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Médias Le Monde assure la promotion d'un dictateur

Le Monde assure la promotion d'un dictateur

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Dans la grisaille ambiante, quel bonheur de découvrir, à la lecture du journal Le Monde de vendredi, qu'il existe quelque part en Afrique un petit coin de paradis pour ses propres citoyens comme pour les investisseurs étrangers. Il est si rare qu'un journal accorde une double page à l'actualité d'un pays d'Afrique subsaharienne, et plus étonnant encore que cette information n'use pas du ton dépressif servant à décrire les maux habituellement accolés au continent : guerre, misère, corruption ou despotisme.
Je voudrais ici rendre grâce au journal Le Monde de prendre à revers ces traditionnelles dérives et de faire le choix d'une information juste et pleine d'espérance sur un pays d'Afrique noire : le Cameroun de Mr Paul Biya. Sur une double page centrale, une série d'articles au ton mesuré et illustrés de photos en couleurs présentent un magnifique travail de terrain en laissant la parole à de « vrais gens ».

Balayées, les réserves émises dans les colonnes du même journal il y a quelques semaines quant à la régularité de la réélection de Paul Biya. On pouvait alors y lire que certains bureaux de votes n'avaient « tout simplement pas ouvert », ou encore qu'avec  un taux de participation officielle de 65%, « les observateurs s'étonnaient d'avoir visité des bureaux de vote vides (Le Monde, 22 / 10 / 2011). Que tout le monde se rassure, le soupçon est levé depuis vendredi. Le vieux président camerounais, en poste depuis 28 ans et que l'on imaginait en éternel despote, sort blanchit d'une double page soulignant que si certains candidats avaient contesté la sincérité du scrutin, « la cour suprême n'a pas retenu leurs accusations et a validé les résultats officiels. » Et précisant plus loin : « une large part de la population camerounaise reconnaît à Paul Biya d'avoir toujours su maintenir le pays dans la paix et la stabilité [...] Un argument qui lui vaut, pour une grande part, ces réélections faciles face à une opposition divisée et peu crédible aux yeux d'une majorité de camerounais ».

En juillet dernier, un journaliste du quotidien écrivait que « les presque trente années du pouvoir Biya sont jalonnées de répressions meurtrières destinées, selon le moment, à écarter des opposants politiques ou à faire taire la contestation sociale » (Le Monde, dimanche 25 juillet 2011). Là encore, la double page salvatrice rend justice au Président Biya en donnant la parole à de jeunes camerounais qui, précise-t-on, « sont les plus touchés par le chômage » et « n'ont connu à la tête du pays que Paul Biya ». Et de se demander « pourquoi, lorsqu'on les questionne au hasard des rencontres, sont-ils si nombreux à se déclarer en faveur du chef de l'État sortant ? » La réponse ne se fait pas attendre, par la bouche d'un jeune responsable d'association de Kribi (sud du Cameroun) : « Avec lui, il y a eu l'arrivée de la démocratie et de la liberté d'expression. Il y a beaucoup de chantiers, aujourd'hui, au Cameroun. Il y a des améliorations sur le plan de l'éducation. Au niveau social, plusieurs centres de santé ont été créés [...] » puis d'égrener une liste impressionnante de réussites du Président sortant.
« Je serai prête à voter pour n'importe qui si le sultan me le demandait », déclare Salla, mère au foyer, dans l'article suivant. Or le sultan en question, Ibrahim Mbombo Njoya, présenté comme « l'un des plus grands rois du Cameroun », a fait son choix : le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) de Paul Biya. Derrière lui, ce sont les chefs traditionnels - « garants de l'autorité coutumière » et « gardiens des valeurs religieuses » - que l'on imagine rangés à l'unisson derrière le vénérable Président.
Au début du mois d'octobre, Le Monde soulignait les difficultés sociales de la population (« Un tiers des Camerounais n'a pas accès à l'eau potable et à l'électricité  et une personne sur quatre vit avec moins de 1,10 euros par jour », Le Monde, 09/10/2011). Comme par magie, le Cameroun apparaît désormais promis à un avenir radieux. « À partir de janvier, le Cameroun sera transformé en un immense chantier » titre Achille Mbog Pibaso, qui poursuit : « cette déclaration du chef de l'État camerounais présage de ce que le Cameroun devrait être au cours des prochaines années. Avec un taux de croissance de 4% en 2011 et des perspectives plutôt encourageantes à moyen terme, la réalisation des projets structurants devrait permettre d'améliorer la compétitivité de l'économie nationale, l'objectif étant d'atteindre une croissance à deux chiffres pendant la décennie en cours ».
Arrivant au terme de cette lecture, me voilà profondément rassuré quant à la situation d'un pays où je pensais naïvement que le pouvoir était « confisqué » depuis près de trente ans par un vilain despote. Finalement, rien ne vaut une bonne enquête de terrain pour nous faire ouvrir les yeux sur la situation d'un pays si lointain. Mon regard tombe alors sur l'en-tête de la double page où il est modestement inscrit : (Communiqué). En bas de page, mes yeux se posent sur la notification suivante : « réalisation par InvestirauCameroun.com ». Une publicité ? Dans un premier temps, je ne pouvais y croire. Le Monde, "journal de référence", vendrait le temps de cerveau disponible de ses lecteurs à un dictateur désirant s'offrir un petit relooking aux frais de ses contribuables ? Mais j'apprenais ensuite, en parcourant le site du quotidien camerounais Le Jour, qu'en septembre dernier - en pleine campagne présidentielle camerounaise - Le Monde diplomatique aurait refusé un publi-reportage à la gloire du Cameroun de Paul Biya malgré une offre très alléchante des commanditaires. Dans le même temps, le magazine Jeune Afrique aurait publié, en l'espace de trois semaines, un supplément d'une vingtaine de pages puis un spécial de 74 pages (http://www.quotidienlejour.com/divers-du-jour-/actualites-/7762-le-monde-diplomatique-censure-p-biya). Dans un article du Monde diplomatique de mars 2010, Thomas Deltombe expliquait déjà comment la communication au service de despotes africains était une activité florissante en France, et pourquoi ces chefs d'État étaient prêts à dépenser sans compter pour redorer leur image chez eux mais aussi dans les « pays amis ». À un moment où la presse écrite cherche des sources de financement, le concept est à méditer : financer l'information ici en assurant la promotion de ceux qui s'assoient dessus chez eux. C'est aussi ça la mondialisation... Vivement un portrait de Kim Jong-il financé par Pyongyang !
Sam Sam
À relire : Thomas Deltombe, « Chantres français pour dictateurs africains », Le Monde diplomatique, mars 2010 : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/03/DELTOMBE/18917#nh2

Source: www.Médiapart.fr