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À quoi servent les intellectuels camerounais?

À quoi servent les intellectuels camerounais?

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Nombres d’auteurs m’ont précédé sur ce sujet, celui de la responsabilité des intellectuels en Afrique postcoloniale en général et au Cameroun en particulier. Mais le débat n’est pas clos et je souhaite le rouvrir dans le contexte actuel où le jeu machiavélique des institutions continue à priver les Camerounais des conditions de possibilité d’une pratique politique démocratique. On a pu remarquer ces derniers temps l’intérêt, voire la passion, d’une bonne frange de la population camerounaise pour la politique étrangère, particulièrement lors des processus électoraux,  depuis l’élection de Barack  Obama jusqu’à celle, plus récente, de François Hollande en passant par la Côte d’Ivoire, le monde arabe, le Sénégal, etc. Par exemple, Camerounais  étaient nombreux à suivre le débat entre Nicholas Sarkozy et François Hollande et à se demander si un tel face à face aura lieu un jour au Cameroun sur les programmes politiques des candidats à la présidence ?  L’absurde est que les camerounais sont obligés d’admirer ailleurs ce qu’on leur refuse chez eux ou mieux qu’ils ne pourront obtenir chez eux qu’au prix de vies humaines. C’est de ce background que se détache mon interrogation sur la responsabilité sociale de l’intellectuel camerounais aujourd’hui.

Les observateurs attentifs du processus qui a récemment conduit à l’adoption de ce que certains appellent « nouveau code électoral », une véritable théâtralisation de la supercherie politique en situation de monopartisme de fait, ont pu constater que le parti au pouvoir ne voulait prendre aucun risque par rapport à la guerre de succession à l’horizon encore incertain.  Les spécialistes de la realpolitik rappellent cyniquement que la politique est un rapport de forces, et c’est vrai ! Il en est ainsi de la vie sociale tout court.  D’autres partis en cette position de force numérique auraient probablement fait la même chose. Mais justement, la politique chez nous est un rapport de forces entre qui et qui ? Entre les partis politiques? Entre les partis politiques et le peuple ? Entre les partis politiques et la société civile ? Entre qui et qui ?  Au fait, les partis politiques représentent combien de Camerounais dans notre pays pour que la législation leur laisse le soin de décider pour tous les Camerounais ? Là il y a matière à réflexion pour qui se soucie de l’incarnation de la souveraineté populaire dans les institutions qui président à notre destinée politique

Ailleurs, on se permet de laisser les partis politiques animer et dominer la vie politique parce qu’ils mobilisent une bonne proportion de l’électorat et parce que le processus électoral est suffisamment  transparent pour que  l’électorat en tire au moins la satisfaction d’avoir librement choisi ses dirigeants. Mais est-il raisonnable dans notre contexte où les élections ne servent souvent qu’à légitimer des braquages politiques bien pensés de privilégier les partis dans la représentation politique ? Combien de nos «élus » sont véritablement en contact permanent avec les populations ? L’expérience a montré que très souvent les partis politiques comme les « élus » se soucient plus de leur maintien ou de l’accès au pouvoir que des intérêts du peuple. C’est compréhensible parce que, dans un contexte comme celui du Cameroun, ce maintien dépend moins de l’arbitrage populaire du bilan des uns et des autres que des manœuvres de fraudes multiformes et de trafic d’influence. La souveraineté populaire se trouve donc facilement confisquée par une classe politique autiste. Le besoin s’impose donc de réinventer la pratique politique en Afrique et surtout de repenser la question de la représentativité et de la veille politique dans un contexte de crise de leadership. C’est ici qu’une certaine classe d’intellectuels peut être utile aux peuples africains en général et aux camerounais en particulier. D’où notre interrogation : à quoi servent les intellectuels camerounais ?
Au Cameroun, on a souvent distingué les intellectuels du régime, et donc de la mangeoire, de ceux qui en sont exclus ou qui s’en exclus en optant pour la liberté, en refusant de mettre leur intelligence au service de la démagogie qui prolonge la déchéance politique du pays. On ne trahit aucun secret en disant que la politique reste pour la plupart, y compris des universitaires, un moyen d’accès facile d’enrichissement. Et comme on le sait beaucoup d’argent, l’argent des Camerounais, circule dans ces milieux, car le pouvoir en place a très vite compris que très peu de Camerounais, y compris les docteurs et les professeurs, résistent à cette tentation. Mêmes les milieux religieux n’en sont pas épargnés ! Les consciences achetées perdent alors la capacité de s’indigner devant l’injustice et le mensonge érigés en principes de gouvernement. Ou quand bien même ils s’indignent, ils n’ont plus le courage de parler pour honorer la vérité et la justice, deux piliers fondamentaux dans l’édification d’une communauté politique paisible et durable.
Ils sont nombreux les esclaves générés par  régime en place, ceux qu’on a laissé voler pendant qu’ils étaient aux affaires pour leur fermer la gueule à jamais. Il suffit de faire planer sur eux l’épervier et ils sont tétanisés.  Ils sont nombreux ceux qui ont fait allégeance au système sans y croire, parce qu’on les tient par l’une ou l’autre chose. Ils ne connaitront jamais la dignité d’un homme libre. Cette espèce d’esclaves est très abondante aujourd’hui au Cameroun. Nous avons pris goût à l’argent facile au point de mépriser le mérite et la liberté. C’est ainsi qu’on retrouve, par exemple, des professeurs de lycée à des postes de directeur financier dans des ministères. Comme s’exclameraient certains Camerounais « est-ce qu’on mange la liberté ! »  Malheureusement on ne peut pas bâtir un pays libre avec des esclaves. Voilà la racine du mal camerounais. C’est ce joug qu’il faut d’abord secouer pour espérer un quelconque changement car c’est toute une génération de fonctionnaires et de hauts cadres qui a été socialisée dans cette servitude. Que peuvent les intellectuels camerounais dans un tel contexte ?
Nous entendons par intellectuel au sens strict toute personne diplômé de l’enseignement supérieur qui met son intelligence uniquement au service de la justice et de la vérité, du bien commun et de la dignité humaine. Ces intellectuels, dans un contexte comme celui du Cameroun, ne peuvent qu’être marginalisés et martyrisés.  Quand on refuse de troquer sa liberté contre l’argent et les postes, on choisit la dissidence dans un système social inique qui se moque du mérite et de l’excellence. Bref, un vrai intellectuel camerounais aujourd’hui ne peut qu’être un dissident, un marginal qui prend des coups et porte sa croix pour qu’advienne une nouvelle société camerounaise. Il sait qu’il se sacrifie pour les générations futures. Cette dissidence s’exprime dans la pensée comme dans l’action.  Cette espèce d’intellectuels est de plus en plus rare, et certains diront, en voie de disparition au Cameroun.  Pourtant c’est peut-être d’elle que viendra le salut du Cameroun, si elle sait s’organiser. En effet, ce qui fait le plus défaut au Cameroun aujourd’hui, c’est l’incapacité des forces citoyennes à s’unir pour travailler en synergie. Or la jeunesse camerounaise  avec son poids démographique a besoin de ce leadership ! 

Nous vivons dans un contexte marqué par une crise profonde et généralisée de leadership sociopolitique et c’est l’une des raisons principales du désintérêt des Camerounais pour la chose politique dans leur propre pays. Face au machiavélisme ambiant, on aurait pu se tourner vers l’opposition, mais elle peine, elle aussi, à trouver ses marques et à se donner une identité. Elle a du mal à convaincre le peuple camerounais qu’elle peut faire mieux. La société civile camerounaise est, elle aussi, encore dans sa phase de balbutiement, mais déjà on signale les brebis galeuses. On aurait pu se tourner vers les autorités religieuses pour un leadership éthique, mais elles aussi se débrouillent. Alors, les débrouillards sont tellement nombreux qu’on n’arrive plus à voir la minorité des hommes et femmes intègres de ce pays qui portent leur croix pour la renaissance du Cameroun. Et pourtant il y en a encore ! Leur erreur, c’est de ne pas s’organiser. Eux aussi agissent en ordre dispersé. Pour que le Cameroun reprenne la marche vers la démocratie, le rapport de forces invite les universitaires et intellectuels libres à s’organiser pour aider le peuple à reconquérir sa souveraineté. L’urgence se fait sentir à ce tournant de l’histoire sociale et politique camerounaise où le régime en place se livre à une forme d’autophagie, en sacrifiant à l’épervier ses propres enfants. Il convient donc que les intellectuels Camerounais, ceux de l’intérieur comme de la diaspora, qui ont dit non à l’indécence sociale et politique, s’organisent au sein d’une structure visible et crédible pour faire de la veille politique, pour éclairer le peuple et le préparer à la transition qui s’annonce.  Cela demande du patriotisme et de l’imagination, et ils en sont capables.

En effet, le vacuum créé par la crise de leadership au Cameroun aujourd’hui est convoité par plus d’un vendeur d’illusions. L’un d’eux propose ces jours-ci, avec la bénédiction du régime en place, un drôle d’appui à la mise en œuvre de la politique « des grandes réalisations ». Il  demande  au nom de « Dieu » à chaque camerounais de contribuer annuellement 1000 FCFA, ce qui fera chaque année quelques milliards de plus pour les « grandes réalisations ». Cette instrumentalisation politique du religieux et vice versa est extrêmement dangereux et ne profite qu’aux pêcheurs en eaux troubles. On ne peut que souhaiter que le peuple camerounais ne se fasse pas prendre au piège de cette autre escroquerie. On se souvient encore du fameux coup de cœur pour les Lions Indomptables dont le fruit a disparu entre plusieurs avions. Quand comprendrons-nous que le problème camerounais n’est pas celui des ressources mais bien de la bonne gestion. Les Camerounais feraient bien plus de sacrifices pour leur pays s’ils étaient sûrs de la bonne gestion du bien commun.

Il est donc urgent que les universitaires camerounais redécouvrent leur responsabilité sociale qui ne saurait, dans un contexte comme celui du Cameroun, se limiter aux amphithéâtres et aux laboratoires de recherches. Toute société étant constituée de rapports de forces, face aux universitaires de la mangeoire il faut un front uni d’universitaires libres bien organisés et crédibles, qui se distingue par sa rigueur éthique et civique. Il faut qu’ils deviennent une force de proposition intellectuelle et de mobilisation civique face à d’autres forces en présence. Les jeunes ont besoin de ce leadership, de cette dynamique de groupe pour se revigorer d’espoir et de patriotisme. Dans ce scénario ce n’est pas le nombre qui fait la différence mais la qualité.  Si nos doctorats et titres ne nous servent qu’à gagner notre pain quotidien et à convoiter quelques postes de responsabilité, c’est encore de la servitude et du gâchis! Les universitaires ont à l’égard de la société, surtout de la jeunesse, un devoir qui va bien au-delà de la simple transmission du savoir. Rappelons-nous que l’une des accusations portées contre Socrate alors qu’il engendrait la philosophie ou la pensée critique, était qu’il corrompait la jeunesse, alors qu’il leur ouvrait simplement les yeux sur les mensonges de son temps. C’est encore cela la vocation de l’intellectuel aujourd’hui, s’éclairer pour éclairer les autres sur les mensonges du son époque. Cela ne va pas, bien sûr, sans risques.  La vraie éducation est celle qui aide chaque membre d’une société à promouvoir de la dignité de la vie qu’il a reçue gratuitement, la sienne comme celle de l’autre. Un débat s’impose sur les conditions de possibilité d’une telle mobilisation des intellectuels libres, et ces lignes, tiennent lieu d’une modeste contribution, d’un  préambule qui appelle d’autres sons de cloche. Vivement que ce soit un pas vers la première convention des intellectuels Camerounais soucieux de la renaissance éthique du Camerounais!
P. Ludovic Lado, jésuite
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