêle comme un roseau et coquette comme une jeune mariée. Dresser la table à midi était un cérémonial: un bol pour la soupe, une assiette et le couvert approprié en fonction des repas. Elle allait sans doute encore siroter à l’entrée du repas une soupe arrosée de fromage râpé avec un quignon de pain et peut-être lui offrir, - oh grâce ultime ! -, le fond de son sac de vieux  pain, comme elle l’avait fait la semaine dernière. Octavie n’en revenait toujours pas !
Ce jour-là, elle s’apprêtait à quitter l’appartement après avoir tout astiqué, lorsque la petite vieille a trottiné vers elle, un sac fripé à la main.
- Octavie, attends. Est-ce que tu élèves des oiseaux ?
Quelle question de folle, pensa Octavie en murmurant  
- non.
Octavie ouvrit de grands yeux et tenta d’imaginer où elle aurait pu ranger une cage à oiseaux dans sa chambre d’étudiante de 15 mètres carrés au Centre “ Plaît à Dieu ”.
La question de Madame le Renard n’était pas anodine, la dame n’était pas folle, elle était cohérente et avait de la suite dans les idées. Ce qu’Octavie ne tarda à s’en apercevoir   
- Des oiseaux Madame? s’enquit Octavie en fronçant les sourcils.
- J’ai ici un reste de pain, les extrémités que je ne peux manger, mais je n’aime pas jeter. Alors peut-être que tu peux le prendre pour toi.  
C’était donc cela ! À défaut d’oiseaux, sa femme de ménage pouvait les manger, ce qui était pareil. Ainsi, elle avait la conscience bien tranquille, elle ne jetait pas ses croûtes de pain, et mieux encore, elle nourrissait sa femme de ménage, un être humain.
Octavie jeta un œil dans le sac et y vit de petites tranches de pain rassis, rien que des extrémités, la dame n’avait pas exagéré. Elle n’en croyait pas ses yeux, elle prit poliment le sachet, remercia Madame de sa sollicitude et lui dit qu’elle en donnerait quelques morceaux le soir à ses camarades, autres damnés de la terre. C’était le précieux don pour leur repas du soir !
Octavie quitta la cuisine pour laisser la dame à ses agapes et se dirigea vers la salle de bains pour astiquer baignoire, lavabos et sol, comme une bonne technicienne de surface, la jobiste de profession qu’elle était devenue. Elle se souvenait encore de ce jour, quand elle avait à nouveau débarqué en Belgique pour une durée indéterminée.  
Les souvenirs affluaient dans la mémoire d’Octavie pendant qu’elle se démenait pour s’habituer à ses nouveaux outils de travail: aspirateur, seau, balai, brosse, serpillières bleues pour les salles de bain et roses pour la cuisine, anticalcaire et autres. Adieu clavier d’ordinateur, écran couleur, stylo à bille, bloc-notes, poste de téléphone, photocopieur, fax et scanner qui faisaient jadis de son bureau l’un des endroits les plus enviés de son service.  Elle regarda ses mains et fit la grimace. Était-ce bien à elle ces mains calleuses et pleines d’ampoules, ces ongles coupés courts, difformes et sans vernis ? Des larmes lui montèrent aux yeux quand lui revint à l’esprit l’époque où les directeurs de la région se mesuraient au baromètre de la compétence et de la tenue de leurs assistantes : c’était incontestablement le patron d’Octavie qui raflait toutes les éloges.  
Octavie se regarda dans le miroir de la salle de bain qu’elle venait de lustrer. Elle détailla sa coiffure et se dit qu’il lui faudrait refaire ses tresses bientôt. Dans son visage, ses yeux qui luisaient jadis lui semblaient tristes aujourd’hui.  Son regard descendit vers son corps qu’elle trouvait un tantinet trop épanoui. Devrait-elle faire régime pour ressembler aux échalas des canons de beauté européenne ? Ces femmes lui semblaient si faméliques ! Mais pour elle, quelques kilos de moins seraient quand même bienvenus, se dit-elle. Son père médecin lui avait raconté qu’elle était si menue lors de sa naissance prématurée que chaque jour ses nurses et ses parents lui soufflaient à l’oreille de profiter de chaque goutte de ses biberons et des produits pharmaceutiques et de grossir chaque jour un peu plus.  Et voilà, se dit-elle, son corps avait sagement écouté les conseils et les avait mis en pratique. Désormais son corps profitait même d’un simple verre d’eau. Elle secoua vigoureusement la tête pour balayer l’idée de «régime». Ce mot était associé à «frais supplémentaires» en matière de consultation médicale, choix dans la ration alimentaire. Ceci était possible et elle s’y conformait du temps de sa jeunesse quand les frais incombaient aux parents : c’était eux qui payaient les honoraires du nutritionniste, qui surveillaient son régime alimentaire. Aujourd’hui, elle n’avait pas les moyens.  Ce sera pour plus tard, les rêves étaient encore permis.
Elle termina le nettoyage de la salle de bain et se réjouissait à l’idée de se retrouver bientôt dans la rue où elle croiserait sûrement l’une ou l’autre connaissance pour échanger des nouvelles. Ensuite, elle irait à la salle d’informatique pour terminer un travail académique qui devait être prêt pour la semaine prochaine. C’était sans compter avec les soucis de coquetterie de Madame le Renard qui avait encore un service supplémentaire à lui demander. Pendant qu’elle rangeait son arsenal de travail dans le cagibi prévu à cet effet, elle entendit en même temps qu’on entrouvrait la porte de la salle à manger :
- Octavie, j’ai quelques vêtements à repasser. Peux-tu le faire avant de partir ? Ça ne te prendra pas trop de temps. Je te paierai le supplément.
Octavie toucha son front du bout des doigts et ce geste anodin déclencha une inquiétude subite chez la vieille dame qui dit en tremblant presque :
- Tu es malade, j’ai des médicaments que je peux te donner !
À cette simulation d’attention, Octavie préférait ne pas répondre et ruminait son ressenti. Ce n’était pas la première fois que ses employeurs, de l’âge de Madame le Renard lui posait cette question après des banalités comme une quinte de toux occasionnée par les produits d’entretien corrosifs ou quand elle se touchait la joue ou le front. Elle se dit que ces personnes s’amusaient à jouer aux apprentis sorciers avec la vie des autres. Somme toute, ce n’était que la vie de quelque technicienne de surface, ce qui n’était pas bien grave.
Que leur importait si elles lui donnaient des restes de médicaments d’une autre maladie pour calmer un mal de tête ou une toux et que cela virait au drame ?  Il ne faut surtout pas que l’employée tousse ou ait la migraine, c’est peut-être symptomatique de quelque épidémie tropicale mal maîtrisée dont elle traîne les germes dans l’intérieur aseptisé de leurs employeurs. La femme de ménage ne doit pas être malade au risque de contaminer les patrons. Or, l’inverse peut se produire, quoi de plus normal! Ces apprentis sorciers offraient généreusement des médicaments périmés alors qu’eux-mêmes ne prenaient jamais de cachet au hasard. Quand ils avaient le moindre malaise, ils se faisaient ausculter par des médecins qu’ils délaissaient dès qu’ils les estimaient trop vieux et de fait plus du tout à la pointe des nouvelles découvertes en gérontologie.  
Avait-elle envie de prolonger son job et de retarder son programme ? Mais au fond qu’avait-elle de si urgent à faire ? Personne ne l’attendait à la maison ni ailleurs.
- D’accord Madame, dit-elle en éludant royalement la question sur son état de santé. Montrez-moi ce que je dois repasser.
La vieille dame fit un rictus de sourire qui dévoilait ses fausses dents plus blanches que nature, tripota son collier de fines perles authentiques et lui  montra du doigt une manne posée par terre dans la deuxième chambre qui servait de bibliothèque et de salle à repasser.
- Voilà. Fais bien attention aux plis des jupes d’été, elles sont en soie, il y en a aussi en taffetas. Tu vois le col du chemisier rose saumon est en dentelle très fine, l’écharpe est en cachemire.  Fais très attention. C’est l’automne et je ressors progressivement les vêtements d’été pour faire de la place dans  les armoires pour ranger les lainages, manteaux et fourrures  d’hiver.
Octavie soupira intérieurement et s’abstint de lever les yeux au ciel. Elle se dit que, décidément, la vieille dame était retombée en adolescence, elle revivait ses fantasmes de jeune fille, sa coquetterie n’avait pas de limites. Elle installa la planche à repasser, brancha le volumineux fer à vapeur à usage industriel et commença la fastidieuse besogne. Pour se donner du courage, elle se barricada dans ses pensées qui la ramenaient inlassablement au pays.
Elle se replongea dans les souvenirs des belles années de sa vie, quand tous les espoirs lui étaient permis. Après son cursus estudiantin, elle avait été engagée dans les années 80, dans une grande structure bancaire du pays. Pour parfaire sa position sociale, elle s’était mariée à un jeune homme bardé de diplômes dont l’avenir était plutôt prometteur. Ensemble, ils avaient eu des enfants, le seul projet abouti jusqu’aujourd’hui entre eux.  Et encore! Dans la mesure où elle croyait qu’elle en aurait au moins sept et lui, une dizaine.  La pléthore d’autres projets étant restée au stade de cogitation.   
À cette époque, les Camerounais de tous bords vivaient leur condition avec une relative aisance. Les enfants allaient à l’école, les malades pouvaient s’offrir un minimum de soins. La vie des femmes, des jeunes mariées aux plus âgées, était différente de ce qui a droit de cité aujourd’hui.  
Les femmes, quand elles ne travaillaient pas à l’extérieur, pouvaient s’offrir des moments de grasse matinée avant de vaquer aux occupations domestiques. En se couchant le soir, elles avaient la certitude que le matin au réveil, elles trouveraient, déposé au chevet du lit par leur conjoint, l’argent nécessaire pour les dépenses quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles, en fonction de la périodicité convenue. Elles ne se faisaient pas de souci pour leurs multiples contributions aux réunions du week-end - association des femmes de tel village, association des épouses des ressortissants de tel village, amicale X, cercle Y- auxquelles il fallait ajouter les participations aux groupes de danses traditionnelles.
Quand une maisonnée comptait des enfants en bas âge, généralement, il y avait aussi une proche parente (sœur, tante, cousine), considérée comme l’aînée des enfants, qui avait la lourde responsabilité de s’occuper des plus jeunes. Dès que ceux-ci étaient en âge de se passer d’une aide rapprochée, leur «aînée» pouvait suivre des cours de couture, de coiffure, ou une formation accélérée quelconque, ou encore trouver un mari dans l’entourage de ses parents adoptifs.
En ce qui concerne Octavie et les jeunes de sa génération qui avaient un certain bagage intellectuel, c’était la période des grands projets, quoique personne parmi eux n’ait définitivement arrêté la fréquentation des auditoires et amphis. Cette catégorie rentrait progressivement dans la vie adulte. Elle traversait l’âge où la stratification de la société ne se faisait plus par rapport au titre nobiliaire des parents, à la place que ceux-ci occupent dans l’administration. Chacun devait mériter sa place de jeune élite dans la société en décrochant le plus haut diplôme et en travaillant, il va de soi que ces deux acquisitions allaient de pair. Chacun à son rythme s’intégrait dans la vie : certains garçons en âge de prendre femme cherchaient les épouses dans le milieu d’intellectuelles qu’ils côtoyaient, contrairement à d’autres qui perpétuaient les vieilles habitudes qui consistaient à retourner dans les villages prendre une femme qui n’avait pas fait de longues études pour toute une série de raisons qui leur sont étaient propres, parmi lesquelles et à juste titre, un seul salaire étant suffisant pour l’entretien de la famille et la femme avait suffisamment de travail avec l’entretien de la maison, l’éducation des enfants et le soin des personnes âgées.  
Contrairement à la philosophie qui avait cours en Europe, ce travail de la femme au foyer était reconnu et valorisant pour celles qui l’exerçaient au même titre que leurs consœurs qui avaient un travail rémunéré à l’extérieur.
Octavie n’avait pas échappé à cette mouvance. Elle appartenait à une famille dont le patronyme avait été construit et défendu par les aïeux et les grands-parents, et par voie de conséquence, difficile à porter. Ses parents déjà acculturés et très européanisés avant l’heure avaient poursuivi, en ce qui concerne son père, des études de médecine dans les grandes universités du Sénégal et de France.  Il avait effectué des stages et des missions dans des pays africains et plusieurs capitales européennes. Sa mère, quant à elle, avait suivi des études de secrétariat de direction à Paris entre ses séances de chimiothérapie.  Ces études en bureautique assistée par ordinateur, de retour au pays, étaient en décalage avec le terrain parce qu’en avance sur le niveau de technologie ambiant. On ne connaissait pas encore les ordinateurs comme outil de travail. Les secrétaires de direction les mieux équipées, celles des banques et des cabinets ministériels utilisaient des machines mécaniques ou électriques IBM pour les plus sophistiquées.  
La fratrie d’Octavie regorgeait d’intellectuels de haut niveau et de potentialités qui fréquentaient les établissements universitaires de grande réputation au pays et à l’étranger : École supérieure d’Électricité de Paris, École polytechnique de Yaoundé, Université de la Sorbonne, sans oublier la prestigieuse Harvard aux États-Unis.  Pour le cas d’Octavie, les parents n’avaient pas attendu la sélection des concours universitaires pour l’inscrire dans les structures scolaires renommées du pays.  Elle avait fait l’école primaire au Collège Terre de Soleil où le corps enseignant était européen comme l’étaient soixante-quinze pour cent environ des écoliers, les vingt-cinq pour cent restant étant des enfants des ministres et autres familles bourgeoises des nationaux.
Octavie avait donc épousé dans cette période faste un jeune intellectuel plein d’avenir. De deux choses l’une : soit ces deux personnes étaient faites pour vivre ensemble, soit elles ne l’étaient pas du tout. Quoi qu’il en soit, le couple pouvait se réjouir de ses premières expériences de vie commune : de beaux enfants, de bons contrats de travail et il s’installait progressivement comme tous leurs amis, bref tout allait bien.  
Octavie passait ses congés en Europe où s’était installée une bonne partie de sa fratrie.  Elle y était allée pour préparer la layette de son futur bébé, lors de son premier congé de maternité.  Ceci avait été vite fait dans les magasins des grandes avenues dans l’une desquelles sa sœur occupait un appartement et le trousseau fut complété dans d’autres galeries non moins célèbres. C’est au retour de ce voyage que son paysage économique avait viré au gris pour sombrer dans le chaos de la crise pour la première fois. Conformément à la procédure administrative en vigueur, elle avait pris son congé de maternité de trois mois. À son départ du service, il n’y avait aucun nuage à l’horizon pouvant annoncer une récession économique et sociale imminente. Dans sa famille, on n’avait jamais eu recours aux oracles des marabouts, des «diseurs d’avenir», de “ Dame Soleil ”. Ce n’était donc pas en allant en congé de maternité qu’elle irait consulter les boules de cristal pour qu’on lui prédise les évènements à affronter dans trois mois.
Octavie qui travaillait dans une société paraétatique et ses collègues, la surprise avait été totale quand ce matin de reprise de travail, un lundi noir des années quatre-vingt-neuf, ils avaient trouvé sur leurs bureaux des lettres de mise en congé technique d’une durée de trois mois. Pour eux, le glas de la crise avait sonné, déclenchant la dégringolade, la descente aux enfers. Dès le seuil du bureau franchi, elle avait trouvé bien visible sur son bureau une enveloppe à son adresse. La lettre disait de façon très laconique qu’elle était mise en congé technique de trois mois à compter de ce même jour de reprise de service. De plus, au terme du premier mois dudit congé, elle recevrait la totalité de son salaire, cinquante pour cent après le deuxième mois et vingt-cinq le troisième mois, au terme duquel le travail reprendrait normalement. Il n’y avait personne de disponible auprès de qui prendre la moindre information supplémentaire. Que s’est-il passé?  Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Seuls deux anciens collègues du service du recouvrement étaient en poste. On aurait dit qu’ils avaient peur d’être contaminés par «la mise en congé technique». C’était motus et bouche cousue, si tant est qu’ils eussent des réponses aux questions. Ils n’appartenaient plus au même monde, les uns travaillaient, les autres avaient un pied dans la rue. Marie Octavie ne s’était pas attardée, elle était rentrée à la maison en toute confiance.  Il ne manquait pas de quoi s’occuper pendant ces trois mois de congés supplémentaires: le bébé, les jeux de cartes, les séries télévisées, les blagues.
Trois mois après, à la date indiquée sur la lettre de mise en congé technique, Octavie était retournée, comme les autres concernés, au boulot.  Surprise ! Les locaux étaient encerclés par la police anti-émeute. Celle-ci sommait chacun de retourner chez soi pour y attendre de nouvelles informations par voie de courrier. L’équipement des policiers déconseillait toute tentative d’insurrection. On les avait préparés à toutes les éventualités: char, gaz lacrymogène, masques, alors que les travailleurs avaient mis leurs plus beaux vêtements pour ce qu’ils pensaient être le premier jour de reprise du travail, après trois mois de congés gratuits.  
Le chemin de retour fut le début du chemin de croix d’Octavie: elle n’avait plus de travail!  Ses premières pensées allèrent vers Tonton L’or, sa petite sœur. Dieu merci, elle venait tout juste d’aller continuer ses études en France, auprès de ses aînés.  Ce départ qui avait été une séparation difficile pour Octavie résonnait maintenant comme un soulagement. Autrement, comment aurait-elle expliqué à une enfant d’une dizaine d’années qui venait tout juste de vivre une tragédie, avec la mort de sa mère, qu’il fallait séance tenante se serrer la ceinture, retrousser les manches en attendant les autres mesures de restriction qui ne tarderaient pas à s’imposer d’elles-mêmes?  Il n’y avait pas de temps pour souffler, il fallait faire vite.  
Bien que l’on soit au début du mois, la fin n’était pas loin. Il fallait mettre en place des stratégies pour continuer d’honorer les échéances locatives, pour subvenir aux besoins de la maisonnée, dont un nouveau-né de quelques mois. Comme Octavie était phobique de la solitude et un peu abandonnique, elle ne vivait jamais seule. Elle vivait avec son inséparable cousine et deux petites tantes.  
Le conjoint d’Octavie faisait aussi partie de la maisonnée, mais étant toujours plongé dans ses livres, sa présence passait souvent inaperçue, alors que les autres, dont Octavie, mettaient de l’ambiance : elles sortaient, recevaient, riaient, jouaient, mordaient la vie à pleines dents, sans bien entendu causer intentionnellement de préjudice au tiers.  Il y avait une grande différence de comportement entre son mari et elle.  Ils avaient plus de différences que de similitudes, tant il était vrai que «les contraires s’attirent».  Il était le benjamin de sa famille au sens large quand Octavie était l’aînée de la sienne.  Leur façon de s’exprimer était opposée depuis leur éducation: pendant qu’il boudait les aînés qui accouraient à son chevet pour ne pas frustrer le petit dernier, elle devait tonner pour mater de jeunes loups.  Forcément la vie du couple s’en ressentait et chacun devait faire des compromis pour rester en harmonie avec son partenaire. Était-ce souvent le cas?  Très peu. Ils avaient, certes, les mêmes objectifs louables de réussite sociale, de paix, d’équilibre.  Mais le bât blessait au niveau des stratégies. Lui, très carré dans ses positions, ne supportait pas d’être contrarié quand bien même les efforts étaient partagés. La négociation ne faisait pas partie de ses atouts dans ses rapports avec autrui.  Son opinion était à prendre ou à laisser.  Il ne faisait pas grande différence entre un auditoire et une scène domestique. Les conversations devenaient vite des cours ex-cathèdre qu’Octavie n’était pas prête à suivre.
Le fer chaud qui froissa une étoffe à la limite de la brûler ramena Octavie devant sa planche à repasser. Oh Mon Dieu s’exclama-t-elle en lissant le tissu froissé de la pomme de sa main.  
Octavie avait terminé de repasser la pile de vêtements sans s’en rendre compte. Elle avertit la vieille dame qui lui demanda encore de mettre les pièces repassées dans les cartons et de les poser avec soin dans l’armoire de la troisième chambre qui ne contenait que des garde-robes, des tiroirs, des placards remplis de vêtements à ne plus savoir qu’en faire. Avec cela, se dit-elle, on pouvait habiller tout un village. Mais bon, en Europe, l’abondance de biens est une constante de la bourgeoisie dont faisait partie Madame le Renard, qui avait décidé d’acheter un appartement de belle facture et d’y terminer ses jours, période qu’elle espérait voir se prolonger indéfiniment. Elle disait à qui voulait l’entendre avec satisfaction qu’elle pouvait être centenaire. Parole à quoi Octavie se retenait de répéter la question qu’elle avait entendu son père poser à un de ses amis qui voulait être centenaire : vivre cent ans pour faire quoi ?
Tout au long de sa profession de jobiste, Octavie avait constaté que les vieux Blancs qui ont beaucoup d’argent prennent grand soin d’eux, parfois à l’excès, dans le souci de maintenir bonne forme, belle allure et bonne santé en y mettant le prix ! Ces personnes âgées étaient souvent des rescapés de la médecine, avec des prothèses partout: dans la bouche, aux genoux, aux hanches. Ils se droguaient avec des produits pharmaceutiques à longueur de journée, ils avaient besoin de toutes sortes de remèdes et d’appareils auxquels ils se cramponnaient pour rester debout. Or, dans son pays se dit-elle, quand un homme âgé tient une canne, c’est pour donner plus de grâce, plus de noblesse à ses mouvements majestueux.  Elle pensant à son père qui était robuste, en forme, et qui avait dix à vingt ans de moins que les personnes chez qui elle était devenue femme de ménage.
Penser à son père lui avait rendu le sourire l’espace d’une seconde.  Est-ce qu’il savait par quels moyens sa fille bien aimée gagnait sa vie en Europe ?  Non, certainement pas ! se dit-elle.  Dans ses rêves, ses cauchemars les plus sombres, il ne pouvait imaginer sa fille faisant les ménages pour survivre, d’autant plus qu’il ne fallait jamais dire de quoi on vit en Europe. On se limitait à dire qu’on fait des études.
Elle quitta enfin sa patronne le Renard et décida de s’accorder une petite récompense après ces heures de servage. Elle s’offrit une délicieuse tablette de chocolat, une des denrées qu’elle appréciait en Belgique. On dit que le bon chocolat est belge, pensa Octavie, mais il n’y pousse pas un plant de cacaoyer. Elle avait fait une réflexion similaire à un Belge devant un distributeur de café : «c’est du café liégeois alors qu’un liégeois n’a jamais vu un plant de caféier !» Son interlocuteur avait souri en disant: «c’est vrai, maintenant que vous le dites ! Je n’y avais jamais pensé».
Tout en dégustant sa tablette de chocolat, elle s’achemina vers la salle d’informatique suivant son agenda. En chemin, elle croisa une jeune étudiante camerounaise qui portait un lourd sac de courses et l’apostropha:
- Marie Constance ! Comment vas-tu?  Tu as fait des courses?
- Bonjour, Maman Octavie. Oui, la nourriture est chère dans ce pays. J’irai au marché du sud samedi faire une bonne provision pour le mois, c’est bientôt le blocus.  Comment va la famille ?
- Je ne sais pas. Les enfants ne cessaient pas de me faire des bips depuis la semaine dernière et je les ai appelés il y a deux jours. Ma fille avait mal aux yeux et son petit frère traîne une sévère anémie depuis je ne sais combien de temps. Tu imagines cela ? Mon enfant souffrant d’anémie ?  Seigneur!  Si tu connais quelqu’un qui va au pays, fais-moi signe, je vais leur envoyer un petit paquet. Et toi, comment vont les études ?
- Ça va un peu Maman. On s’accroche. Je cherche un job. Si tu entends quelque chose, ne m’oublies pas.
- Oui, pas de problème, je t’appelle si c’est le cas. Je sais ce que c’est. Allez, bon courage. Passe à la maison quand tu veux.
- Merci. Je passe un de ces jours. Bonne journée Maman.
Octavie poursuivit sa route en songeant à la demande de Marie Constance. Elle ne pouvait pas lui refiler immédiatement un de ses jobs. Elle avait besoin de ces revenus pour payer loyer, nourriture et envoyer des cadeaux à ses enfants. En attendant, elle dirait à sa jeune compatriote d’aller s’inscrire dans les agences d’intérim. Marie Constance devrait se plier au rituel du «baptême du feu» comme tous nouveaux apprentis jobistes en faisant la ronde des agences d’intérim. Sur le chemin de la salle d’informatique, elle avait rallumé son GSM qu’elle éteignait systématiquement avant de commencer son travail. Ceci lui évitait de donner des explications à ses employeurs si son téléphone sonnait pendant les heures de travail. Pas d’appels ou de bips en absence, pas de message vocal : tant mieux, se dit-elle.  
Dans la salle, elle ouvrit sa messagerie électronique, ce qu’elle faisait systématiquement avant tout travail.  Ce jour-là l’attendaient trois mails : le premier venait d’une de ses amies du pays lui donnant des nouvelles, le deuxième de son mari qu’elle lut distraitement et le troisième de sa petite sœur s’inquiétant de ne plus avoir de ses nouvelles.
Elle se mit en devoir de répondre à chacun. Un mail plein d’amertume et de reproches à son mari qu’elle se résigna à la fin à ne pas envoyer.  Elle fit un message plus gai à son amie en lui racontant quelques épisodes des folies des Blancs. Puis, elle lui raconta ce qui l’avait intrigué sur le revirement politique de certains de leur «compatriotes» en Europe.  Elle lui expliqua comment pour s’intégrer dans une société, il ne suffit pas seulement de savoir faire le ménage et de distinguer un champagne d’un vin mousseux.  Il est également  ou politiquement correct de s’intéresser et de s’investir progressivement dans les activités courantes, d’écouter attentivement les discours dominants. Ce n’était pas un problème en tant que tel pour Octavie, habituée à militer aussi bien dans les organes engagés que dans des associations apolitiques.
Elle raconta à son amie comment, dans le volet “ obédience politique ”, elle avait constaté avec surprise que leurs concitoyens, du moins dans leur majorité, militaient dans les partis socialistes, les partis de gauche où qu’ils se trouvent en Europe. Dans leurs pays d’origine, écrivit-elle, y avait-il une autre pensée politique que le capitalisme même si les dénominations partisanes étaient différentes (parti révolutionnaire de… parti démocratique de…, rassemblement démocratique de…, démocratie et fraternité de… , Union de…pour ne citer que ceux-là) ?
Elle relata la conversation animée qu’elle avait eue en la matière avec des amis de longue date. Certaines personnes affirmaient que même si en Europe elles militaient à droite, elles votaient à gauche. Ainsi, quelle que soit la direction du vent, elles arriveraient vite à la mangeoire : on brouillait l’eau à droite, et on péchait à gauche. Dans cette conversation, continua-t-elle d’écrire, elle avait été seule contre tous, et toutes les personnes présentes se connaissaient depuis de longues dates. Elles se côtoyaient, se rencontraient sous plusieurs cieux et se retrouvaient en diverses circonstances : le groupe se connaissait tout simplement bien. D’où son étonnement devant ce revirement politique de cent quatre-vingts degrés opéré en Europe.  
Pour ces pseudo socialistes, le parti socialiste était le meilleur des partis parce qu’il promettait une distribution des richesses à tous par exemple.  En dépit de la révolte du groupe envers elle, Octavie insista et voulut savoir s’ils étaient socialistes ou capitalistes en fonction de leurs intérêts circonstanciels en disant :
- C’est votre droit d’être socialiste, mais faites-en la démonstration dans vos pays d’origine. Comme pour vous être socialiste, c’est partager les richesses, pourquoi ne pas commencer par partager vos richesses au pays ? Par exemple redistribuer vos pans de collines aux agriculteurs que vous employez comme gardiens et à qui votre générosité de propriétaire n’accorde que le droit d’usufruit sur certains produits. Il ne faut pas être féru des thèses léninistes ou de Karl Max pour comprendre que dans notre société, la redistribution agraire est une bonne chose.  
Personne n’était de cet avis. Et pour cause ! Au  pays, on est capitaliste. De façon caricaturale, sans entrer dans les vertus ou les travers des systèmes, le capitalisme était bon dans les pays d’origine : il faut s’assurer de garder les richesses, accumuler pour soi. Il est bon de conserver les avantages. Le capitalisme dans leur pays était proche d’un trait culturel et il n’y avait pas de honte à cela. C’est la culture de l’élitisme, de la différenciation par l’effort et le travail et non une forme de nivelage par le bas. Selon ceux qui avaient retourné leur veste en Europe, le socialisme permet de vite bénéficier des fruits de la croissance pour tous, afin de bien consolider leurs acquis au pays, y perpétuer un capitalisme empreint d’égoïsme tel que cela se dessinait de plus en plus. Le chemin était encore long jusqu’à la richesse, qu’elle soit collective ou individuelle.  En attendant, il faut survivre, vivoter.
Pouvait-on les condamner sur base de leurs nouvelles options politiques?  Le système de solidarité qui rime assez bien avec le socialisme est une réalité telle qu’en Europe peu de personnes sont laissées sur le carreau. Appréhendée de l’extérieur, l’expérience de la solidarité est organisée et développée en Europe en préservant la dignité et l’intégrité du bénéficiaire dans la mesure où le donateur est abstrait.  En réalité, la solidarité est un acte coercitif, qui nécessite de se faire violence, d’où la nécessité d’en définir le contenu et le fonctionnement.  
Octavie arrêta d’écrire et médita sur le conseil que lui avait promulgué un de ses récents professeurs d’université :
- Octavie, ce n’est pas un problème si tu ne trouves pas de travail dans ton pays, tu peux y vivre de la solidarité, c’est même écrit dans la Bible.
Une fois de plus, elle se dit que ses connaissances bibliques étaient mises à rude épreuve. À quelle Bible faisait référence ce professeur illuminé ? Y a-t-il une version pour son pays et une pour le reste du monde ? Dans celle qu’elle a achetée en son temps au Cameroun et qu’elle emporte et consulte partout, même en Belgique, elle n’y a pas encore relevé une telle recommandation, tant dans ses lectures personnelles que dans les séances d’étude biblique de groupe. À chaque carcasse ses vautours, conclut-elle. Un tel conseil (retourner dans son pays pour y vivre de la solidarité) était magique, c’était une découverte, mais tout aussi ridicule.  Combien d’années d’études supérieures cet illustre professeur avait-il suivies pour aboutir à une telle conclusion, si tant est qu’il faille étudier pour aboutir à une telle grossièreté ?  Octavie se demandait encore comment elle ou n’importe quel “ sans-papiers ” de son espèce n’y avait pas pensé plus tôt, en lieu et place de vivre souffrances et humiliations de tout genre en Europe.  
Avec un cumul d’une dizaine d’années de travail dans des organismes internationaux, des références académiques, des diplômes de troisième cycle obtenus dans des universités européennes, des capacités personnelles et bien d’autres qualités, on lui donnait comme conseil de faire table rase de tout cela pour vivre de la solidarité dans son pays, même si celle-ci était écrite dans une hypothétique Bible ? Que de temps perdu, de travail inutile abattu, de nuits blanches à bouquiner pour chercher à vivre autrement que de la solidarité, de la mendicité!
Jusqu’où cette solidarité biblique pouvait-elle satisfaire les besoins d’Octavie ? Commençons par les besoins élémentaires : se loger, se nourrir, se soigner. Dans son pays, le “ vivre ensemble ” respecte des codes, le système des classes y est prégnant et les différents modes de vie perpétuent et reproduisent ces différences : les nantis vivent entre eux, les moins nantis entre eux, et les autres se débrouillent aussi dans leur cercle. Les prolétaires se visitent et se soutiennent mutuellement, les paysans font de même et ainsi de suite. Pour paraphraser la grande dramaturge burundaise Marie Louise Zibazuri, au Cameroun aussi “ on ne mélange pas les chèvres et les moutons. ”
Octavie se sentait ne plus appartenir à aucune classe, elle n’avait pas été reconnue par les siens dans son pays, elle se retrouvait comme un cheveu dans la soupe en tant que jobiste en Europe. De quel groupe pouvait-elle bénéficier des élans de solidarité ?  
Admettons que la solidarité est un mode de vie vertueux. Accordons le bénéfice de notre ignorance à notre professeur d’université qui aurait vécu et apprécié des expériences de solidarité, ou s’en est imprégnée dans les livres qui abondent et recouvrent les rayons des bibliothèques universitaires, au point de s’ériger en conseillère en la matière.  
Jusqu’où la solidarité peut-elle aller pour secourir cette famille qui perd mari et père un certain jour, dont la mère, quelques années plus tard, avait fait un accident cardio-vasculaire, en sortait paralysée pied et main droits et, trois mois calendaires après, la maison prenait feu et brûlait jusqu’au plus petit recoin ?  La gestion solidaire de l’évènement peut se résumer ainsi :  au premier malheur, c’est-à-dire le décès du père, les amis et connaissances accompagnent les éprouvés pour l’enterrement, puis font une collecte à main levée pour la remettre à la veuve. Tout le monde sait que de cet argent, il ne restera pas un sou après les cérémonies de la neuvaine. Quand survient le deuxième malheur, c’est-à-dire l’attaque cardio-vasculaire, on vient dire bonjour à l’hôpital ou après à la maison si on est disponible. Quelques proches donnent un peu d’argent en fonction de la pitié qui les étreint devant cette déchéance humaine. Au troisième malheur qui calcine la maison, c’est dans les marchés et les rencontres fortuites qu’on échange les nouvelles :
“ As-tu appris que la maison d’une telle a brûlé ? ”
“ Oui, je voulais aller la voir, seulement je suis très occupée ces temps-ci. Les enfants sont malades, si tu y vas demain, passe par chez moi, on ira la voir ensemble ”.  
Souvent, cela s’arrête au stade des bonnes intentions. On est pris par la routine et les priorités changent. Peut-on appeler “ solidarité ” cet effort que les populations stratifiées font, pour les démunis, soit à la limite de leurs moyens, soit en fonction des rapports qui les lient à une famille ou à une personne éprouvée afin que quiconque enterre ses morts ? Afin qu’un malade paie les deux premières ordonnances d’une maladie qui en nécessitera des centaines ? Ou encore, afin qu’on puisse s’acheter un pagne pour se vêtir parce que tous les effets sont partis en fumée ? Cette solidarité, à la limite de la pitié, de la mendicité, est tributaire de la volonté du donateur et de ses capacités d’intervention au moment du sinistre. Peut-on encore appeler “ solidarité ” les manœuvres souterraines que cette famille affligée ou toute tierce personne mettra en œuvre, chaque fois qu’elle est affectée par un événement, pour satisfaire ses besoins qui sont souvent les plus élémentaires ? Ces moyens bricolés vont du recours à des prêts aux taux usuraires, à une installation dans un cycle infernal de surendettement. Quand la solidarité a un visage, il peut devenir aliénation, cercle vicieux de dons et contredons.
Octavie se secoua, passa la main sur son visage pour ramener son esprit dans la salle d’informatique, elle envoya le message de son amie et enfin, elle raconta une histoire de maladie, de son corps meurtri par les jobs à sa petite sœur pour lui demander de l’argent.

Rachel Kamanou Atsatito, mirages de migrants, Paris, L'Harmattan, 2012, pp. 55-93