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Politique La déraison ethnique

La déraison ethnique

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Imaginez-vous regagnant vos pénates enfin, au terme d’un dimanche carrément laborieux, autour de 22h30’, avec l’intention ferme d’y jouir d’un sommeil réparateur pour être d’attaque le lendemain matin. Rien que de très normal donc, après être resté debout sous le soleil plusieurs heures : home sweet home. Soit arriver, se poser, puis, après une bonne douche, se détendre et s’endormir. Du macadam au seuil du havre présumé tel, il faut déjà et encore crapahuter trois cents mètres d’un trajet infect, gravement insalubre. Entre une sinueuse coulée noirâtre faisant montre des eaux usées domestiques que chaque maisonnée riveraine balance tranquillement dans le chemin, et ce corridor pierreux où les fiers mâles du secteur se soulagent sans vergogne à ciel ouvert de toute la bière qu’ils ingurgitent en abondance, çà pue dramatiquement fort et la saison sèche qui vient ne va certes rien arranger à cet égard, qui favorisera et catalysera les fermentations organiques. Il faudra se pincer pour sûr souvent le nez.
Quelques bipèdes à gros cerveau sont pourtant plantés en conversation vive au bord de ces écœurants relents d’ammoniac. Comment font-ils pour ne point suffoquer sous cette agression olfactive ? Cette aptitude à endurer la pestilence reste pour moi un sujet d’étonnement absolu et elle témoigne vraisemblablement de la dévastatrice puissance d’avilissement de la corruption en tant que milieu corrosif dans lequel baigne sur tous les paliers la société camerounaise postcoloniale. Passer chaque jour par ce scandale est une épreuve permanente : où est l’urbanité si les itinéraires piétonniers sont utilisés comme pissotières à ciel ouvert ?

Vous voici presque arrivé en vue de chez vous et alors là, patatras, votre estomac se crispe instinctivement : une sarabande de percussions bat son plein, très exactement sous les fenêtres de votre chambre du troisième et dernier étage d’un petit immeuble situé derrière la célèbre boulangerie COAF à Douala. La perspective de repos que vous caressiez s’effondre d’un seul coup.
Vous voici donc rendu at home, mais la mort dans l’âme. Venus d’en bas, les décibels de la sarabande frénétique traversent les murs. Aussi aisément que si c’étaient de minces cloisons en papier. Alors que les murs d’une habitation sont censés faire écran. Vous avez découvert récemment, en posant des questions à gauche et à droite, parce que tous les bruits extérieurs vous parviennent, que les "accumulateurs" férus d’immobilier font généralement des économies sur l’épaisseur des parpaings au-delà de la fondation : de quoi tomber des nues. L’escroquerie est carrément énorme. Vous allez devoir subir à cette aune tam-tam, double cloche et castagnettes en transe. Sans aucune possibilité de recours à cette heure avancée contre le tapage nocturne. Vous voilà ainsi seul contre cette torture sonique, dans la nuit qui s’écoule à son rythme. Les heures s’enchaînent les unes aux autres, vous ne pouvez bien entendu pas fermer de l’œil dans ce vacarme assourdissant, et au fur et à mesure qu’elles passent, vous ressentez cet appartement où vous créchez depuis seulement deux mois comme une monstrueuse arnaque au toit.
Vous vous êtes réfugié dans la cuisine avec un matelas de secours, le plus loin possible : rien n’y fait. La sarabande occupe franchement l’espace. Infernale. La résignation n’est pas votre tasse de thé et pourtant vous allez devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur. Vous allez devoir endurer ce p… de délire ethnique jusqu’à la fin. Et il va s’étirer jusqu’au matin, sans modération ni répit, moyennant les carburants usuels : vin, bière et plus éventuellement. Parfois la tornade sonique enfle et enfle et enfle. Nuisance en overdose. Vous n’aviez vraiment pas besoin de çà, d’une nuit blanche inopinée. Allongé sur vingt centimètres de mousse expansé, les mains jointes sous la nuque, vous contemplez le plafond blanchi à la chaux fixement, écœuré de fond en comble par cette malchance noire et froidement agacé par quelques moustiques insolents qui bourdonnent autour de votre tête, laquelle part en vadrouille dans un champ d’interrogations aussi incandescentes qu’épineuses, pour desserrer un tant soit peu l’étau sonique et échapper à cette violence inqualifiable.
Comment des gens un tant soit peu sensés peuvent-ils détruire ainsi la nuit autour d’eux ? Est-ce raisonnable? Que font-ils des élèves qui doivent aller à l’école le lendemain ? Quid des salariés ? Quid des malades ? Et s’il se trouvait un cardiaque dans le voisinage ? Jusqu’où ira le mépris permanent de l’Autre dans la société camerounaise ? Existe-t-elle-même ? Société ou juxtaposition ethnique ? Mais que fait donc l’Etat ? À quand une politique as such de l’habitat et de la Ville ? Les uns et les autres prétendent néanmoins à voix haute vouloir que le Cameroun change? On parle de quoi exactement à cet endroit ? Comment vivre ensemble dans ces conditions exécrables? Est-ce si difficile de se garder d’empiéter sur le domaine d’existence de ses semblables ? Jusqu’où ira cette déraison ethnique dans le Cameroun contemporain?
Le jour finit donc par évincer la nuit et, of course, vous n’avez absolument pas fermé de l’œil. La sarabande a commencé de ralentir tout de même, entrecoupée de courtes pauses. Quand vous espérez qu’elle va s’arrêter définitivement, l’un ou l’autre des instruments se fait encore entendre et vous regrettez de ne pas avoir un fusil de chasse tirant des plombs de calibre 12. Il vous souvient que les journaux français des sixties commençantes, lus chez papa et maman, rapportaient souvent de tels accrochages de voisinage dans les nouvelles banlieues de cette époque, là-bas. Si au moins vous pouviez avoir la paix dans les oreilles quelques minutes avant d’aller au taf. N’en pouvant plus, vous prenez sur vous de descendre à la rencontre de ces fauteurs de bruit, sans trop vous faire d’illusions.
Ils sont aussi imbibés que hagards. Entre celui qui considère que si vous les avez supporté depuis la veille, vous pouvez encore les endurer un petit moment au prétexte que c’est le deuil, et un autre qui vous suggère ironiquement d‘aller habiter à Bonapriso, vous vous heurtez à une stricte fin de non-recevoir. Prévisible bien entendu. Voilà comment le village s’impose en ville envers et contre toute raison. Sans parler de la force du nombre. Vous êtes décidément seul contre la bêtise humaine et ethnique triomphante dans le Cameroun battant pavillon Paul Biya for ever…
Cette friction/tension froide entre la raison ethnique nombriliste, farouchement close sur elle-même, et celle du vivre-ensemble autrement plus ouverte, illustre parfaitement ce qu’il en est du statut de l’espace public, où tous les citoyens ont les mêmes devoirs et les mêmes droits théoriquement, sous l’égide d’un État on ne peut plus spectral, présent ici, absent là. Il est de sa responsabilité première pourtant de faire régner/susciter la police entre les citoyens, de l’organiser, sachant que "police" est initialement synonyme de courtoisie avant d’incarner/de nommer une force de l’ordre publique. Une société est dite en ce sens "policée" lorsque ses membres entretiennent des relations amènes, paisibles : ce n’est pas tout à fait le cas today de la nôtre en proie à des démons qui ne disent pas toujours leur nom. La protection des hommes et des biens ne peut pas se limiter à faire circuler des escouades armées et labellisées ESIR à bord de pickups japonais. Il y va aussi de réglementations à faire respecter pour que la Ville ne tourne pas à en no man’s land où tout et n’importe quoi serait possible faute d’une autorité adéquate en charge de leur application et partant donc de taper sur les doigts des contrevenants à ces prescriptions. Et qu’on ne vienne surtout pas sur ce terrain de l’urbanité nous parler d’identité culturelle en mode défense des valeurs traditionnelles : c’est tout bonnement IR-RE-CE-VA-BLE en l’état.
La revitalisation ambiante des ancrages ethniques va mécaniquement et conséquemment de pair avec l’effritement insidieux de l’ersatz de sentiment national sur lequel est bâti le Cameroun mis sur orbite en 1958 par l’échec bleu-blanc-rouge en Indochine et précisément le ressentiment  venu de Dien-Bien-Phu. Un trio franco-camerounais d’historiens a récemment autant que magistralement mis en évidence, l’instrumentalisation historique de la diversité culturelle camerounaise par Jacques Foccart & Co dans leur entreprise de destruction du rêve nationaliste. On peut alors se demander si l’idée d’une nation vert-rouge-jaune est derrière nous comme un stade dépassé au 21ème siècle, ou si cette notion symbolique est encore une perspective toujours en incubation, encore à-venir. Rêve impossible ? Mirage ? Fiction ? Il va être temps de savoir et de réexaminer cette question capitale. Parce que le Cameroun en marche vers les "grandes réalisations" demeure encore, quelque part, une juxtaposition ethnique sous un very mince vernis d’intégration nationale, ce fameux leitmotiv de la dictature du parti alors unique. La Grande Désillusion continue, elle, de faire tranquillement des siennes, sans susciter pour l’heure plus de vagues. Comme c’est dans l’enclos ethnique que les uns et les autres trouvent généralement du réconfort au désarroi répandu, du moins  ceux qui ont échappé à la maladie, voire à la mort qui emporte si vite de ce côté du monde, vers 49 ans en moyenne, ceci expliquerait peut-être bien cela, tous comptes soigneusement faits. Et la paix des braves peut régner dans le grand "village" vert-rouge-jaune, à l’heure du couscous et du bon poisson fumé chers au célèbre saxophoniste chauve.
Implicite ou explicite, la sujétion des forces vives au sentiment ethnique exerce en intégrale sur le pays réel et sur son potentiel de développement, un effet parfaitement désastreux. C’est exactement comme si un commandant de bord un peu fêlé tirait sur le manche à balai pour faire décoller son zinc et ouvrait au même moment les volets de freinage insérés dans les ailes. Une telle manœuvre serait aussi contradictoire que paradoxale en pilotage et conduirait immanquablement à un crash. Il est bien établi en psychologie clinique que la raison d’un sujet exposé à une injonction contradictoire : le fameux double bind de Gregory Bateson, peut dérailler. Autant dire que dans les chantiers cruciaux pour envisager un futur vraiment durable et viable au Cameroun, la détribalisation de la vie publique et de l’espace public est une priorité de gouvernement : il y va de faire advenir une authentique et solide nation en lieu et place d’une marqueterie ethnique hautement fragile, un pays policé où le souci de l’Autre comme Soi serait la règle partagée de société, dans une économie riche débarrassée de l’incommodité pour tous et pas seulement pour une nébuleuse à géométrie variable de courtisans aux dents longues et acérées.
Lionel Manga
Ecrivain-essayiste